samedi 23 août 2025

 “Ce qui voit est incompatible avec ce qui est vu.” 
 
Paul Valéry 
 
 
 

 
En ses moments d’absence, que, paradoxalement, il appelle de ses vœux, Don Carotte, armé d’un puissante et fragile lanterne, mais tantôt privé de la présence de Sang Chaud, tantôt libéré de celle-ci, mesure du regard le désordre régnant en son histoire. Passant en d’invisibles passerelles, il va et vient, pensant à haute voix, il se croit voyant:
– La vision est mystère qui rayonne et dont je voudrais depuis longtemps m'approcher... c'est un acte volontaire qui relie et sépare... mais ce qui se donne à voir n'est pas toujours ce qui est...
Il sent soudain que “ce qui voit est incompatible avec ce qui est vu”… Oui, il est vu par un regard dont il ne connaît pas l’origine, un œil dépassant le sien, un murmure de mémoire étrangère. Ça et là gisent des souvenirs épars qu’il peine à rassembler et plus encore à identifier. Tout ce dont il se souvient, tel un monstre… lui-même à mémoire de forme oscille entre des états extrêmes. Ces éléments, précis et prégnants, se révèlent, dès l’instant d'après, flous et vides de sens. Et puis, d’oscillations en oscillations, les écarts se réduisant, une incertaine stabilité se forme où prend place, imposant et fragile, un fragment inaltérable qui, aussi brusquement qu’il apparaît, le projette dans un réel, ce présent aux allures de passé où règne en maître intransigeant le fantôme de Sang Chaud.
Dans l'ombre, à l'abri des projecteurs, un spectateur s'est installé dans les fauteuils des premiers rangs. Du dehors il observe.
« Je vois un homme. Je ne sais qui il est, ni qui il n’est point. Il s'active en tous sens, mais je sens déjà qu'il ne marche pas vraiment, il flotte. C'est son pas, oui, mais c'est aussi la dérive d'un esprit en pleine marée, qui avance sans la possibilité d'un rivage. Ce qui s’exhibe ici n’est pas un corps mais une mémoire qui trébuche. Il se tient là, et pourtant il se déplace, comme ces rêves où l’on reste immobile et où tout bouge.
La piste s’arrondit parfaitement, nous le savons, mais lui, tout comme moi, qui nous fions à nos sens plus qu'à la raison, nous la croyons ovale. Étonnante illusion: comme si le monde entier, vu du dedans de son crâne, se pliait à la déformation de ses humeurs. L’ovale, c’est l’œil: l’œil immense du cirque, qui l’absorbe et le renvoie à lui-même. Lui croit regarder, mais il est regardé. Et ce numéro, qu’il improvise sans le savoir, pourrait être celui de l’homme qui devient spectacle pour lui-même.»


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Vos commentaires sont les bienvenus