samedi 19 juillet 2025

 
« Ils étaient les hommes et les femmes du sable, du vent, de la lumière, de la nuit. Ils portaient avec eux leur ombre géante au coucher du soleil, les vagues de sable vierge que leurs orteils écartés touchaient, l’horizon inaccessible…»
 
J.M.G. Le Clézio, Désert 
 
 


DON CAROTTE 
(frappant la branche de son talon, regard fixe, au risque d'effaroucher les habitants du lieu qui pourtant se délectent de ces simagrées)

Dis-moi, Sang Chaud, dis: quelle loi ténébreuse
Fait choir l'ombre fidèle aux bêtes ombreuses?
Tu parles d’un abîme, d’un arrêt sans appel:
Si l'âne quitte l’arbre, il perd son immortel.
 
SANG CHAUD 
(les bras croisés, voix grave)
 
Seigneur, l’ombre n’est point ce vain reflet qu’on foule.
Elle est ce double obscur, ce poids d’âme qui roule
Derrière chaque être errant, suivant ses pas sans bruit,
Gardienne du passé, des serments et des nuits.
C’est elle qui nous lie aux chemins d’ici-bas,
Comme l’ancre au navire ou le fer au soldat.
Celui qui, fou d’orgueil, se croit libre et s’en prive
N’est plus qu’apparence: il erre, il flotte, il dérive.
 
DON CAROTTE 
(recule, les yeux écarquillés)
 
Qu’entends-je, ô ciel profond? Le héros, sans sa trace,
Serait-il un fantôme où plus rien ne s’enlace ?
Suis-je donc si fragile, moi, chevalier errant,
Qu’un simple effacement me ravisse au néant 
 
SANG CHAUD
(doucement, mais ferme)
 
Rappelez-vous Schlemihl*, qui, pour de l’or maudit,
Céda son ombre au diable, et partout fut honni.
Et vous, noble guerrier, croyez-vous que votre figure
Subsisterait encore, sans votre obscure augure?
L’ombre est votre ancrage. Votre mémoire. Votre serment.
Celui qui la perd s'efface lentement.
 
DON CAROTTE
 (se frappant la poitrine)
 
Ah ! Faut-il donc porter ce fardeau comme un gage?
Nul homme sans son ombre, nul pas sans ce sillage?
Mais si l’ombre est prison, geôle à mon devenir,
Ne vaut-il mieux la perdre, et vers l’oubli courir?
 
SANG CHAUD
(regard lointain, presque mystique)
 
Perdre l'ombre, Seigneur? Mais c’est perdre le monde.
Car qui perd son ombre ne marche plus: il tombe.
Sans racine ni poids, il devient vent, poussière.
Il n’est plus qu’un reflet, une absence éphémère.

Certains, c’est vrai, moines pâles des déserts,
Ont fui leur double noir pour devenir lumière.
Mais vous, mon maître, ô fer ambulant dans la tourbe,
Votre ombre est votre glaive. Votre ombre est votre courbe.

DON CAROTTE 
(regardant le sol, soudain tremblant)
 
Si l’arbre me refuse, si le sol me dérobe,
Si l’ombre me quitte… suis-je encore dans ma probe?
Où suis-je, Sang Chaud? Dis-moi ce que je suis
Si je ne vois plus, derrière moi, mon puits.
 
SANG CHAUD 
(dans un murmure, le regard perdu vers les cimes)
 
Alors, Seigneur… il faudra vous souvenir.
Car celui qui perd son ombre n’a plus qu’à se construire.
 
(Long silence. L’âne arboricole, paisible, attend dans l’air suspendu.)
 
 
* Adelbert von Chamisso, Histoire merveilleuse  de Pierre Schlémihl
 
 

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