« Il y a un but, mais pas de chemin; ce que nous appelons chemin est hésitation. »
Franz Kafka, Carnets (journaux, fragments, 1917)
Pinocchio, l'Autre, regarde la mer sans la voir, comme on regarde un rêve dont on ne veut pas se souvenir. Le bruit des vagues ne l’apaise pas, mais ne l’inquiète pas non plus. Il ne ressent rien de particulier, et ce vide, précisément, lui semble trop rempli pour être anodin. Quelque chose pèse dans cette absence. Quelque chose le regarde, peut-être, à travers le silence.
Debout sur un rocher noir, humide, percé de trous ronds comme des orbites creuses. Le basalte lui colle à la paume. Une fine mousse turquoise pousse sur le bâton qu'il tient sous ses doigts, fragile, timide, et pourtant tenace. Il l’effleure, et dans ce contact, quelque chose se soulève en lui. Une voix? Un mot? Non, une tonalité, celle d’un moment déjà vécu, mais non identifié.
Il ne pense pas qu’il a oublié. Il croit qu’il n’y a rien à se rappeler. Le passé, pour lui, n’est pas une perte: c’est un gouffre, un trou noir au fond duquel il pressent un vacarme, mais qu’il refuse d’écouter. C’est que la mémoire, lorsqu’elle échappe au moi, revient sous forme de perception.
Il voit le grand poisson. Il le voit avaler le temps avec une application étrange. Il entend les phrases dans sa bouche comme si elles sortaient de son propre cerveau.
“Tout homme qui pense est un exilé.”
*
Cette phrase, il la lit sur la langue de l’animal, et un frisson le traverse. Il ne sait pas pourquoi, mais ce fragment le touche. Il n’a pourtant jamais lu cette citation… du moins, c’est ce qu’il croit.
Un peu plus loin, beaucoup lus loin, il entend deux perroquets bavarder sur les cordes du chapiteau effondré. Leurs voix montent et redescendent comme des oscillations cérébrales. Ils parlent de souffle, de Créateur, de veille dans la nuit, de la chair de l’image. Il ne comprend pas tout, mais leur échange lui semble terriblement familier. Comme si, autrefois, il en avait saisi le sens. Comme si ces mots avaient été prononcés devant lui, ou pire: par lui.
* Cioran
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