Carnet de Félix
Le trouble du superviseur
Je me surprends, ce soir, à retourner les dessins encore une fois sous la lumière de mon bureau. Je les ai soigneusement posés devant moi, sans les mélanger, essayant de trouver un ordre qui fonctionne, comme si la place de chacun importait, comme si en les déplaçant je risquais de brouiller quelque chose que j’ai senti… plus senti que compris, cet après-midi.
Un fait m’a frappé, et plus j’y pense, plus il m’interroge: comment ai-je pu dire, avec cette assurance presque insolente qui me caractérise peut-être trop, que ces dessins étaient les siens, les dessins d’Igniatius, alors qu’il les a présentés comme provenant d’une galerie, achetés et signés d’une main illisible?
Pourquoi ai-je affirmé cela comme s’il s’agissait d’une évidence?
Et ce qui me trouble davantage encore: comment ai-je glissé ensuite de «ce sont les siens» à «ce pourrait être les vôtres, Lucian», sans éprouver la moindre résistance interne?
Je me demande si je n’ai pas été moi aussi pris dans ce vortex, dans ce champ magnétique où les identités ne sont plus des propriétés fixes mais des surfaces résonantes, où chacun emprunte à l’autre une part de son visage, on le voit, de sa main, on la sent et de sa mémoire, on l’imagine…
Je viens de regarder les signatures… Certes elles sont illisibles. Mais, oui, je dois l’écrire sans détour: elles ressemblent, étrangement, à l’écriture de Lucian. Pas directement par la forme des lettres, ce serait trop grossier, mais par le geste même, la manière d’arrondir un trait, d’en prolonger un autre, cette façon de laisser le crayon ou la plume hésiter avant de se fixer. Une écriture qui garde, comme une cicatrice, le mouvement de la pensée.
Et pourtant, je sais, ou je crois savoir, parce qu’il me l’a dit… que Lucian n’a jamais mis les pieds dans cette galerie, n’a jamais croisé cet artiste, n’a jamais tenu ce papier avant la séance. Alors pourquoi cette ressemblance?
Je me retrouve face à trois possibilités, toutes vertigineuses :
— l’artiste inconnu » partage un geste avec Lucian;
— Igniatius ment ou oublie, ce qui, chez lui, serait moins un mensonge qu’un déplacement de la vérité...
— ... ou bien, et c’est la possibilité la plus dérangeante, les dessins ont été faits par quelqu’un qui ne sait pas qu’il les a faits.
J’écris cela et je sens déjà la pente glissante sur laquelle ce type d’hypothèse pourrait entraîner l’esprit. Ce serait trop facile, trop romanesque, trop tentant: l’artiste “oublié”, le créateur “amnésique”, le sujet divisé dessinant sans savoir. Non, ce n’est probablement pas cela.
Mais ce trouble demeure. Je l’accueille, car il dit quelque chose du dispositif.
Je constate ceci:
Les dessins semblent circuler entre eux deux sans passer par une origine fixée. Ils se situent dans un entre-deux, un espace flottant duquel chacun tire une part de vérité.
Peut-être que ce visage double, ce profil à la fois de Lucian et d’Igniatius, a été dessiné par une main qui, symboliquement, était déjà celle de l’un et l’autre.
J’en reviens au principe lacanien: le signifiant n’appartient jamais à celui qui le prononce. Il circule. Il se dépose là où le sujet manque.
Or ces dessins ressemblent précisément à cela: des signifiants incarnés.
Pas faits par un individu, mais par une zone commune, cette zone où Lucian et Igniatius se reconnaissent avant de se connaître.
Peut-être est-ce cela, la vérité la plus troublante... que je n’ai pas douté un instant parce que la forme même du dessin portait quelque chose d’eux deux, et que je n’ai fait que percevoir, intuitivement, ce qu’aucun d’eux n’avait pu encore se dire.
Ce n’est pas la signature qui m’a convaincu. C’est la ressemblance.
Une ressemblance trop exacte pour être un hasard, et trop double pour être une identité.
Ce qui émerge dans ces dessins n’a donc pas d’auteur :
c’est un point de jonction.
Un point où deux histoires, deux absences, ont cherché une figure pour se dire.
Je me sens, à mon tour, enveloppé par ce mystère. Non pas inquiet, le mystère n’est inquiétant que lorsqu’on cherche à l’éteindre, mais lucide. Il se passe entre eux quelque chose qui n’a pas encore de nom. Quelque chose qui échappe aux catégories ordinaires.
Et moi, dans tout cela?
Je dois veiller, oui, mais aussi… écouter ce que ce mystère me dit de la clinique elle-même: elle n’est jamais un face-à-face, mais une traversée.
Quelque chose se dessine entre eux deux — littéralement.
Et ce quelque chose me regarde.

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