dimanche 21 décembre 2025

Autrefois

 
 

Il se trompait… à propos de Don Carotte… et de Sang Chaud…
 
La cordelette qui les liait ayant rompu, Sang Chaud est séparé de Don Carotte. Il croit celui-ci mort, ou pour le moins disparu. Igniatius voit le changement s’opérer sans qu’il y soit pour quelque chose. Ce qui le rend amer… Sans moi il ne serait rien et le voilà qui m’échappe et se permet de s’en prendre à moi… il me parle et ne m’écoute plus...
Je ne suis rien d’autre que le fruit que la pensée d’Igniatius arrache au temps... et malgré cela , je me souviens...
C'était une autre fois, comme une représentation, Don Carotte était inconscient. Pour lui ce qui se passait sur l'île était bien loin de lui. Et pour moi, c'était exactement l'inverse. Je ne savais pas où était Don Carotte... peut-être même était-il mort... en tous cas mourant.
 

 
Pendant que l’île, déserte jusqu’alors, est submergée par les racines géantes d’un arbre inconnu se multipliant infiniment, nous entraînaient dans sa chute aussi sûrement que l’aurait fait la moindre éruption, au cœur de ce chaos bigarré, serpentant aux confins de l’âme de cet inconnu, avait surgi, à mes côtés le même fantôme: une présence et absence, double complice et spectre tyrannique. Ainsi l’irrépressible acrobate ne danse jamais seul: un second partenaire, invisible, l’accompagne, et son pas hésitant cherche à combler l’ombre laissée par cet autre. Voilà le nœud de son numéro: l’amitié transformée en hantise, la mémoire qui devient personnage.
Je regarde, fasciné. Ce cirque n’a ni fauves ni dompteur, mais un homme qui se débat avec ses propres ombres qu’il tente de dompter.  L’observateur, songeur, n’a de cesse de noter. 
Tout spectateur, tôt ou tard, devient complice. Car en vérité, en écoutant cette voix étrangère, je reconnais la mienne. Oui, les hésitations de Don carotte sont devenues les miennes, ses oublis sont mes propres gouffres. Cet homme est un miroir, et moi qui croyais observer un clown, je me découvre observé par lui.
Alors, dans le silence du chapiteau, à nouveau endormi, j’applaudirais presque. Non pour saluer une prouesse, mais pour remercier cet homme et ce cirque d’oser offrir en spectacle ce que chacun de nous cache: le désordre secret d’une mémoire qui nous tient debout.
Alors que le cirque, toutes tentures déchirées et colonnes affaissées, lumières éteintes, semble disparaître, l’observateur fatigué peine à soutenir ses paupières. Lentement, il tombe dans un profond sommeil. Peu à peu des images prennent vie dans sa tête:
Un homme se tient au centre d’une piste. Mais il ne ne tient pas vraiment debout: il oscille, dérive, comme pris dans le courant invisible d’un temps qui s’épaissit et se retire. Ses gestes hésitent, mais ses hésitations ont de l’allure… tout un art. Le chapiteau l’engloutit, le recrache, comme s’il voulait faire de lui non pas un clown mais un mystère qui tente de renouer avec ses origines.
Autour de lui, comme autour de moi, les projecteurs tournent, s’allument, s’éteignent. Lumières et ombres se poursuivent, se chevauchent, comme deux bêtes furieuses dans un cercle trop étroit. 
Moi, l’autre, observateur attentif, je demeure dans l’ombre... elle-même ombre d'Igniatius...
Ses traits se dérobent. Son pas se brouille. C’est un paradoxe éclatant: le centre est invisible. La lumière ne le révèle pas, elle le contourne, comme si elle craignait d’exposer ce qui s’y tient.
Alors, au lieu de voir, j’écoute. Je tends l’oreille à cette voix qui parle dans l’air, voix qui se dit sienne et qui ne l’est peut-être pas tout à fait.
Cependant ma vision n’est jamais complète. Car devant moi se dressent les poteaux du chapiteau, colonnes massives qui coupent le cercle en morceaux. Des cordages épais, tendus comme des nerfs, m’interdisent de saisir la totalité. Je n’ai que des fragments, tronqués, voilés qui, à défaut de véritable communication, font signes de l’extérieur. Comme si je regardais une mémoire rédimée qui vole en éclats… ayant perdu son irrévocable appartenance au présent et déjà je comprends: ce que je perçois de cet homme, c’est exactement ce qu’il voit de lui-même. Une suite d’écrans, d’empêchements, de morceaux de passé qu’on ne peut rassembler.
 

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