mardi 19 août 2025

Mardi


Ce livre ne veut donc être ni le poème d'un voyage, ni le journal de route d'un rêve vagabond. Cette fois, portant le conflit au moment de l'acte, refusant de séparer, au pied du mont, le poète de l'alpiniste, et, sur le fleuve, l'écrivain du marinier, et, sur la plaine, le peintre et l'arpenteur ou le pèlerin du topographe, se proposant de saisir au même instant la joie dans les muscles, dans les yeux, dans la pensée, dans le rêve, il n'est ici question que de chercher en quelles mystérieuses cavernes du profond de l'humain ces mondes divers peuvent s'unir et se renforcent à la plénitude.
Ou bien, si, décidément ils se nuisent, se détruisent jusqu'au choix impérieux d'un seul d'entre eux, sans préjuger duquel d'entre eux, et s'il faut, au retour de cette Équipée dans le Réel, renoncer au double jeu plein de promesse sans quoi l'homme vivant n'est plus corps, ou n'est plus esprit.”

Victor Segalen, Équipée (Voyage au pays du réel)
 
 
 
 
 

 Sang Chaud avait choisi la fuite… mais une fois la peur et le résidu de colère passés, il avait dû admettre que sa dépendance était, sans être absolue,  devenue trop importante pur que la rupture fusse consommée. Il était revenu en arrière…
– Depuis combien de temps êtes-vous sur cette île, Don Carotte?
– Je ne puis le savoir tant sont floues les limites entre le jour et la nuit… le jour et la semaine… les mois entre-eux… tout autant que le décompte des saisons ou l’émergence improbable des îlots…
– … et l’engloutissement progressif de votre raison…
Fort heureusement pour lui, Don Carotte, par feinte ou paresse ne prête point l’oreille.
– J’ignore encore à quelle sorte de vérité appartient cette île et de cet arbre dont je ne puis voir, et, à plus forte raison nommer. Son sommet est invisible tant il est perpétuellement noyé autant dans ses propres exhalaisons que dans son feuillage.
– Et l’objet de votre quête, Don Carotte?
– Existe-t’il réellement dans l’archipel tel qu’on me l’a esquissé? Je l’ignore encore. Les cartes que j’ai reçues, abstractions griffonnées et vaguement annotées sur un cahier pour moitié déchiré et dont l’humidité a rongé les bords, ne me guident guère; elles ne font que m’accompagner comme les innombrables livres que j’ai lu avec ferveur qui, je le sens bien… s’avèrent aujourd’hui inutiles… Ils sont au mieux une superstition utile. Mais, je te le confie comme l’on confie un précieux secret, aujourd’hui, j’ai vu ce que nul autre homme n’a vu…
– La révélation?
– N’exagérons rien, Sang Chaud!
– Qu’avez-vous vu… alors… de vos yeux vus?
– Les racines du Grand Arbre, Sang Chaud! Dit-il l’air hagard…
– Celui-là même où Céleste vous est apparu?
– Celui-là même, Sang Chaud!
– Mais, Don Carotte… il n’est rien de nouveau sous le soleil! Cela fait plusieurs jours que nous essayons vainement de les démêler… enfin …de trouver un chemin…
– Détrompez-vous… et souvenez-vous… quand nous avons été mis en présence… nous étions perdus. Nous ne savions point où nous étions. 
– Ce qui est encore le cas maintenant!
– L’arbre lui-même, comme je viens de vous le dire, nous ne l’avons pas vraiment vu… même si j’ai eu à pénétrer son feuillage… dans lequel vit Céleste et ceux de son espèce… Aujourd’hui, je le sais…
– Comment l’avez-vous appris?
– J’ai fait un rêve, Sang Chaud! Il est d’une espèce vagabonde et s’élève…
– Vous parlez de votre rêve?
– Je parle de l’arbre… Triple idiome! Cet arbre, pour un temps, solitaire, sur la dalle de basalte fissuré, domine la côte orientale. Certes, le ciel étant au plus bas je n’ai vu que la base de son tronc qui n’est pas d’un bois que je connaisse. Il m’a paru être plus ancien que l’île elle-même. Au début ces racines étaient d’un vert presque liquide, d’un vert qui n’appartient ni aux mousses ni aux lichens.Elles serpentent sur la roche nue comme si elles s’étaient glissées hors de la terre pour respirer l’air pourtant chargé de soufre.



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