« Personne ne le vit descendre dans la nuit sans lune, personne ne vit la pirogue s’enfoncer dans la boue sacrée, mais dans les jours qui suivirent on sut qu’un homme taciturne venu du Sud avait vu la fumée d’une tour de pierre, et qu’il se dirigeait vers elle. Le plus étrange, c’est qu’il ne cherchait rien: il voulait seulement rêver un homme.
Il voulait le rêver avec intégrité minutieuse, et l’imposer à la réalité. Ce projet magique avait épuisé le champ de son esprit. Il voulait dormir, non pour oublier le monde, mais pour engendrer un autre monde.
Nuit après nuit, il rêva un cœur, une bouche, un torse, et lentement, comme un démiurge assoupi, il façonna dans le feu de son sommeil un être complet. Quand enfin il vit l’homme de son rêve se mouvoir, respirer, exister, il sut que son œuvre était parfaite.
Alors il comprit l’effroi de son propre créateur, car un soir, en traversant les ruines, il vit dans la flamme d’un incendie que lui aussi n’était qu’un rêve.
Jorge Luis Borges, Les ruines circulaires, in Fictions (1944)

Perdus sans le ventre du Léviathan, Don Carotte et Sang Chaud ne s’inquiètent guère. Don Carotte passe son temps à lire pendant qu’autour de lui rien ne semble avoir changé. Tout juste peut-on remarquer que la façon qu’ils ont de parler, en langue macaronique pour Sang Chaud et en alexandrin approximatifs pour Don Carotte, que quelque chose s’est déréglé et ne tourne pas vraiment rond, pour reprendre une des expressions favorites de Don Carotte.
Sang Chaud
– Mirabile ventris theatrum ! O mundi caverna lucens!
Je croyais me perditum in tenebris digestivis,
et me voici revivum, debout dans la chair du réelum.
(Il respire profondément, la main sur la paroi chaude.)
Voyez, Don Carottum: ce ventre palpitans;
il ne sent point la mortum, mais la terre mouillata,
le souffle de Deus encore tièdus dans la glaise.
Don Carotte
– Le monde est un grand ventre où germe la mémoire.
Et l’homme y bat encor, demi-poussière, demi-gloire.
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