« Qu’est-ce que la vie? Une illusion,
Une ombre, une fiction;Et le plus grand bien est peu de chose,
Car toute la vie est un rêve,
Et les rêves eux-mêmes ne sont que des rêves.»
Calderón, La vida es sueño
Sang Chaud, oubliant presque tout de sa situation, las d’avoir parcouru les racines infinies et les traces infimes de son maître parmi les îles et l’immensité de l’océan, face au monstre pourtant, sur la langue il s’était endormi. Dans son rêve il s’en allait trottinant, seul, suant comme outre sous le soleil. Il avait au cœur cette inquiétude des simples quand le monde s’éclipse: point de Don Carotte, point même d’ombre allongée.
Or voilà qu’à l’heure où la terre se fait violette, et l’océan noircit, il voit, entre deux rochers, un souffle s’exhaler de la montagne comme d’une bouche énorme. Et soudain, devant lui, s’ouvre ce qu’il croit d’abord être une caverne, puis un palais, puis, hélas ! une gueule béante. Car la montagne était vivante, et son haleine sentait le soufre la charogne.
— Santa Maria ! murmura Sancho, en faisant un signe de croix… mais du mauvais côté.
Et voici que la gueule s’ouvre plus grande encore, découvrant une langue immense, large comme dix fois la place de son village natal, molle, lumineuse et rouge comme un tapis de velours en enfer.
Et voici que la gueule s’ouvre plus grande encore, découvrant une langue immense, large comme dix fois la place de son village natal, molle, lumineuse et rouge comme un tapis de velours en enfer.
Sur ce tapis vivant, Sancho croit voir des traces de pas et un petit morceau de corde. Dans le remuement humide, il s’imagine, l’âme serrée, que son maître y a marché avant d’être avalé.
Alors, pris d’un mélange d’horreur et de fidélité, il lève son bâton, ce sceptre rustique des humbles, gesticule et crie d’une voix tremblante:
— Ô monstre ventripotent dont je ne sais rien encore ! si tu as avalé mon seigneur, rends-le, par les entrailles que tu as mangées et je tairai ton nom! Car s’il est fou, je parle de mon maître et non de ton nom, il est saint dans sa folie, et tu ne saurais le digérer sans que ton ventre se mette à prêcher la cavalerie… enfin… la chevalerie!
À ces mots, une deuxième langue, fort semblable à la première, comme émue de compassion ou de rire, se déroule davantage encore que la première et l’enlace. Sang Chaud, voyant là un signe du ciel, l’enlace à son tour et, réconforté mais chancelant y monte comme sur un pont périlleux. Chaque pas qu’il fait sonne comme sur la peau d’un tambour, comme si le cœur du monstre battait sous lui.
Et voici que du fond de la gueule surgit un grondement, puis une voix, grave, éclatante, telle qu’on l’entend dans les songes et les catacombes :
— Sang Chaud, n’ayez crainte ! Je combats dans les entrailles du dragon !
Alors le bon écuyer, ivre de foi, de peur et de sueur, tombe à genoux, tendant les bras vers cette bouche qui semblait l’abîme même. Des larmes, des prières, des hoquets de terreur sortaient de lui comme des bulles d’eau bénite.
Mais à peine eut-il prononcé le nom de son maître que tout vacille: la gueule s’assombrit, les dents se changent en colonnes, le souffle en vent, et Sang Chaud, tout d’un coup, sent la fatigue de mille batailles tomber sur ses paupières.
Il rêve qu’il rêve, et dans son rêve il se réveille. L’aube était grise, et l’air sentait le matin. Autour de lui, nul monstre, nul palais, nulle gueule. Seulement un grand rocher creux, percé d’une fissure qui ressemblait à une bouche, devant laquelle était échoué un immense tronc flotté sur lequel il s’était assoupi, la tête posée sur une langue de mousse rouge.
Il se frotte les yeux, se lève, bâille, et se dit, avec ce bon sens qui vaut toutes les sagesses :
— Par le ventre saint de l’âne qui nous a quitté ! Si j’ai rêvé, que Dieu soit loué; car le rêve m’a coûté moins cher qu’un combat, et j’en sors vivant.
Puis il ajouta, en tapotant son bâton :
— Ce n’était donc qu’un rêve… mais tout de même, quelle bataille!
Il ouvre les yeux et se mit à rire, d’un rire qui, dans le matin clair, sonnait comme le dernier écho d’un grand rêve chevaleresque, avalé par la réalité: devant lui le Léviathan, gueule grande ouverte lui souhaite le bonjour…
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