Aujourd’hui, pour la première fois, quelque chose a vibré en moi, une intuition si fugace qu’elle aurait pu passer pour un caprice de ma pensée, lorsque son regard s’est obscurci en prononçant ce nom : “Sang Chaud”. Je n’ai pas su pourquoi, mais une image s’est imposée: non pas une île, non pas un volcan, mais un cirque.
Un cirque: structure éphémère, qui se plante sur un terrain nu comme un campement de nomades, qui dresse un cercle de toile, de cordes, de poutres tendues, et qui disparaît aussi vite qu’il est venu, laissant derrière lui une impression de vide, de place abandonnée. Oui… le cirque a quelque chose du cratère; non seulement par sa forme, ce cercle précis, cette géométrie de la lumière enclose, mais par sa vocation même: concentrer l’attention, rassembler dans une arène unique un tumulte de gestes, de risques, d’équilibres improbables.
La piste… cette scène circulaire où tout peut advenir, où chaque chute est un événement, chaque ascension une promesse. Il me semble que Don Carotte a dû naître, psychiquement au moins, dans une piste semblable. Un lieu où l’enfant apprend trop tôt que le monde n’est pas stable: il se construit, il se démonte, on monte les mâts, frappe les piquets pour arrimer le tout au matin et on les arrache le soir. Un monde où les choses n’ont qu’une durée provisoire, et où l’on ne peut compter que sur leur métamorphose. D’où peut-être cette suspicion envers les mots: ils ressemblent trop aux numéros de cirque, apparitions réglées, disparitions rapides. On croit les tenir; ils ne sont déjà plus là.
Et puis il y a cette histoire, à demi soufflée, d’un âne qui aurait été “presque sa nourrice”. Je n’ai pas insisté ; mais cette image s’est logée en moi comme une évidence archaïque. L’âne : figure humble, patiente, celle sur laquelle on se penche avec négligence, mais qui porte, dans la tradition la plus ancienne, un savoir obscur du temps, de l’effort, du silence. Nourrice, presque: ce “presque” dit plus que le mot.
On confierait à un âne ce que l’on ne veut pas confier à une mère. Ou bien c’est que la mère n’était pas là, et que l’enfant a trouvé sa chaleur sous une autre forme, plus solide, plus lente, moins changeante, un corps qui ne parle pas, qui ne se dérobe pas, qui ne se démonte pas comme les tentes du cirque. Peut-être que là se niche l’énigme de Don Carotte, dans cette double naissance, de toile et de peau: un premier monde fait de changement incessant, un second monde fait d’une présence muette, quasi minérale, d’où dériverait le rapport si étrange qu’il entretient avec la parole.
On pourrait dire que quelque chose se joue dans “l’entre-deux lieux”, entre la piste où la lumière jaillit et l’ombre stable de l’animal. Certains parleraient sans doute du “point où le sujet surgit dans le manque qui le constitue”, ce lieu où l’enfant, voyant un cirque se déplier sous ses yeux, comprend confusément que rien n’est donné une fois pour toutes, ni les chapiteaux ni les liens d’amour.
Et moi, modeste Lucian, simple dépositaire de ses récits, je note que l’archipel dont il parle, toujours mouvant, grimé, décalé, ressemble à s’y méprendre à ce cirque primordial: il s’installe, il se défait, il s’illumine, il menace, il lance en l’air des gerbes de feu comme un jongleur furieux.
C’est de là, peut-être, que vient Sang Chaud. Non pas un compagnon réel, mais une figure d’enfance, peut-être un artiste, peut-être un dompteur, peut-être un enfant comme lui, ou bien la condensation de plusieurs silhouettes entre lesquelles l’enfant Don Carotte n’a jamais pu choisir.
Je note tout cela, en sachant que la vérité, si elle existe, ne surgira pas d’une déduction, mais d’un lapsus. D’un “mal dit” où se révèlera ce qui s’est trop longtemps tu. Le cirque attend son heure. La piste, je le sens, brille déjà d’une lumière imperceptible. Et lui, Don Carotte, tourne autour sans encore oser y entrer.
Quand il parlera du cirque, je saurai que nous approchons du cœur incandescent de son histoire. Et alors peut-être, dans ce cercle de signifiants qui se montent et se démontent, apparaîtra enfin l’enfant qu’il fut: celui qui regardait le monde sous la tente, la bouche ouverte, avec un âne pour nourrice et un volcan pour horizon.

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