« La mémoire est l’avenir du passé. »
Paul Valéry
Lucian rit doucement. La mémoire est une dynamique vivante, ce “jeu” où le passé se rejoue à chaque rappel. Un rire discret, qui part des yeux avant la bouche. Il s’appuie contre le dossier de son fauteuil, comme pour mieux laisser venir la parole. Puis Ignatius dit, avec cette voix qui s’avance, joueuse et grave à la fois:
— Qu’est-ce que la mémoire? L’objet-mémoire, s’il existe…
– Ah… très bonne question. Très belle, même.
Parce qu’elle touche à ce qu’il y a de plus vif: on parle tous de mémoire, mais quand on veut la saisir, elle se dérobe. Et cela tombe bien, la mémoire n’est pas faite pour être saisie.
– Ah… très bonne question. Très belle, même.
Parce qu’elle touche à ce qu’il y a de plus vif: on parle tous de mémoire, mais quand on veut la saisir, elle se dérobe. Et cela tombe bien, la mémoire n’est pas faite pour être saisie.
– À quoi sert-elle?
– Elle est faite pour jouer. Alors, si vous me demandez, moi, en tant qu’être rationnel, de définir l’« objet-mémoire »… je vous dirais d’abord, comme le dirait Daniel Sibony: il n’y a pas d’objet.
– Elle est faite pour jouer. Alors, si vous me demandez, moi, en tant qu’être rationnel, de définir l’« objet-mémoire »… je vous dirais d’abord, comme le dirait Daniel Sibony: il n’y a pas d’objet.
– Qu’y a-t-il alors?
– Il y a un rapport. La mémoire, ce n’est pas une chose qu’on possède, c’est un jeu d’écarts entre des traces. Un système de différences qui maintient un lien sans fixer le contenu.
En mathématiques, voyez-vous, on a des structures, des ensembles, des relations. Eh bien, la mémoire, c’est une structure vivante de relations entre des traces.
La mémoire n’est pas un stock des traces, mais la mise en relation de ces traces, leur façon de jouer entre elles, et c’est aussi l’espace où ces traces continuent à se déplacer, à s’éclairer l’une l’autre.
Si je devais être schématique:
La mémoire, c’est l’ensemble ( M ) des traces ( t_1, t_2, …, t_n ).
– Il y a un rapport. La mémoire, ce n’est pas une chose qu’on possède, c’est un jeu d’écarts entre des traces. Un système de différences qui maintient un lien sans fixer le contenu.
En mathématiques, voyez-vous, on a des structures, des ensembles, des relations. Eh bien, la mémoire, c’est une structure vivante de relations entre des traces.
La mémoire n’est pas un stock des traces, mais la mise en relation de ces traces, leur façon de jouer entre elles, et c’est aussi l’espace où ces traces continuent à se déplacer, à s’éclairer l’une l’autre.
Si je devais être schématique:
La mémoire, c’est l’ensemble ( M ) des traces ( t_1, t_2, …, t_n ).
– Pardonnez mon ignorance, mais je ne connais point ce type de langage...
– Et ce qui compte, ce n’est pas chaque trace, mais les écarts ( e_{ij} = t_i - t_j ). Ce sont ces écarts qui font mémoire: ils ouvrent un espace symbolique où le passé reste en jeu. C’est pour cela que la mémoire n’est pas un enregistrement. Un ordinateur enregistre; il n’a pas de mémoire, il a du stockage. La mémoire humaine, elle, oublie pour se souvenir. Elle efface pour donner forme. Elle retient en laissant filer. Elle crée des vides pour que quelque chose puisse y revenir. Donc, si on cherche une définition « rationnelle », il faut déjà accepter que le rationnel n’exclut pas le jeu. La mémoire est un espace d’itération vivante: à chaque rappel, elle rejoue ce qu’elle prétend garder. C’est une fonction dynamique, pas un contenu stable.
Et c’est là que mathématiques et psychanalyse se rejoignent, vous voyez: une équation, c’est un rapport entre des termes qu’on peut déplacer; un souvenir, c’est pareil, c’est un rapport qu’on peut rejouer autrement.
La mémoire, c’est la mise en jeu du passé dans le présent.
– Alors, l’«objet-mémoire»…
– Je dirais: ce n’est pas un objet, c’est un lieu de passage.
Un lieu où le temps se plie, où les traces s’échangent.
Un lieu qui nous permet d’être en continuité sans être identiques.
C’est ce qui fait que, même quand tout change, quelque chose tient, mais ce quelque chose, c’est justement le mouvement lui-même.
Donc non, la mémoire n’est pas une boîte.
C’est une géométrie de l’entre-deux: entre ce qui fut et ce qui est, entre la trace et le vivant.
Et c’est peut-être la plus belle invention de l’humain: savoir faire tenir ensemble ce qui n’existe plus et ce qui n’existe pas encore.
Il marque une pause, regarde Ignatius.
— Vous voyez, la mémoire, c’est comme l’amour: quand vous essayez d’en faire un objet, il s’échappe.
Mais tant que vous le laissez jouer, il vous fait exister.
– Et ce qui compte, ce n’est pas chaque trace, mais les écarts ( e_{ij} = t_i - t_j ). Ce sont ces écarts qui font mémoire: ils ouvrent un espace symbolique où le passé reste en jeu. C’est pour cela que la mémoire n’est pas un enregistrement. Un ordinateur enregistre; il n’a pas de mémoire, il a du stockage. La mémoire humaine, elle, oublie pour se souvenir. Elle efface pour donner forme. Elle retient en laissant filer. Elle crée des vides pour que quelque chose puisse y revenir. Donc, si on cherche une définition « rationnelle », il faut déjà accepter que le rationnel n’exclut pas le jeu. La mémoire est un espace d’itération vivante: à chaque rappel, elle rejoue ce qu’elle prétend garder. C’est une fonction dynamique, pas un contenu stable.
Et c’est là que mathématiques et psychanalyse se rejoignent, vous voyez: une équation, c’est un rapport entre des termes qu’on peut déplacer; un souvenir, c’est pareil, c’est un rapport qu’on peut rejouer autrement.
La mémoire, c’est la mise en jeu du passé dans le présent.
– Alors, l’«objet-mémoire»…
– Je dirais: ce n’est pas un objet, c’est un lieu de passage.
Un lieu où le temps se plie, où les traces s’échangent.
Un lieu qui nous permet d’être en continuité sans être identiques.
C’est ce qui fait que, même quand tout change, quelque chose tient, mais ce quelque chose, c’est justement le mouvement lui-même.
Donc non, la mémoire n’est pas une boîte.
C’est une géométrie de l’entre-deux: entre ce qui fut et ce qui est, entre la trace et le vivant.
Et c’est peut-être la plus belle invention de l’humain: savoir faire tenir ensemble ce qui n’existe plus et ce qui n’existe pas encore.
Il marque une pause, regarde Ignatius.
— Vous voyez, la mémoire, c’est comme l’amour: quand vous essayez d’en faire un objet, il s’échappe.
Mais tant que vous le laissez jouer, il vous fait exister.
Ignatius sourit. Le ton redevient calme. On sent que Lucian vient de donner une définition, oui, mais une définition vivante, à sa manière: par le passage, par le jeu, par l’entre-deux.
– Dites-moi, Ignatius, je crois qu'il est temps que nous mettions certaines choses au point...
– De quoi parlez-vous?
– De notre relation.
– Cet entre-deux…
– Comment définiriez-vous cet entre-deux?
– Je vous trouve bien mystérieux…
Un observateur attentif pourrait voir qu’Ignatius se voit en équilibre instable sur une corde qui ne l’est pas moins
– Vous le savez bien…Lucian, nous sommes amis…
Un léger doute peut s’entendre dans sa voix… vite remplacé par une inquiétude grandissante.
– Il me semble que depuis un certain temps, votre mémoire vous joue des tours Igniatius. Auriez-vous oublié pourquoi nous sommes réunis ici… dans mon cabinet de consultation.
Lucian appuie avec insistance sur ce dernier mot. Ce qui a le don de rendre Ignatius muet…

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