Vendredi

 Don Carotte et Sang Chaud, au sommet… presque… de leur ferveur, pris dans les rets d’un théâtre imaginaire, chemin faisant, peu à peu expulsés du monde qui les a fait naître, y explorent les plis et les replis d’une aventure qui les dépasse. Il n’est de plus grand paradoxe que d’observer comment la scène, massif ardu, est impénétrable pour le spectateur et comment le monde ordinaire perd ses repères pour l’acteur. Au bord d’une scène désertée ils se croient au bord même de l’abîme.

– Que se passe-t'il Don Carotte? Sentez-vous ces vibrations qui semblent venir des profondeurs?

– Là, Sang Chaud, tout au fond de l’abîme… le monde... notre monde se rebiffe! Sang Chaud…L'arbre étend ses racines, pourfend la roche et libère le feu des origines. 

– Pourquoi cela? Don Carotte!

– La propriété, Sang Chaud! La propriété!

– Quelle propriété?

– Dès la moindre propriété... tout ce que nous disons nôtre se rebelle… Ainsi, le juste développement de la pensée est asséché. Depuis trop longtemps le verbe avoir a étouffé, définitivement peut-être… le verbe être. C’est pourquoi, Sang Chaud, le souffle est important… Souffle! Sang Chaud! Souffle toutes ces bougies sur le gâteau immonde de tout ce qui se vend… Regarde cette île qui se rebiffe jusque sur la grande scène du théâtre! Souffle! Souffle! Sang Chaud sur ce feu des profondeurs. Qu’il emporte avec lui l’éphémère illusion et le tumulte permanent d’une époque révolue

– Quelle est donc cette comédie dans laquelle il me semble être joué plus que d’y jouer le moindre rôle… Serait-ce notre  rôle que d’y mettre fin?

– On ne peut mettre fin à ce qui ne cesse de commencer…

– Voilà que vous recommencez!

– C’est exactement cela… Sans cesse cela se reproduit…

– Pardonnez-moi… permettez que je corrige et fasse appel à votre mémoire! Cela se représente..!

– Est-ce nous..?

– Est-ce nous qui quoi?

– Est ce nous qui représentons?

– C’est l’inverse! C’est nous qui sommes représentés! Le théâtre, c’est son rôle, ne cesse de les inverser. Sang Chaud!

Sang Chaud prend un air réservé, sourit sous le manteau, rougit quelque peu et dit dans un murmure qui grossit:

– Alors, Don Carotte… inversons!

– Qu’est-ce ci? Sang Chaud. Quelle fièvre te prend par dessous et remonte par frissons successifs jusqu’au bout du bout de ton nez…

– Vous m’étonnez!

Le ciel gronde. Entre-temps le ciel s’était couvert. Le bâton tel la foudre s’est abattu… En chemin, dans les coulisses obscures, Sang Chaud, suivant Don Carotte, boîte, rumine en silence et se risque à une dernière question:

– Qu’est devenu cet âne que vous avez nommé.. peut-être abusivement… Céleste?

– Il nous suit en nous précédant…