« Dans la lutte contre les maux de l'âme, nous disposons aujourd'hui, semble-t-il, d'un moyen fort efficace: trouver, sur le plan émotionnel, la vérité sur l'histoire unique et singulière de notre enfance. Pouvons-nous nous affranchir de toute illusion? Toute vie est pleine d'illusions, sans doute parce que la vérité nous semble souvent insupportable. Et pourtant elle nous est indis-pensable, au point que nous payons de graves maladies le fait d'en être privés. C'est pourquoi nous essayons de découvrir, à travers une thérapie, notre vérité personnelle qui, avant de nous ouvrir ce nouvel espace de liberté, nous est toujours douloureuse - à moins que nous ne nous contentions d'une appréhension purement intellectuelle. Mais alors nous demeurons dans le royaume de l'illusion.
Nous ne pouvons rien changer à notre passé, faire que les dommages qui nous ont été infligés dans notre enfance n'aient pas eu lieu. Mais nous pouvons nous changer, nous « réparer», regagner notre intégrité perdue. Pour cela, il faut nous décider à considérer de plus près le savoir que notre corps a emmagasiné sur les événements passés, et à le faire émerger à notre conscience.»
Alice Miller, L'avenir du drame de l'enfant doué, Le fil rouge, puf
Igniatius était déjà assis, le dos bien droit, la tête haute , les mains posées nonchalamment sur ses genoux, les yeux dans le vague, comme un homme qui s’entraîne à ne pas trahir sa propre faute.
Il sentit d’emblée dans l’air une crispation presque musicale, cette tension qui flotte comme un fil invisible entre deux instruments prêts à s’accorder ou à s’opposer.
Il se contenta de faire glisser, très lentement, le carnet n°7, vers Lucian, sur le bureau, entre eux.
– Ah. fit Lucian simplement.
Puis après un silence relativement long:
– Je vois… enfin… j’ai l’impression que vous y avez lu quelque chose, dit Lucian sans trembler, comme s’il constatait seulement que le ciel était couvert et qu’il pleuvait.
Lucian était entré dans la pièce avec un léger retard, cinq minutes à peine, mais suffisantes pour que quelque chose ait eu lieu.
Lucian s’était assi.
– Vous avez l’air… préoccupé ce matin, Igniatius, avait-il dit doucement.
Igniatius ne répondit pas immédiatement.
– Vous l'avez oublié ouvert.
– Oui.
–“Ah.” répéta Igniatius, avec presque le même ton qu’avait employé Lucian, mais avec une politesse un peu plus tranchante. Il ajouta en murmurant:
— Seulement quelques lignes. Pas tout. Je n’en ai pas eu le temps. Je ne voulais pas… fouiller. Je cherchais seulement une feuille où je pensais que…
Il ne termina pas sa phrase.
— Que puis-je faire pour vous éclairer ? demanda Lucian.
Igniatius inspira longuement, comme un homme qui s’apprête à entrer dans une chambre où il n’est pas sûr d’être invité.
— Lisez-moi ce que j’ai lu, dit-il. Lisez-le à haute voix. Si vous l’avez écrit, vous pouvez bien le dire.
Lucian prit le carnet, le feuilleta jusqu’à la page qui lui semblait encore frémissante et tiède d’un trouble récent.
Et d’une voix calme, légèrement musicale, il lut tout ce qu’il avait écrit:
“ Le nom Igniatius qui “lui revenait”, la scène de l’orage comme possible scène primitive, la fonction de l’âne, les glissements terre/mer/ciel, le refuge dans la paille, le tiers silencieux, la mémoire qui déplace pour protéger. Quand il eut fini, il referma lentement le carnet.
Igniatius avait les yeux brillants. Mais il ne pleurait pas,
c’était une brillance qui tenait autant de la colère que de la reconnaissance, et peut-être aussi d’un début de dévoilement intérieur qu’il ne savait encore où ranger.
c’était une brillance qui tenait autant de la colère que de la reconnaissance, et peut-être aussi d’un début de dévoilement intérieur qu’il ne savait encore où ranger.
– C'est donc... ce que vous pensez de moi, finit-il par dire.
Lucian ne répondit pas directement. Il inclina légèrement la tête, comme pour lui laisser la place d’aller au bout de sa phrase. Alors Igniatius s’emporta, mais d’une manière si complexe, si mêlée, qu’il semblait à la fois s’élever et s’enfoncer:
– Vous parlez de moi comme d’un livre qu’on ouvre... comme d'un objet que l'on analyse ou… pire encore, comme un cadavre que l'on dissèque... Lucian! J'ai eu l'impression d'être comme un volcan qu’on mesure à la règle! Comme un enfant qu’on enferme dans une hypothèse! Je ne dis pas que tout soit faux… mais vous me le dites comme si j’étais un… un phénomène, une chose que vous regardez depuis une montagne d’où vous ne descendez jamais.
Il reprit son souffle — un souffle long, qui tremblait légèrement.
– Et en même temps… je l'avoue... en même temps je suis bouleversé. Parce que… parce que peut-être avez-vous raison... peut-être. Ou pas raison, mais il se peut que vous touchiez à quelque chose. Et je ne sais pas où cela me fait mal.
Il se leva. Fit quelques pas. Puis revint s’asseoir, brusquement.
– Mais, Lucian, dites-moi: comment savez-vous tout cela?
– Je ne sais rien, répondit Lucian doucement. Je formule… je suppose... Vous seul savez, vous seul pouvez confirmer ou non. Je vous écoute… Je regarde les dessins que vous m’apportez… vos dessins!
– Je ne sais rien, répondit Lucian doucement. Je formule… je suppose... Vous seul savez, vous seul pouvez confirmer ou non. Je vous écoute… Je regarde les dessins que vous m’apportez… vos dessins!
Igniatius sourit, un sourire triste, à l'apparence faussement moqueuse:
– Ah ! Voilà que vous parlez comme moi maintenant. Vous proposez, je dispose. C’est étrange… vraiment… peut-être un petit peu drôle... ou touchant. Comme si vous étiez devenu mon miroir. Un miroir que j’aurais peur de regarder tant il me renverrait quelque chose de trop intime.
Il se pencha en avant:
– Et vous, Lucian? Qui vous analyse… vous? Qui vous écoute lorsque vous écrivez ces longues phrases, celles où l’on sent que vous cherchez à travers moi quelque chose qui n’est pas seulement de moi?
Lucian resta calme.
Mais ses doigts se crispèrent imperceptiblement sur la reliure du carnet… ce que Igniatius remarqua aussitôt, avec une vigilance presque animale.
Mais ses doigts se crispèrent imperceptiblement sur la reliure du carnet… ce que Igniatius remarqua aussitôt, avec une vigilance presque animale.
– Ah ! Vous voyez? lança-t-il. Là, un signe! Vous tenez votre carnet comme on tiendrait une main à laquelle on s’accroche et que l’on ne veut pas quitter. Peut-être que vous aussi, vous avez une bête au fond, un âne silencieux ou de petits chiens bleus que je vois dessinés dans votre petit carnet. Peut-être que vos notes sont votre paille, votre refuge. Peut-être que vous ayez plus besoin d’écrire sur moi… que moi de vous parler.
Il eut un semblant de rire, discret et nerveux, à la fois excessif et poignant.
— Regardez-nous, Lucian. On dirait que les rôles s’inversent. Vous écrivez sur moi et vous me dessinez… et maintenant c’est moi qui interprète... Comme si nos places étaient tel un chapiteau de cirque que l’on démonte et remonte dans le temps et dans le vent.
Il ajouta, d’une voix plus grave:
— Vous semblez suggérer que j’ai déplacé des scènes, mais vous, Lucian, que déplacez-vous dans vos notes et dessins? Qu’espérez-vous y trouver? Pourquoi ce nom d’Igniatius vous touche-t-il autant que moi? Pourquoi, quand je parle de l’âne, je crois voir dans votre œil une lumière, presque de jalousie. Est-ce que je me trompe ou serait-ce une nostalgie?
Sans grande conviction, Lucian ouvrit la bouche, pour répondre, peut-être, mais Igniatius leva la main.
— Non. Pas maintenant. Je ne veux pas de votre réponse. Je veux que vous entendiez que moi aussi, je vois, que moi aussi je sens, que moi aussi je perçois l’ombre que vous projetez sur mon histoire. Et peut-être que votre ombre… s’accorde un peu trop bien avec la mienne.
Il baissa les yeux, comme s’il était épuisé par sa propre intensité.
— Je ne vous en veux pas, Lucian. Je vous admire peut-être. Mais je veux que vous sachiez que je ne suis pas qu’une île qui bouge. Vous aussi, vous êtes mouvant, difficile à saisir. Peut-être vous êtes-vous une sorte d’archipel. Et peut-être… peut-être qu’au fond… nous avons tous deux peur du même orage.

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