« Ici manquèrent les forces à la haute imagination;
mais déjà mon désir et ma volonté tournaient,
comme une roue également mue,
par l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles.»

Arrivé à ce stade de son voyage, Don Carotte, ayant perdu le comptes du temps, levant la tête vers le ciel et se tournant derrière lui, reconnaît que son imagination, ses mots et sa mémoire sont impuissants à rendre compte pleinement de ce qu’il a vu: toute sa vie, son «désir» et sa «volonté» se sont fondus en un seul mouvement, en harmonie avec un amour que d’autres n’hésiteraient point à qualifier de divin et que lui se contente de nommer «ce» qui, sans être prononcé, anime l’univers. C’est comme si tout le parcours de son existence se résumait et pouvait s’achever là, dans la lumière de ce qui pourrait être l’éternité tant il était incapable d’un mouvement autre que de trembler et essayer de garder une forme d’équilibre en chevauchant maladroitement cette langue qui, sous des dehors suaves et mielleux, recelait de  brusques et perfides rocades. Cependant il est malaisé de dire combien, pendant toute cette incertitude, les récits se bousculaient à l’intérieur chaotique de la tête de Don Carotte. Presque à son insu serait-on tenté de croire! Mauvaise tentation… Si Don Carotte résistait, c’était précisément grâce à ces récits pour lesquels il n’existe point de possibilité de perception commune. Dans un pli bien gardé de son esprit, ce qu’il entend dans l’instant, n’est point ce à quoi nous avons accès et durerait des jours et des jours si nous y avions accès. Il n’est même pas sûr qu’ils soient structurés par des mots et des phrases tels que nous les connaissons. De plus, il n’est point sûr que les mouvements chaotiques de Don Carotte soient provoqués par les brusques ruades de la langue racine sur laquelle il chevauche en constant déséquilibre. Il se pourrait que ces mouvements, y compris ceux de la langue-racine, résultent secrètement des histoires qui se passent dans la tête de Don Carotte plutôt que l’inverse…