Une douleur, longtemps restée silencieuse, soudain s’était mise à crier. Le cri, dans le ventre de Sang Chaud s’était formé, puis, lentement était monté, forçant l’étranglement de la gorge pour éclater dans la bouche ouverte aux quatre vents.
Igniatius entre ce jour-là dans le cabinet avec une lenteur étrange, presque cérémonielle. Il tient dans ses mains, enveloppés par une feuille de papier kraft et protégés par un papier de soie, trois dessins de la galerie.
Lucian, encore troublé par la supervision avec Félix, sent immédiatement qu’un basculement s’annonce. Igniatius ne s’assied pas. Comme un homme qui vient non pour parler mais pour dévoiler, il reste debout, face au fauteuil, sans pourtant oser en occuper la place. Il retire lentement le papier kraft. Trois dessins apparaissent.
Tout d’abord celui qu’avait montré Lucian à Félix. Puis celui où un personnage, assis sur son trône sombre, observe sa propre lutte dans un paysage ondoyant, tourbillonnant, presque végétal et le troisième que ni Lucian ni Igniatius, dans un premier temps, ne comprennent et dans lequel un âne, ni héroïque ni prestigieux, posé sur rocher presque ascétique, l'air plutôt noble, alors que tout autour est enchevêtré et chaotique. Témoin plutôt qu'acteur, patient à l'endurance silencieuse, il pourrait, selon Lucian, symboliser une présence intérieure ou une présence intérieure. Au bord de l'océan, étendue paisible… un mécanisme, presque une machine psychique, limite entre le solide, le connu, et l'immensité mouvante symbolisant l'inconnu. Il donne une impression de calme et de lucidité, en même temps très instinctive qui peut faire penser à une force vitale traversant un monde compliqué. Sous l'éclairage indirect de la lune, régulièrement des vagues s'enroulant sur elles-mêmes viennent s’affaisser sur une plage invisible sur laquelle vient de s'échouer un bateau à la coque trouée, déstructurée. Hors de l'illusion d'un cirque en détresse, tragique mais lucide, serait-ce un guide, humble et persistant, au milieu d’un terrain hostile et face à un projet humain décadent? Pourquoi ne fuit-il point les flammes qui l'assiègent et l'éclairent? Se demande Lucian avant de sentir une crispation dans ses doigts... et devenir muet. Quelque chose dans l'attitude d'Igniatius le mettait mal à l'aise...
Igniatius inspire profondément.
— Je dois vous dire quelque chose, Lucian. Quelque chose que je n’avais encore jamais mis en mots, mais qui me travaille depuis des semaines.
Il pose les dessins entre eux.
— Je les ai vus dans une petite galerie… vous savez, celle près du port, là où les tableaux sont accrochés un peu de travers, comme si le vent, même à l’intérieur, trouvait moyen de souffler. Je n’y allais jamais, mais ce jour-là, il y a de cela quelques mois, je ne sais pourquoi… j’y suis entré.
Il sourit légèrement, un sourire au bord de la mélancolie.
— Et je les ai vus. Ces dessins-là. Ces silhouettes. Ces doubles. Ce personnage en train de lutter contre des formes qui ondulent, s’entortillent, l’enveloppent. Vous voyez le mouvement et les tensions... la densité et les chevauchements?
Avec ses doigts, il imite les lignes qui dansent et cinglent dans l’image, des lignes de vent, de serpents, d’algues, de feu. Images d'un monde complexe, sinon compliqué.
— Je me suis approché. Et là… j’ai senti quelque chose. Pas une simple émotion. Une reconnaissance.
Il désigne la silhouette à la barbe triangulaire, penchée en arrière dans le fauteuil.
— Ce personnage… c’est moi. Ou du moins c’est ce que je crois voir.
Lucian ne bronche pas.
— Mais ensuite, j’ai regardé de plus près, et quelque chose a bougé dans ma tête. Ce n’était pas moi. Ou plutôt, ce n’était pas seulement moi. C’était… quelqu’un d’autre, quelqu’un que je connaissais sans le connaître encore.
Ses yeux rencontrent ceux de Lucian.
— C’était vous.
Un silence, profond, presque déchirant, s’installe entre eux.
— Oui, Lucian. Je vous ai vu dans cette galerie avant même de vous rencontrer. Ou plutôt… j’ai vu dans ces traits quelque chose de vous. La posture, la manière d’écouter en se reculant, la tête légèrement inclinée comme pour capter un son qui n’existe pas encore mais ne cesse d’arriver.
Il prend le second dessin, celui où deux silhouettes surgissent ou se replient autour d’un fauteuil.
— Et celui-ci… celui-ci, Lucian… c’est le pire. Deux silhouettes identiques, comme deux vous, comme deux moi, comme… deux créatures d’un même geste. L’une lit, l’autre se protége du souffle venu du siège. Et j’ai eu peur. Vraiment peur. Parce que je ne sais plus qui est qui.
Lucian serre les mains sur les accoudoirs.
Igniatius continue.
— Alors j’ai demandé au galeriste: “Qui a fait cela? Qui est l’artiste?” Il m’a dit qu’il ne savait pas. Que les dessins avaient été déposés anonymement. Que la signature était illisible, comme un nom effacé par l’artiste lui-même.
Igniatius ferme les yeux un instant.
— Je suis resté longtemps devant ces silhouettes. Et plus je les regardais, plus je me disais : “Ce n’est pas un hasard.” Quelqu’un a dessiné cela pour moi. Ou à propos de moi. Ou avec moi. Ou avant moi.
Il relève la tête.
— Et quand je vous ai vu pour la première fois… j’ai su.
Pas su comme on sait une vérité: su comme on reconnaît une écriture qu’on a déjà vue dans un rêve.
Votre manière de bouger, de vous asseoir, même vos silences… c’était cela. C’était vous dans ces dessins. Vous… avant vous.
Lucian reste immobile, mais son regard se trouble.
Igniatius murmure alors, d’une voix presque étranglée :
— C’est pour cela que je crois que vous êtes l’auteur. Ou, si vous ne l’êtes pas…
– Ou si je ne le suis pas… Continuez...
Igniatius fait alors un geste vague, mais chargé.
— … alors celui qui les a faits vous connaissait mieux que moi-même.
Il s'approche encore du fauteuil, mais sans s’y asseoir, et ajoute avec lenteur une phrase qui ouvre l’abîme:
— Lucian… si vous figurez dans ces dessins avant même que je ne vous rencontre… alors peut-être que ce n’est pas moi qui vous ai trouvé.
Il pose la main sur la feuille.
— Peut-être que vous m’avez...
Lucian pâlit et n'ose prononcer le mot... alors il tourne autour.
— Peut-être que je suis votre personnage. Peut-être que Don Carotte, Igniatius, toutes ces histoires, les îles, l’âne, l’orage… sont nés d’une place en vous. Une place vide. Une place qui m’a appelé. Peut-être que Don Carotte, Igniatius, toutes ces histoires, les îles, l’âne, l’orage… sont nés en vous. Un vide. Un vide qui m’a appelé.
Il fait un pas en arrière, les mains tremblantes:
— Lucian… est-ce que je suis réel? Ou est-ce que je suis… ce que vous avez dessiné... Ou est-ce que je suis… ce que vous avez dessiné sans le savoir?
Et pour la première fois depuis le début de leurs séances, Lucian ne trouve rien à dire, aucune parole, pas le moindre mot ne sort plus de sa bouche que le sourire aussi avait déserté.

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