dimanche 31 août 2025


« L’étendue de l’amnésie dans notre culture n’est égalée que par une fascination toujours plus prégnante pour la mémoire et le passé..»


A. Huyssen, «Présent et passé à l’époque des médias»
in La hantise de l’oubli:
essai sur les résurgences du passé, Paris, Ed. Kimé, 2011


Et voilà qu’après tout se soit calmé et que l’avant-dernier spectateur ait déserté, à nouveau, après l’amnésie de la nuit, tout recommence. Jour après jours, le vent se lève, ou semble se lever. Le dedans et le dehors, imperceptiblement se mêlent. La toile frémit et le chapiteau tangue, légèrement comme un bateau fragile pris entre les incessantes vagues et les racines d'une illusion.
Dans sa loge voilée, le dernier spectateur, obligé à l’ultime discrétion pour ne pas être découvert, s’accroche à son immobilité et à son siège. En silence, il pense intensément. 
– En de fugitifs instants, il me semble comprendre: ce vent pourrait ne pas être l’extérieur qui s’invite, ce serait l’intérieur qui se révèle. L’inconscient souffle, invisible mais puissant, et tout vacille. Les souvenirs de l’homme qui se fait appeler Don Carotte, ses paroles, ses gestes…  tanguent au même rythme que la toile. Dans ce miroir secret d’autres lieux rien n’est stable, mais se pourrait-il qu’en ce dangereux déséquilibre puisse apparaître, à défaut de vérité, quelque chose de véritable?
Combien de fois l’ai-je vu en pleine piste, prisonnier de sa cage de lumière, vacillant, qui marche comme sur le pont d’un navire? Chacun de ses pas est un effort pour ne pas sombrer. Sa mémoire… sa bouche… s’ouvre, se referme, comme une malle ballottée sur le pont d’un navire. Du fond des temps et de sa gorge un objet surgit, plus très net, en forme de mot… usé certes, mais encore scintillant, et l’instant d’après disparaît, perdu dans l’obscurité de la cale dont la porte s’ouvre et se ferme tel un monstre des profondeurs dissimulant en lui lui-même de profondes abysses. Ce qui se perd est peut-être plus vrai que ce qui se montre. Et moi, spectateur prévenu mais encore fasciné par le réalisme du spectacle qui m’emporte, je comprends que cette oscillation n’est pas accident mais nature: l’esprit n’est pas une architecture fixe, mais une tente qui tremble, une nef sous le vent... bientôt inondée. Un homme qui bégaye de la bouche jusqu'aux pieds…

 
 

 
Les projecteurs, tremblant eux aussi, tournoient sans relâche. Ombres et lumières se poursuivent comme des pensées contraires qui ne veulent pas se rejoindre. De nombreux éclairs cherchent à le saisir par surprise, mais l’ombre s’interpose. C’est alors qu’autre chose me vient à l’esprit: l’ombre n’est pas l’ennemie de la lumière. Elle est une moitié, l’autre versant de sa piste intérieure. Et si cet homme que depuis si longtemps je poursuis du regard était entièrement lumière, il se dissoudrait… et s’il n’était qu’ombre, il disparaîtrait. C’est le tournoiement des deux qui dessine sa présence fragile.
Alors, l’homme de la piste devient plus qu’un homme. Il est figure de psyché. Le chapiteau serait sa tête: les poteaux, la structure qui le tient debout; les cordes, ses attaches invisibles, ses liens intimes; le vent, l’inconscient qui souffle, imprévisible sous la toile rouge, son enveloppe qui protège et menace de rompre. Et au centre, lui, minuscule et immense, se croit maître de son pas, quand tout son être n’est que balancement.
Je l’entends parler. Sa voix sort des haut-parleurs, ou de son front, ou de mon propre crâne, je ne sais. J’en doute mais elle dit la fragilité du souvenir, l’impossibilité de saisir, la présence fantomatique de l’autre.
Je ne peux m’empêcher de penser que c’est à moi qu’il s’adresse…
Subjugué, je réalise: ce n’est pas un numéro qu’il exécute. C’est un acte de confession. Non pas répétée mais réitérée de soir en soir… Une traversée du vide, mais ce vide ne serait pas rien: ce serait l’espace même où le sens se forme en réponse, en révolte même, contre l’idée obsédante d’un paradis perdu.
Et moi, spectateur, je sens que je tangue avec lui. Que mes propres poteaux, mes propres cordages, grincent sous le vent. Que ce chapiteau qui tremble, ce n’est peut-être pas le sien: ce pourrait être le mien, emporté par des racines dont je peine à retenir l’essor et l’origine.


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