lundi 9 juin 2025

 
« C’est comme si la visibilité qui anime le monde sensible émigrait, non pas hors de tout corps, mais dans un autre corps moins lourd, plus transparent, comme si elle changeait de chair, abandonnant celle du corps pour celle du langage, et affranchie par là, mais non délivrée, de toute condition.»
 

Merleau‑Ponty, Le Visible et l’invisible 
 
 
 

 
Sur l’Archipel, on ne savait jamais très bien quand cela commençait.
Il suffisait qu’au matin une brume légère, comme un léger rideau de tulle, douce comme une vapeur d’enfance, s’élève des eaux tièdes, et déjà quelque chose frémissait dans l’air. On racontait qu’il fallait écouter les racines, car ce sont elles les premières à entendre l’appel. Dans ce monde, des anciens disaient que la terre, lasse de son silence, se souvenait tout à coup de son désir de théâtre.
Alors, sans crier gare, la végétation se mettait à pousser comme si les saisons elles-mêmes avaient été prises de court. Ce qui, la veille encore, n’était que rocaille nue, dur et muet comme une dent de pierre, devenait en une nuit un îlot de jungle bruissante, un monde en floraison perpétuelle. Les lianes s’élançaient du sol avec une tendresse insistante, s’enroulaient autour des troncs comme des bras impatients, et l’on aurait juré qu’elles se nouaient d’elles-mêmes pour former des cordages, comme si des mains invisibles les guidaient, non pas vers un sommet, mais vers une fonction oubliée.
Les troncs eux-mêmes, longtemps couchés, creux, vermoulus et invisibles redressaient leur colonne d’écorce et prenaient une posture étrange, ni tout à fait naturelle ni tout à fait humaine, mais propre à soutenir. Ils devenaient, sans qu’il y eut à y penser pense, les futurs poteaux d’un grand chapiteau végétal, les piliers d’un espace sacré sans temple ni prêtre. Leurs racines se tordaient doucement pour faire place à des allées, leurs branches s’écartaient en silence, comme des rideaux avant la scène.
Il n’y avait ni marteau, ni clou, ni corde tendue par la main d’un homme, et pourtant, les cordages se tendaient, les tapis se déroulaient, les toiles se nouaient aux angles du vent. Les fauteuils apparaissaient, non posés mais comme convoqués par une volonté douce. Même les strapontins les plus modestes semblaient surgir d’entre les feuilles avec la timidité d’un souvenir ancien. Tout, peu à peu, s’ordonnait. Les agrès se balançaient dans l’air avec l’aisance d’un rêve qui a déjà eu lieu. Les planches se retrouvaient comme par reconnaissance, s’emboîtaient avec la lenteur affectueuse des retrouvailles. Le chaos se résorbait, non pas par la main de l’homme, mais par une entente muette entre les choses.
On aurait dit que l’air lui-même retenait son souffle. Les vents, d’ordinaire jaloux, bavards et volontiers querelleurs se taisaient. Une conjoncture rare, presque impossible, les faisait converger doucement en une spirale de calme. L’archipel, d’habitude battu comme un tambour par les forces marines, s’offrait un silence liquide. Et dans ce calme soudain, que les anciens appelaient le moment de "l’Entre", une sensation étrange descendait sur les habitants: ce n’était ni une injonction, ni un ordre, mais une certitude. 
 
 

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