Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, Champs essais, p. 57
... où la perception se mêle à la durée intérieure, où les impressions du monde extérieur deviennent matière vivante, continue, et s’infiltrent dans les plis de la conscience.
Je les ai vu.
Ou plutôt — non, je ne les vois plus: ils s’imposent à moi. Il sont là, sur cette tache tremblante, cette barque que les vagues soulèvent et rejettent comme si elles hésitaient entre le rejet et l’engloutissement. Je suis sur ce rocher, debout, mais quelque chose de moi est déjà parti, déjà glissé vers eux, à travers la mer, le vent, l’effroi.
Ce ne sont pas des silhouettes: c’est un point de résistance. Une verticalité obstinée. Et pourtant si fragile, si vulnérable, que l’on dirait qu’un seul souffle du monde suffirait à l’effacer. Mais ils tiennent. Et dans ce fait — simple, nu, insensé — il y a plus de profondeur que dans tout ce que j’ai connu.
Ce que je ressens n’est pas une pensée. C’est un mouvement, une onde intérieure, une durée qui se dilate. La tempête autour d’eux — ce fracas, ces plis monstrueux de mer, ce ciel écartelé — tout cela ne me paraît plus extérieur, mais comme un prolongement d’une tension que je porte en moi depuis toujours, sans savoir la nommer. Ce que je vois, c’est ma propre lutte — floue, ancienne, obscure — devenue visible.
Et ces êtres, je les imagine, non pas en histoire, mais en élan. Il n’a pas de passé défini dans mon esprit, pas de nom, pas de raison d’être là. Il est arrivé. Voilà tout. Non par hasard, mais par nécessité. Par un de ces détours secrets du destin que la logique ne saisit pas. Il est là parce qu’il ne pouvait être ailleurs. Peut-être fuit-il, peut-être cherche-t-il — mais à ce point, fuir et chercher sont une seule et même chose.
Je ne peux m’empêcher de me demander s’il savent que je suis là. S’il sentent dans leurs dos, au-delà de la mer, cette conscience qui l’observe. Mais cela n’a pas d’importance. Nous sommes liés, non par le regard, mais par une tension plus profonde, comme deux notes d’un même accord que tout oppose mais qui vibrent ensemble.
Et maintenant, alors que les éclairs percent à nouveau les entrailles du ciel, je ne vois plus en eux qu'un homme dans la tempête. Je vois la tempête en l’homme. Je vois le monde entier, concentré dans ce point minuscule qui tient encore debout, non pas contre, mais avec la violence des éléments. Il ne résiste pas: il accompagne, il épouse, il endure. Comme s’il avait compris quelque chose que moi, je pressens sans le formuler.
Je ferme les yeux, et tout recommence, mais dans un éclat trouble, mêlé de doute et de chair. D’abord, j’entends le grondement: ce n’est pas un bruit, c’est une pulsation, une rumeur venue des entrailles de la Terre, comme si l’océan lui-même respirait par saccades, exhalant un souffle furieux. Puis je vois, non plus devant moi, mais en moi, cette muraille noire de nuages hérissés, alignés à l’horizon comme l’avant-garde d’une armée sans visage. Ils avançaient, non poussés par le vent, mais pareils à une masse animée, gagnant peu à peu le ciel entier.
Le vent surgit alors, non d’un point, mais de partout : il tourbillonne autour de moi, m’inonde d’un ressac d’air glacé et salé. J’entends ses hurlements — comme des plaintes de géants — se mêler au choc des vagues. Celles-ci n’étaient plus des vagues, mais d’immenses cathédrales liquides: des murailles mouvantes dont la crête blanche éclatait en gerbes d’écume, tel un rire sauvage des profondeurs. Chaque lame, quand elle montait, me paraissait suspendue un instant dans une apothéose de puissance ; puis, dans une explosion sourde, elle retombait, arrachant un grondement plus grave, plus lourd encore, comme un glas de titans.
Je sens à nouveau le sel me piquer les lèvres et les yeux ; je frémis au contact de ces embruns que je n’ai plus qu’en souvenir, et déjà mon souvenir vacille: était-ce la lame d’eau qui fouettait ma joue, ou l’écho de ma propre chair brisée ? Dans cette hésitation naît la confusion des temps : je tangue, non sur l’esquif, mais au creux de mon être, balloté entre ce qui fut et ce qui ne fut peut-être jamais.
Dans la lumière blafarde d’un éclair, je revois le ciel se fendre, zébré de bras de feu spectral. Cet éclair n’était pas un éclair, mais un appel; une braise vive jetée au cœur de l’ombre. Et le tonnerre qui suivait ne roulait pas: il tombait, écrasant l’air, plantant en moi une certitude sans mots. Mon corps adhérait alors à cette violence première; ma chair devenait la chair de l’océan — épaisse, vive, insaisissable. Mais tout cela, je ne sais plus si je l’ai réellement senti ou si c’est ma mémoire qui l’a inventé, cherchant à donner sens à l’indicible.
Je revois enfin la courbe infinie de la mer, s’étirant jusqu’à la perte de l’horizon, et je me demande si j’ai jamais contemplé autre chose que cette ligne instable entre le moi et le monde. Dans le frémissement de ma peau, je distingue encore le heurt des vagues contre le bois brinquebalant, et je doute: est-ce un écho lointain, ou la trace ineffaçable d’une expérience originelle? Le temps, confondu, se mêle à l’eau, au vent, à l’éclair, et tout devient un unique mouvement, originaire et sans mémoire autre que celle du corps qui, seul, garde la brûlure de ce spectacle.
Et maintenant, ici, sur ce rocher, je suis à la fois l’ombre et la vague, l’instant passé et l’instant présent, l’observateur et l’observé. Je ne sais plus si je regarde le souvenir ou si c’est lui qui m’observe, tandis que l’océan en furie se tient, indéfiniment, dans l’entre-deux de ma conscience troublée.