vendredi 29 août 2025

Vendredi

 
 

 
Comme chaque soir, l’homme au centre de la piste, Don Carotte se fait-il appeler, prisonnier du faisceau de lumière, tel la foudre tombant du ciel, danse comme un sourd privé de musique. Il gesticule, tend l’oreille en tous sens… et répète sans même articuler devant des gradins depuis longtemps désertés:
« Les heures de la folie sont mesurées, celles de la sagesse ne le sont pas», dit-il sans fin, comme une marionnette déréglée.
Sans cesse il dot être emporté par de mystérieuses racines dans un océan et un archipel qui le sont tout autant…
À mon tour, dans un de ces minuscules intervalles dans lesquels tout semble s’arrêter avant de repartir de plus belle, c’est plus fort que moi, je ne peux m’empêcher de répéter à voix basse: 
– Ce n’est pas folie, c’est funambulisme. Ce qu’il met en jeu, c’est ce désordre qu’il exhibe comme d’autres montrent un tour de force.
Rien n’arrête cette mécanique répétitive. Aucun de ses efforts supposés ne lui porte atteinte, pas plus que les miens. Immanquablement après de trop légères pauses qui ressemblent à des hoquets, elle se remet en branle.
Ses souvenirs, comme les miens, à nouveau, dans un désordre à peine différé, gisent comme des objets tombés d’une malle trop pleine… mais qui, à force de s’épuiser, s’use lentement…
Lui et moi, lui dans son îlot de lumière, fruit d’un misérable projecteur, moi bien calé dans l’ombre de ma loge, emportés par ces racines, qu’à force de répétitions je finis par imaginer moi aussi, nous balançons entre l’oubli et l’évidence, et dans ce balancement surgit parfois une fragile certitude. Mais cette certitude, aussitôt, devient vertige.
Je ne peux tout voir, mais je comprends que ce que je ne vois pas fait partie du spectacle. L’ombre et l’écran, le poteau et la corde, tout cela appartient à la mise en scène. Ce pourrait être comme si sa mémoire, s’offrait dans ses lacunes mêmes. Car le vide, chez lui, pourrait ne pas être absence, mais intervalle où se jouerait l’essentiel.
À nouveau, me désignant sans me voir, il murmure:
– Et toujours cet insaisissable fantôme revient, plus pressant: l’autre, présent dans le manque, tyran invisible. Parlant de moi comme un autre… Et son numéro prend une autre allure…
Se pourrait-il que lui aussi fasse des efforts pour sortir de toutes ces épuisantes répétitions pour en faire des représentations?
Il n’est pas seul dans l’arène, il converse avec l’absence. Et ce dialogue est ce qui le tient debout, fragile colonne au centre de l’ovale qui ressemble tant à un œil. Œil qui voit, mais surtout qui est vu. Et je devine que lui-même, là-bas, pris dans un mécanisme dont il se sent protégé… mais aussi prisonnier, se regarde, autant qu’il est regardé.

Je voudrais applaudir, mais l’applaudissement serait trop pauvre. Ce que je viens de voir, ce tangage de chapiteau, ce jeu d’ombres et de lumières qui le dissimule tout en le révélant, cette mémoire qui se défait en se disant, se redisant sans cesse, c’est le plus périlleux des numéros. Car il n’exhibe ni muscles ni prouesses, mais l’énigme nue d’exister.


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