jeudi 18 décembre 2025

Absence

 

 

 



Je n’avais pas l’intention d’y revenir. J’ai écrit ce mot comme on enregistre un fait, sans commentaire. Une absence matérielle, banale: Lucian quitte la pièce quelques minutes, son carnet reste ouvert sur le bureau. Rien de plus. 
Et pourtant, je reviens sur ce mot. Dans notre domaine, aucune absence n’est neutre. Je le sais trop bien pour feindre l’ignorer. L’absence n’est jamais seulement un retrait du corps; elle désigne une faille momentanée dans la tenue d’une place. Elle ouvre quelque chose. Elle autorise un regard, une intrusion, parfois un déplacement irréversible.
Je pourrais écrire: absence de l’analyste
J'essaie de m’en empêcher. Trop tard.... Cette formule est déjà chargée, trop rapidement interprétable. Je préfère rester au plus près du fait. Lucian s’absente. Son carnet reste là. Ce qui m’interpelle, ce n’est pas tant qu’Igniatius ait vu les dessins, que le fait qu’ils se soient offerts à lui sans médiation. Non pas montrés, mais laissés visibles. Comme si, l’espace d’un instant, la frontière entre ce qui se note pour soi et ce qui peut être vu par l’autre s’était effacée. Je me demande, et cette question m’agace, si cette absence était seulement contingente. Si elle n’était pas, au contraire, nécessaire à ce qui devait advenir ensuite. Les images ne prennent autorité qu’à partir du moment où personne ne peut en revendiquer explicitement l’origine. Présent, Lucian aurait pu parler. Absent, il a laissé voir. Je note cela, puis je me reproche de le noter. J’ai l’impression de forcer le sens, d’exagérer l’importance d’un détail. Mais je n’arrive pas à considérer cet épisode comme indifférent. Peut-être que l’absence n’est pas ce qui manque ici, mais ce qui agit.
Je ferme cette parenthèse. Provisoirement...

Je relis ce que j’ai écrit sur l’absence.
Ce n’est pas faux. C’est même trop juste. Trop bien tenu. Comme si j’avais refermé trop vite ce que j’avais ouvert. Il manque quelque chose.
Je le sens sans parvenir à le nommer. Et ce sentiment même, ce défaut, ce léger inconfort, me rappelle précisément ce que j’essaie de penser: l’absence n’est jamais seulement ce qui n’est pas là. Elle est ce qui laisse une place vacante, une place qui continue d’exister alors même qu’elle n’est plus occupée.
J’ai parlé d’absence comme d’un retrait, d’une suspension, d’un défaut de présence. Mais je n’ai pas été assez attentif à ce point : on n’est absent que de quelque chose. On est absent par rapport à une attente.
Absens, ab esse. Être séparé de l’être-là. Non pas ne pas être, mais être ailleurs que là où l’on devrait être.
Ce qui m’a peut-être échappé, dans ma première note, c’est que l’absence ne produit pas du vide. Elle produit une charge. Une tension. Quelque chose qui insiste précisément parce que cela n’est plus là.
Je me demande si ce qui me trouble tant dans l’absence de Lucian n’est pas qu’elle a déplacé l’autorité. Tant qu’il était présent, Lucian pouvait parler, expliquer, orienter. C'st son rôle. Son regard et sa parole tenaient les images à distance. Mais lorsqu’il s’est absenté, les dessins ont cessé d’être pris dans un discours. Ils se sont offerts tels quels.
Présent, il aurait pu dire : ce sont mes croquis, ou ce sont les vôtres.
Absent, il n’a rien dit. Et ce silence n’est pas neutre.
Je m’aperçois que je confonds encore absence et manque. Or ce n’est pas la même chose. Le manque renvoie à une perte. L’absence, elle, renvoie à une place laissée vacante. Une place qui continue d’appeler quelqu’un. Qui?
Dans le cabinet, ce jour-là, la place de l’analyste n’était pas vide. Elle était inoccupée. Et c’est peut-être cela qui a rendu possible le regard d’Igniatius sur le carnet. Comme si l’absence avait autorisé une traversée.
Ce qui s’est absenté, ce n’est peut-être pas Lucian en tant que personne. C’est la fonction qu’il incarnait à cet instant précis. Et avec elle, la garantie de l’origine.
Je comprends mieux maintenant ce qui m’a gêné dans ma propre écriture. J’ai analysé l’absence comme un concept, alors que ce qui me travaille est plus simple et plus inquiétant: l’absence agit. Elle n’efface pas, elle déplace. Elle ouvre un espace où l’attribution devient incertaine, où l’autorité vacille.
Je crois que c’est cela qui me manque encore dans ma première note : la reconnaissance que l’absence n’est pas seulement ce que l’on constate après coup, mais ce qui produit la situation.
Je m’arrête ici. Non parce que tout est clair, mais parce que je sens que continuer risquerait de me conduire trop loin. Il y a des absences qu’il vaut mieux ne pas combler trop vite.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Vos commentaires sont les bienvenus