mardi 10 juin 2025

« Derrière le rodéo de couleurs et de chants, on entendait légèrement, comme un frisson parti de la terre, une respiration différente. Le monde ne se contentait pas de se tenir là; il vivait, paisible et immense, comme une créature ancienne ayant enfin accédé à la conscience de son propre conte.»

Gabriel García Marquez, Cent ans de solitude



Alors que le silence s’épaississait sous la coupole végétale, qu’aucune voix ne venait troubler l’étrange quiétude de ce théâtre né de la sève et du vent, il entra.
Non pas brusquement, non pas en héros, ni même en acteur, mais comme une hésitation qui se fait pas. 
Il marchait pieds nus, avec la lenteur grave de ceux qui n'ont pas appris à marcher pour aller, mais pour écouter.
 Chaque pas qu’il posait dans la poussière du sol semblait éveiller une mémoire du lieu, une souvenance ancienne qui passait de la terre à ses jambes comme une rumeur d'avant lui.
Il ne savait pas s’il venait de quelque part ou s’il était né ici, dans ce cercle de lianes et de souffles.
 Mais quelque chose, en lui, reconnaissait ce lieu.
 Non pas avec le souvenir, car il n’avait pas d’enfance, mais avec ce pressentiment qu’éprouvent les arbres quand ils sentent revenir la pluie.
Il entra au centre de la piste.
Et à cet instant, ce ne fut pas l’espace qui le regarda, mais le temps.
Tout autour, la lumière changea sans changer: elle se fit plus dense, comme si l’air même voulait le voir.
 Les feuilles vibrèrent d’un murmure presque imperceptible, et les cordages suspendus se mirent à osciller sans vent, comme s’ils respiraient.
Il se tint là, au milieu du cercle, et quelque chose, en lui, se mit à croître.
Ce n’était pas un sentiment. Ce n’était pas un souvenir.
 C’était un mouvement souterrain, une germination dans le bois de son être.
Cela poussait, non dans ses bras, ni dans ses jambes, mais dans un lieu plus profond, qu’il n’avait jamais osé habiter.
Une végétation interne, invisible, lente, douce, prenait racine en lui.
 Des lianes montaient le long de son souffle, des feuillages inconnus se déployaient dans l’espace entre ses mots.
 Et dans cette forêt intérieure, des voix se mirent à bruire.
Elles ne parlaient pas en langue humaine.
 Elles ne parlaient pas du tout, d’ailleurs.
Mais il les entendait comme on perçoit, en rêve, une pensée qui n’est pas la sienne mais qui vous pense, qui vous traverse, vous ouvre.
Il y avait là des esprits.
 Pas ceux qu’on invoque.
 Pas ceux qu’on nomme.
Des présences lointaines, anciennes, plus vieilles que les contes, plus discrètes que les dieux.
 Elles ne lui demandaient rien.
 Elles n’attendaient rien.
 Mais elles l’habitaient.
Elles circulaient en lui comme des souffles, comme des ruisseaux souterrains qui auraient conservé, sous la terre, la mémoire d’un ciel oublié.
Il ne les connaissait pas. Et pourtant, il ne doutait pas qu’elles fussent là.
 Parfois, l’une d’elles passait en lui comme une phrase qu’il aurait pu écrire mais n’écrira jamais.
 Parfois, l’autre frôlait son épaule comme une main invisible, non pour guider, mais pour veiller.
Et dans cette construction intérieure, qui n’avait ni plan ni but, il comprit, ou plutôt, il fut compris.
Il n’était pas là pour jouer un rôle.
Il n’était pas là pour être vu.
Il était là pour devenir le lieu.
Le lieu où poussent les choses sans nom.
 Le lieu où les pensées viennent se reposer avant de devenir langage.
 Le lieu où les morts déposent leurs derniers gestes, et où les vivants peuvent, un instant, sentir que la présence est plus vaste que leur propre souffle.
Alors il ne bougea plus.
Il devint arbre.
 Il devint pierre.
 Il devint attente. 
  



– Vous évoquiez la visibilité de Pinocchio l’Autre…
– …
– Et vous parliez aussi de chair… il me semble pourtant qu’il est fait de bois et non de chair!
– C’est tout l’objet de son histoire: sa visibilité qui change de chair, se défile littéralement du corps pour se loger dans le langage au moment même où il basculerait entre l’immobilité de la scène et la parole silencieuse qui émerge.
– Permettez moi de vous exprimer mon incompréhension… Ce que vous me dites me paraît littéralement impossible…
– Pinocchio l’Autre, tout comme son ancêtre est un désœuvré. Il n’est ni fils, ni acteur…
– Qu’est-il alors?
– – C’est une forme en suspens, un autre corps de la parole…
– Se pourrait-il que nous aussi…
– Nous ne sommes point des pantins et nous sommes faits de chair et d’os!
– En êtes-vous bien sûr?
– À mon tour de vous surprendre… Il me vient à l’esprit que ce cirque… cette scène serait un lieu où l’être pourrait se révéler dans sa vérité…
– Vous me surprenez… et même plus que cela…mais continuez!
– Dans ce cas, quelque part « entre », Pinocchio l’Autre ne serait plus un objet, sans pour autant être un homme… mais comme un événement de dévoilement… avant toute nomination… avant toute saisie… Il ne serait pas encore un être… mais… il ne serait plus un non-être…
 
 
 








 

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