Igniatius feuillette ses carnets. Comment une histoire ambiguë peut-elle donner lieu à plusieurs interprétations non seulement possibles, mais légitimes? Il existe un moment dans toute analyse où l’exégèse ne suffit plus.
Igniatius est frappé par un phénomène que nous préférons généralement ignorer :
En lisant ses propres mots il ne retrouve jamais exactement l’histoire qu’il avait en mémoire.
Non pas parce qu’il a oublié des détails, quoiqu’il lui arrive de les confondre, mais parce que le texte lui-même semble avoir changé, s’être réarrangé, déplacé, recomposé en silence.
En lisant ses propres mots il ne retrouve jamais exactement l’histoire qu’il avait en mémoire.
Non pas parce qu’il a oublié des détails, quoiqu’il lui arrive de les confondre, mais parce que le texte lui-même semble avoir changé, s’être réarrangé, déplacé, recomposé en silence.
Les contradictions s’accumulent, les versions se multiplient, les voix se chevauchent, les intentions d’Igniatius et de Don Carotte… certes se contredisent quelque peu… mais plus important, Igniatius ne se souvient plus de certains faits… et d’autres faits dont il se souvient ne figurent point dans son carnet…
Il lit.
Tout comme son esprit le ciel était chargé de nuées de cendres orangées; le vent les portait avec ses pensées, lentement vers le large.
Et dans cet instant suspendu, j’ai ressenti un mélange d’élévation et de solitude en même temps que le souvenir de cet âne m'est revenu... en même temps que ceux de bien des années plus tôt. Jusqu'alors je n'en avais point vraiment parlé à Lucian, et pour l’heure, il en était encore à l’état de mythe. Et je suis son premier témoin qui écrit.
Sur notre île, bien avant la rencontre avec Sang Chaud, la nature était sauvage et le relief brutal. Des aiguilles rocheuses s’élevant sans transition, comme des dents de géants, parfois profondément inclinées, témoins de la pression tectonique encore active. On devine ici la poussée des plaques, là une fracture ancienne comblée de basalte plus récent. De loin, ces formes paraissent stables, mais en s’approchant, on découvre un sol vivant, fissurant lentement, craquant parfois sous la chaleur interne, exhalant de sourds grondements qu’on perçoit davantage avec les pieds qu’avec les oreilles, enfin... je parle pour moi... car lui entendait ce que je ne pouvais entendre...
Quelques pages manquantes ont été déchirées… et brusquement le récit parle de Sang Chaud…
Les racines nous avaient menés plus ou moins de gré vers des falaises plongeantes à pic dans l’eau. Elles sont striées horizontalement de couches magmatiques superposées, noir brillant, brun rouge ou gris ardoise, comme un millefeuille de lave solidifiée. Des arches naturelles ont été creusées par la mer dans les falaises les plus tendres, et sous l’assaut incessant des vagues, certaines s’effondrent, révélant de nouvelles cavités, de nouveaux gouffres, parfois des sources chaudes dissimulées.

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