« Qui se soulève exclame, devant le monde, qu'il est grand temps. Alors désirer déborde, désobéir advient. Tout recommence. C'est comme si le temps lui-même manifes-tait, s'insurgeait. Comme si, en se soulevant, on délivrait le temps lui-même de ses chaînes. Comme si on démultipliait le temps en temps pluriels, en temps possibles, ce qui implique fatalement de dresser certains temps (qui pourraient ouvrir un champ à de la liberté) contre d'autres (qui ne font que refermer l'espace sur de la soumission). Ce qui nous soulève ne serait-il pas le fait d'une vague de multiples temps autres, de « grands temps», ou de «gros temps» comme on le dit de la tempête? Le geste du soulèvement ne reviendrait-il pas, d'emblée, à lancer à travers tout l'espace des gestes de temps, gestes de temps hétérogènes ou hérétiques susceptibles d'interrompre le cours normal des choses, de faire advenir des situations jusqu'alors impensables? Capables, en somme, de faire que tout recommence?»
Georges Didi-Huberman, Imaginer recommencer, Les éditions de minuit

Nous ne savions plus où nous étions. Nous croyions être encore dans l’archipel volcanique aux îles éphémères et dans son cirque-théâtre, diront-ils plus tard avec une sorte de douce hésitation dans cet univers espèce de double langage qui signifiait à lui seul un dépaysement.
De son côté, Don Carotte écrira dans l'un de ces carnets qu'il avait emporté par simple habitude:
– Nous ne savions plus où nous étions, chimères;
Nous croyions être encore dans l’archipel des mers,
Là où, sur l’eau de feu, l’écume est une cendre,
Et l’île, un songe duquel on ne peut descendre.
Tout vibrait, vents, éclats, rocs fuyant sous le ciel,
Et nos pas s’y perdaient comme un écho mortel.
Le sol brûlait encore du cœur de la planète,
Et l’air, chargé de sel, sifflait comme une crête.
Nous marchions, sans savoir si le jour ou la nuit
Nous portait, l’un vers l’autre, ou vers un infini.
D’un autre côté, Sang chaud dira, dans une langue qu’il ne sut jamais être la sienne... Une langue qui était entrée en lui comme il avait pénétré le Léviathan:
– Nos nesciebamus plus où nos pas nous menaient. Le monde estoit retourné comme un miroir brisé, et les routes, disparatae, n’avoient plus mémoire. Nous cuydions, pauvres phantasmes errans, estre encor dans l’archipel des feux, là où les isles naissent et meurent en l’espace d’un soupir, insulae momentaneae, surgies du ventre ardent de la mer. Je me souviens, car mon cœur s’y reschauffe encor, comment l’eau bruillait dessous nos pieds, et la cendre, mêlée d’écume, s’eslevait jusques au firmament. Le ciel estoit rouge, puis noir, puis muet. Nihil videbatur nisi fulgor. Nous allions, non par vouloir, mais poussés de quelque vent intérieur, quasi daemon afflans. Les rocz s’inclinoient, les ombres s’allongeoient comme bêtes faméliques, et la mer, toute frémissante, s’ouvroit sous nous comme une bouche. Don Carotte, le front levé, marchoit devant, tel un prophète qui n’a point d’oracle mais le pressentiment du désastre. Et moy, Sang Chaud, je suivois, in silentio tremente, cherchant le sol, le vrai, celui qui ne brûle point. Il me sembla soudain que le ciel avoit chu. Caelum cecidit super nos. Tout vibroit, vents, éclatz, souffles mêlés, et nos pas s’y perdaient, comme l’ombre d’un songe. Le sol estoit vivant, palpitant du cœur secret de la planète, et l’air, salis et fumans, cingloit nos visages d’un froid ardent. Nous marchions, ainsi, ne sçachans si c’estoit le jour ou la nuit, la mort ou la veille, vita vel somnium. Et pourtant, au milieu de cette mouvance, il me sembla percevoir, fugitif, un ordre, une trame, textura universi, que seul le délire peut concevoir. Peut-estre est-ce là, pensay-je, le lieu où commence la vraie lumière, là où toute flamme, avant de s’éteindre, s’accouple à l’ombre pour enfanter le réel.
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