mercredi 23 avril 2025

« Dans l'obscurité de la nuit, l'homme introduit de la lumière. Le clair-obscur n'est-il pas l'éclairage ambigu de la démarche aventureuse? Attirée par la certitude incertaine de l'avenir et de la mort, l'aventure, disions-nous, est à la fois close et ouverte : elle est donc entr'ouverte, comme cette forme informe, cette forme sans forme qu'on appelle la vie humaine ; car la vie de l'homme, fermée par la mort, reste entrebâillée par l'ajournement indéfini de la mort. Pour celui qui est dedans, l'immanence signifie le sérieux, l'absence de forme, la clôture destinale, la certitude de mourir(…)»

Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, Champs essais, p. 57
 
 
 

 

... où la perception se mêle à la durée intérieure, où les impressions du monde extérieur deviennent matière vivante, continue, et s’infiltrent dans les plis de la conscience.

Je les ai vu.
Ou plutôt — non, je ne les vois plus: ils s’imposent à moi. Il sont là, sur cette tache tremblante, cette barque que les vagues soulèvent et rejettent comme si elles hésitaient entre le rejet et l’engloutissement. Je suis sur ce rocher, debout, mais quelque chose de moi est déjà parti, déjà glissé vers eux, à travers la mer, le vent, l’effroi.
Ce ne sont pas des silhouettes: c’est un point de résistance. Une verticalité obstinée. Et pourtant si fragile, si vulnérable, que l’on dirait qu’un seul souffle du monde suffirait à l’effacer. Mais ils tiennent. Et dans ce fait — simple, nu, insensé — il y a plus de profondeur que dans tout ce que j’ai connu.
Ce que je ressens n’est pas une pensée. C’est un mouvement, une onde intérieure, une durée qui se dilate. La tempête autour d’eux — ce fracas, ces plis monstrueux de mer, ce ciel écartelé — tout cela ne me paraît plus extérieur, mais comme un prolongement d’une tension que je porte en moi depuis toujours, sans savoir la nommer. Ce que je vois, c’est ma propre lutte — floue, ancienne, obscure — devenue visible.
Et ces êtres, je les imagine, non pas en histoire, mais en élan. Il n’a pas de passé défini dans mon esprit, pas de nom, pas de raison d’être là. Il est arrivé. Voilà tout. Non par hasard, mais par nécessité. Par un de ces détours secrets du destin que la logique ne saisit pas. Il est là parce qu’il ne pouvait être ailleurs. Peut-être fuit-il, peut-être cherche-t-il — mais à ce point, fuir et chercher sont une seule et même chose.
Je ne peux m’empêcher de me demander s’il savent que je suis là. S’il sentent dans leurs dos, au-delà de la mer, cette conscience qui l’observe. Mais cela n’a pas d’importance. Nous sommes liés, non par le regard, mais par une tension plus profonde, comme deux notes d’un même accord que tout oppose mais qui vibrent ensemble.
Et maintenant, alors que les éclairs percent à nouveau les entrailles du ciel, je ne vois plus en eux qu'un homme dans la tempête. Je vois la tempête en l’homme. Je vois le monde entier, concentré dans ce point minuscule qui tient encore debout, non pas contre, mais avec la violence des éléments. Il ne résiste pas: il accompagne, il épouse, il endure. Comme s’il avait compris quelque chose que moi, je pressens sans le formuler.
Je ferme les yeux, et tout recommence, mais dans un éclat trouble, mêlé de doute et de chair. D’abord, j’entends le grondement: ce n’est pas un bruit, c’est une pulsation, une rumeur venue des entrailles de la Terre, comme si l’océan lui-même respirait par saccades, exhalant un souffle furieux. Puis je vois, non plus devant moi, mais en moi, cette muraille noire de nuages hérissés, alignés à l’horizon comme l’avant-garde d’une armée sans visage. Ils avançaient, non poussés par le vent, mais pareils à une masse animée, gagnant peu à peu le ciel entier.
Le vent surgit alors, non d’un point, mais de partout : il tourbillonne autour de moi, m’inonde d’un ressac d’air glacé et salé. J’entends ses hurlements — comme des plaintes de géants — se mêler au choc des vagues. Celles-ci n’étaient plus des vagues, mais d’immenses cathédrales liquides: des murailles mouvantes dont la crête blanche éclatait en gerbes d’écume, tel un rire sauvage des profondeurs. Chaque lame, quand elle montait, me paraissait suspendue un instant dans une apothéose de puissance ; puis, dans une explosion sourde, elle retombait, arrachant un grondement plus grave, plus lourd encore, comme un glas de titans.
Je sens à nouveau le sel me piquer les lèvres et les yeux ; je frémis au contact de ces embruns que je n’ai plus qu’en souvenir, et déjà mon souvenir vacille: était-ce la lame d’eau qui fouettait ma joue, ou l’écho de ma propre chair brisée ? Dans cette hésitation naît la confusion des temps : je tangue, non sur l’esquif, mais au creux de mon être, balloté entre ce qui fut et ce qui ne fut peut-être jamais.
Dans la lumière blafarde d’un éclair, je revois le ciel se fendre, zébré de bras de feu spectral. Cet éclair n’était pas un éclair, mais un appel; une braise vive jetée au cœur de l’ombre. Et le tonnerre qui suivait ne roulait pas: il tombait, écrasant l’air, plantant en moi une certitude sans mots. Mon corps adhérait alors à cette violence première; ma chair devenait la chair de l’océan — épaisse, vive, insaisissable. Mais tout cela, je ne sais plus si je l’ai réellement senti ou si c’est ma mémoire qui l’a inventé, cherchant à donner sens à l’indicible.
Je revois enfin la courbe infinie de la mer, s’étirant jusqu’à la perte de l’horizon, et je me demande si j’ai jamais contemplé autre chose que cette ligne instable entre le moi et le monde. Dans le frémissement de ma peau, je distingue encore le heurt des vagues contre le bois brinquebalant, et je doute: est-ce un écho lointain, ou la trace ineffaçable d’une expérience originelle? Le temps, confondu, se mêle à l’eau, au vent, à l’éclair, et tout devient un unique mouvement, originaire et sans mémoire autre que celle du corps qui, seul, garde la brûlure de ce spectacle.
Et maintenant, ici, sur ce rocher, je suis à la fois l’ombre et la vague, l’instant passé et l’instant présent, l’observateur et l’observé. Je ne sais plus si je regarde le souvenir ou si c’est lui qui m’observe, tandis que l’océan en furie se tient, indéfiniment, dans l’entre-deux de ma conscience troublée.

 

 

mardi 22 avril 2025


La mer dormait, vaste bête obscure, lorsqu’un frisson terrible la parcourut. Du plus profond des cieux, un soupir monta, long, rauque, presque sacrilège, et l’horizon, ce trait d’union entre l’infini et l’abîme, s’effaça sous un poids d’ombre. Alors que le volcan s’effondrait, la tempête se leva.
Tout commença par le vent — pas ce vent léger qui caresse les dunes, mais un souffle grave, antique, venu des entrailles du monde. Il ne se contentait plus d’agiter les flots, il les arrachait à eux-mêmes. Il tourbillonnait, hurlait, frappait, tel un archange déchu, tout empli du feu du volcan, fendait le néant avec des ailes de cendres. On eût dit que l’air lui-même était devenu matière, colère, puissance nue.
La mer, elle, n’était plus qu’un cri. Chaque vague montait comme une montagne et s’effondrait en gouffre. Ce n’étaient plus des lames d’eau, mais des chasses de titans, des sabres d’écume brandis par l’Invisible. Le sel volait dans l’air comme un sable d’apocalypse, piquant l’espace d’une morsure acide. L’océan, ce géant aux mille bras, luttait contre rien, contre tout, contre Dieu peut-être.
Le ciel, ténébreux d’un noir d’encre, s’ouvrait par instants dans une lumière d’outre-tombe. Des éclairs — longs, silencieux d’abord, puis éclatants comme des fouets célestes — venaient lacérer l’ombre de leurs griffes blanches. Chaque éclair semblait graver une malédiction sur le front du monde. Puis venait le tonnerre, qui ne roulait pas: il tombait, fracassait. C’était une chute d’enclumes dans le vide, une voix d’abîme s’adressant à rien.
Et tout autour, l’univers se taisait. Aucun oiseau, aucun souffle de terre, aucun murmure ne venait répondre à cette démesure. La tempête régnait seule, sans témoin, sans écho, souveraine.
Elle passait, immense, dévastatrice et sublime, comme passent les colères d’un dieu sans nom. C’est alors que l’enfant renaissait…

Extrait du journal de Lucien
 

 
 
Entre deux bouleversements plus ou moins radicaux, les habitants de l'Archipel, aujourd'hui connu sous le nom de Terra Archipelago, se prêtent involontairement au grand jeu des apparitions et des disparitions. C'est ainsi que, en ces sortes d'intermèdes mouvementés et périlleux, Pinocchio, l'Autre, au creux d’une vague énorme, fit son apparition... en plusieurs morceaux...
– Ne voyez-vous point cette marionnette désarticulée, et même décapitée, qui flotte dans le creux des remous? Ne serait-ce point ce Pinocchio dont j’ai autrefois longuement entendu parler?
– Croyez-vous que nous puissions lui porter secours?
– D'une part je ne sais si le destin le veut ainsi ou s'il lui serait préférable et profitable d'y parvenir par elle-même... 
– Et d'autre part?
– D'autre part, je ne sais si nous en sommes capable...
– Allons-nous attendre sans rien faire?
– Je crains que ce ne soit la seule solution… De toute façon vous voyez bien qu’en ces lieux désolés et pour d’obscures raisons, il ne reste de lui que quelques éléments parfaitement disjoints… lesquels semblent par ailleurs bien loin de former un ensemble complet ou même simplement viable. Avec quelque peu de chance, quand la nature de ce lieu aura repris son naturel et que nous-mêmes auront repris pied nous pourrions les retrouver échoués sur une plage ou quelque rocher bienveillant de façon plus naturelle.


lundi 21 avril 2025


 
«  Le funambule est une île, qui se souvient des continents et les salue de loin.»

Michaël Ferrier, Mémoires d’Outremer



 
– Je ne voudrais point paraître insolent cher Julien, mais, comme vous pouvez le constater, le temps joue contre vous dans ces contrées, vous y avez déjà perdu votre chemise et certainement votre chemin, ce qui m'amène à cette question: comment voyez-vous la suite de votre mission... si mission il y a encore...
– Je m'étonne de vous entendre si pessimiste vous qui avez, si j'en crois ce que vous m'avez appris, le don de voir au-delà de ce qui pour nous est le présent. Souvenez-vous, tout change constamment sur cette Terra Archipelago aux contours incertains. Ainsi ce qui est aujourd'hui, demain ne sera plus... et qui peut savoir, avec ou sans chemise, ce qu'il adviendra?

dimanche 20 avril 2025

 « Il vous est venu une superbe idée dont vous rêveriez de faire un livre? Ne vous empressez pas de passer à l'exécution; ce n'est pas nécessaire, car vous pouvez être sûr que, tôt ou tard, quelqu'un d'autre aura la même idée... et en fera un usage parfait.
Je vous parle d'expérience. Il y a dix-huit ans que je caressais le projet d'écrire l'histoire des naufragés du Batavia. J'ai collectionné à peu près tout ce qui se publiait sur le sujet; puis j'ai fait un séjour aux îles Houtman Abrolhos, site du naufrage. Au cours des années, j'ai continué à accumuler les notes, mais sans jamais me résoudre à écrire la première page de ce fameux ouvrage en gestation qui, dans l'imagination de plus en plus sarcastique de mes proches, commença tout doucement à prendre une dimension mythique. De temps à autre, il m'arrivait d'apprendre qu'un nouveau livre venait de paraître sur mon sujet; j'en avais une sueur froide, et je me précipitais dessus en tremblant. Mais non, ce n'était qu'une fausse alerte; je m'apercevais bien vite, avec soulagement, que l'auteur avait encore une fois manqué la cible, ce qui renforçait mon faux sentiment de sécurité. Une ou deux fois cependant, je sentis passer le vent du boulet, mais je ne sus pas en tirer la leçon.»

Simon Leys, Les naufragés du Batavia, Points
 
 




– Y a-t-il un monde au-delà du nôtre?
– Pour le savoir il faudrait déjà connaître si le nôtre a des limites…
– Et si tel était le cas?
– Alors effectivement la question se poserait.
– Alors quelle serait votre réponse?
– Je crois qu’il est difficile… si ce n’est impossible d’imaginer cela… Pour commencer je crois qu’il nous faudrait déterminer ce que nous croyons à partir de ce qui pourrait être sûr… ce qui pourrait être incontestable et sur lequel nous pourrions nous appuyer…
– Et alors?
– Alors… malheureusement je ne crois pas que nous serions plus avancés…
– Serions-nous condamnés à être des naufragés pour l’éternité?
– Naufragés… peut-être… mais l’éternité… vous voilà bien présomptueux… Notre vie, à l’instar de toute autre est limitée… Certes chaque jour nous pouvons envoyer quelques mots, mais ces mots trouveront-ils lecteurs? Rien n’est moins sûr…



 


– Croyez-vous que que votre récit puisse être compris?


– Certainement....

– Vous laissez traîner la voix ce qui laisse à entendre quelque chose de masqué que vous ne dites pas.

– C'est bien cela. Ce qui est dit, je vous le répète me vient de plusieurs générations, on me l'a raconté...

– Vous nous le répétez, oui, mais l'histoire, elle, ne se répète pas...

–  Je ne puis que répéter la chose ou plutôt le récit... L'objet de notre discussion ne peut être dit entièrement. C'est pourquoi il ne se répète pas: il se représente...

– Vous voulez dire qu'il se présente à nouveau?

– Oui, et, avec un peu de patience et de curiosité, le lecteur curieux pourrait, s'il le veut, reconstituer et comprendre ce récit d'une toute autre manière que ce qui lui lui est présenté. Ce qu'il ne peut pas faire, ce à quoi il ne peut prétendre c'est de lui imposer une logique qui lui serait propre sous prétexte que ce récit n'en aurait pas... 
 
– Pourtant, si j'en crois ce que vous me dites, il me paraîtrait normal, le moindre des savoir-vivre, que le lecteur  agisse selon la logique qui lui est propre, suivant en cela le modèle que vous prétendez ne pas lui imposer!


– C'est cela, mais dans ce que je vous disais, l'important était la deuxième partie de la phrase: il ne peut le faire "sous prétexte que ce récit n'aurait pas de logique"!


– Pourquoi cela?

– Parce que, au-delà d'une certaine logique, il existe d'autres logiques qui sont régie par des mesures parfaitement cohérentes, même si elles ne sont pas courantes.

– Je ne suis pas sûr de comprendre, mais dans le fond n'est-ce pas précisément ce que pourrait dire le lecteur qui ferait intervenir sa logique!


– Vous avez parfaitement raison... à une condition.

– Laquelle?

– Qu'il n'exclue pas ce qu'il ne comprend pas... 



samedi 19 avril 2025

 
«  La fiction est un mensonge qui recouvre une vérité profonde.»

Mario Vargas Losa
 
 
 

Platon, l'Ancien, grandit seul. Mais ce qui réfléchit en lui ne lui laisse guère de répit. Seul sur son île, il est à l'affut. Le langage, très particulier,... trop... qu'il a acquis dès son plus jeune âge ne le quitte guère. Très tôt, les grande lignes se sont posées... imposées. Qui saurait dire ce qu'elles tentent de piéger.

– On peut se battre contre l’abomination, les écrivains, beaucoup d'écrivains le font très bien, mais pour quel résultat?

 Lentement, le peu de mots qu'il a appris, beaucoup par habitude, quelques fois par plaisir, un peu de force, diminue.

– Aujourd'hui, au risque de vous frustrer quelque peu, je commence à aimer ces trous dans lesquels disparaissent des pans entiers d'une mémoire qui ne me concerne plus...

vendredi 18 avril 2025

 

 

– D'où viennent ces images ?
– Je n'en sais rien. Mes poches en sont pleines, sans parler de ma tête.... Mais de fait, à moi, elles ne parlent pas... d'ailleurs je ne les regardent jamais. De temps à autre j'en ramasse une que je mets dans une poche. Ainsi elles s'entassent dans l'ordre où je les trouve. Si quelqu'un me le demande, je les montre, dans l'ordre inverse où je les ai récoltées et là elles se mettent à parler. Pour moi-même, je ne les regarde jamais. À l'exception d'une seule.
– Laquelle?
Celle que je vais te montrer et qui pose sans cesse la question: 
– Mais, qui est-tu?
Il mit la main à l'intérieur de son manteau et me sortit ce portrait. Quand je lui faisais remarquer qu'il y en avait deux, il se contenta de sourire...


jeudi 17 avril 2025

 



Le refroidissement de la surface externe du corps entraîne inexorablement la faiblesse, puis une insensibilité progressive. Arrivés à cette période, une partie des malades revient à la vie, une autre fraction succombe à l'oubli, et une dernière tombe dans un état particulièrement fiévreux et exalté, fort dangereux, qui peut se prolonger longtemps et durant laquelle les malades parlent avec une frénésie qui frôle la folie. Chacun sait qu'au commencement d'une épidémie tous les remèdes dits éprouvés sont inactifs. En particulier lors de l'apparition d'une sorte de maladie nouvelle. À la fin de cette épidémie les moyens et les médications les plus variés opèrent quelques miracles. Cela signifie que la maladie, une fois déclarée, suit sa marche fatale, et enlève, d'une manière ou d'une autre, en dépit de toute intervention médicale, si rationnelle qu'elle soit, plus de la moitié des personnes frappées.

Rapport du cinquième jour de l’envoyé spécial Ulysse par notre Grand Vérificateur des Croyances 

- Progressivement, ma peau s’était mise à brûler. Ce n'était pas seulement une sensation que je ressentais de l'intérieur mais mes propres yeux ne me laissaient pas le choix de l'interprétation. Je brûlais. Dès lors je n'avais qu'une solution, je me jetais à l'eau, espérant par ce geste mettre fin à ces brûlures insupportables. J'avais conscience de l'ambiguïté de mon geste. Je ne sais si je cherchais à mettre fin à mes douleurs ou à ma vie. Naturellement, il m'est plus facile aujourd'hui d'essayer de mettre de l'ordre dans l'enchevêtrement de mes pensées et de mes actions, mais alors mes gestes et mon esprit étaient plus que désordonnés. Fort heureusement cela ne dura pas… Je nageais longtemps et, sans que je l’aie prémédité je me retrouvais comme un naufragé sur une autre île bien plus petite que la précédente. Ma peau s’était refroidie. J’étais épuisé, mais j’avais l’agréable sensation de revenir à la vie.

 

mercredi 16 avril 2025

« Les critiques nombreuses auxquelles le théâtre a donné matière, tout au long de son histoire, peuvent en effet être ramenées à une formule essentielle. Je l'appellerai le paradoxe du spectateur, un paradoxe plus fondamental peut-être que le célèbre paradoxe du comédien. Ce paradoxe est simple à formuler: il n'y a pas de théâtre sans spectateur (fût-ce un spectateur unique et caché, comme dans la représentation fictive du Fils naturel qui donne lieu aux Entretiens de Diderot). Or, disent les accusateurs, c'est un mal que d'être spectateur, pour deux rai-sons. Premièrement regarder est le contraire de connaître. Le spectateur se tient en face d'une apparence en ignorant le processus de production de cette apparence ou la réalité qu'elle recouvre. Deuxièmement, c'est le contraire d'agir. La spectatrice demeure immobile à sa place, passive. Être spectateur, c'est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d'agir.» 

Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La fabrique editions 




La question demeure pour Lucien Joyeux: 
– Ce rêve… est-il le mien? Se pourrait-il que le remplacement de l'enfant par cette figure masquée signifie une étape dans mon propre cheminement intérieur. L'innocence s'estompe, laissant place à une conscience plus aiguë des complexités de l'existence. La lumière nouvelle… est-ce l'aube d'une nouvelle compréhension, ou l'éclat annonciateur d'une crise?
Il faut que je continue à observer, à ressentir  au plus profond de moi-même les échos de ces images. Ce voyage onirique, qu'il soit le mien ou celui d'un autre, continue de se dérouler, et chaque détail de cette nouvelle scène porte en lui une signification potentielle, une clé pour déchiffrer les mystères de l'esprit.

mardi 15 avril 2025

 



Lucien est un peu perdu. Il se parle.
– Pardonnez mon inattention. Comment n’ai-je point vu le changement s’opérer L'isolement, peut-être, trouble ma perception. Observons attentivement ce qui maintenant s'offre à nos yeux sur cette île de roche et de silence.
Ah… le visage a changé, en effet. Ce n'est plus l'image d'une pureté enfantine qui traverse ce paysage étrange. À présent, le cavalier arbore un masque d’homme vieillissant. Une barbe quasi blanche, des orbites sombres et énigmatiques, qui dissimulent toute expression, toute trace d'humanité reconnaissable. Ce changement serait-il … significatif?
Le chapeau haut de forme bleu persiste, incongru et pourtant présent, comme un vestige d'une identité ou d'une fonction. Le corps, vêtu des mêmes vêtements que l’enfant disparu, semble plus anguleux, moins souple. Il y a une raideur dans sa posture, une tension palpable dans la manière dont il s'agrippe à son bâton.
La monture ailée, l'âne spectral, poursuit son vol improbable à travers cet environnement minéral. 
Le paysage, lui, s'est transformé. Un disque lumineux, d'une teinte orangée chaude, apparaît en arrière-plan, auréolé de ce qui ressemble à des nuages de fumée ou de vapeur aux teintes roses et mauves. Cette lumière contraste violemment avec le ciel gris-vert et les roches sombres, introduisant une dimension nouvelle, peut-être de chaleur, de danger, ou d'une présence cosmique.
Les drapeaux déchirés flottent toujours, mais ils semblent plus estompés, presque absorbés par cette nouvelle lumière ambiante. Leur signification, de ce fait, pourrait avoir évolué.
L’esprit de Lucien, psychiatre échoué, se remet à l'œuvre, confronté à cette nouvelle énigme visuelle. Le remplacement de l'enfant par cette figure… presque un masque… quel sens cela porte-t-il ?
– Le masque… symbole universel de dissimulation, de rôle social, de ce que nous choisissons de montrer ou de cacher. Qui se cache derrière cette blancheur énigmatique? Est-ce la perte de l'innocence? L'entrée dans un âge plus complexe, où les identités se construisent et se dissimulent derrière des façades?
Le maintien du chapeau… encore trop grand par ailleurs… est-ce une tentative de conserver une part de cette innocence perdue? Un souvenir tenace d'une identité antérieure? Ou bien un simple ornement absurde dans ce voyage surréaliste?
La raideur du corps… traduit-elle une anxiété accrue, une perte de la légèreté de l'enfance? La tension dans la prise du bâton… ou de la canne? Est-ce la peur de tomber, de perdre le contrôle de cette étrange chevauchée?
Et cette lumière… cette source chaude et diffuse. Est-ce un espoir nouveau qui se lève à l'horizon de ce paysage désolé? Ou bien une menace imminente, une source de danger qui colore le ciel d'une teinte inquiétante? Les volutes roses et mauves… ne sont-elles pas les émanations d'une émotion intense, peut-être de la passion, de la colère, ou même d'une forme de folie?
Les drapeaux estompés… leur signification s'en trouve-t-elle diluée par cette nouvelle lumière? Sont-ils des souvenirs qui s'éloignent, des regrets qui s'estompent face à une nouvelle réalité?
Si la première image pouvait évoquer un rêve d'innocence perdue, celle-ci semble plonger plus profondément dans les complexités de l'identité, de la dissimulation et des émotions ambivalentes. Le voyage continue, mais la direction s’est inversée, et le passager a changé. Le paysage s'est teinté d'une lumière nouvelle, porteuse d'autant de promesses que de menaces.
Et moi, dis-moi Lucien… que révèle cette transformation à mon propre inconscient? Le masque… ne porte-t-il pas en lui l'écho de mes propres tentatives de dissimuler mes faiblesses, mes doutes, derrière une façade de rationalité clinique? Cette lumière nouvelle… n'est-elle pas le reflet d'une prise de conscience, d'une illumination soudaine qui vient bouleverser mon isolement?



lundi 14 avril 2025

 
 

 
Lucien se sent bien seul face aux images qu’il essaye de comprendre et qu'il découvre dans les différents cahiers et carnets qui viennent s'ajouter à ceux qui lui ont servi à rédiger son rapport.
– Que dire de cette vision… Sur cette île de basalte, où le silence n'est brisé que par le cri d’invisibles goélands et le ressac incessant, au milieu de cette stérilité minérale qui, sous mes yeux, semble défier toute forme de vie… et voilà qu’ils sont témoins de cette étrange procession.
Un enfant, un être fragile, coiffé d'un improbable chapeau bleu, flottant sur le dos d'une chimère ailée. Un âne? Un cheval spectral? Ses membres tendus dans un effort silencieux, ses ailes sombres tranchant la pâleur du ciel. L'enfant, cramponné à une simple perche, son visage… si serein au milieu de cet étrange voyage. Où va-t-il? D'où vient-il?
Et ce paysage… ces pics acérés, lacérés de tons violets et gris, dressés comme les vestiges d'un cataclysme oublié. Et ces étendards… ces lambeaux de tissu bordeaux, flottant tristement, accrochés à des mâts solitaires. Des emblèmes d'une gloire passée? Des souvenirs d'une civilisation engloutie par la lave et le temps?
Mon esprit, formé à déchiffrer les méandres de l'âme humaine, s'emballe. Est-ce une hallucination, fruit de la solitude et de la rudesse de cet environnement ? Ou bien suis-je témoin d'une manifestation… de quoi, au juste? Un symbole ? Une allégorie projetée par mon propre inconscient sur la toile brute de cette île désolée ?
Cet enfant… représente-t-il l'innocence, l'espoir qui persiste même dans les lieux les plus arides? Son chapeau haut de forme, incongru et manifestement trop grand, tout comme ses habits, ne serait-il pas une tentative désespérée de maintenir une forme de normalité, de civilisation, au sein de cet étrange périple ? Et cette monture… cette créature hybride, entre le terrestre et l'aérien… n'est-ce pas l'incarnation de notre propre ambivalence, tiraillés entre nos instincts primaires et notre aspiration à la transcendance?
Ces drapeaux déchirés… parlent-ils de défaites, de rêves brisés, de batailles perdues contre les forces implacables de la nature ou de nos propres démons? Sont-ils les vestiges de nos idéaux fanés, flottant comme des fantômes dans le ciel de notre psyché?
Et ce ciel… cette teinte gris-vert, ces nuages tourmentés… reflètent-ils mon propre état intérieur?
Cette angoisse sourde qui m'étreint face à cet isolement, face à l'énigme de cette vision?
Je me pose tant de questions. Ce voyage… est-ce une fuite? Une quête? Une errance sans but dans un monde intérieur désolé? L'enfant est-il moi-même, perdu dans les méandres de ma propre solitude? La créature, une métaphore de mes propres forces et faiblesses, me portant vers un destin incertain?
Cette île… n'est-elle pas le miroir de mon propre paysage intérieur? Un lieu stérile en apparence, mais peut-être fertile en symboles, en émotions refoulées qui cherchent à s'exprimer à travers cette étrange scène.
Il faut que je comprenne. Il faut que je déchiffre ce langage visuel. Chaque élément semble chargé de sens, chaque détail résonne avec une intensité troublante. Cette vision… elle me confronte à quelque chose de profond, d'essentiel. Peut-être est-ce la clé pour déverrouiller une part de moi-même que j'ignorais jusqu'à présent.
Je suis seul ici, face à cette énigme. Mon esprit est à la fois rationnel et submergé par l'émotion. La logique tente de décortiquer, d'analyser, de trouver une explication plausible. Mais mon cœur… mon cœur ressent une étrange mélancolie, une fascination mêlée d'inquiétude face à cette image surréaliste.
Cette île… ce n'est plus seulement un lieu d'exil. C'est devenu le théâtre d'une introspection forcée, un laboratoire de mon propre inconscient. Et cette vision… elle est le point de départ d'un nouveau voyage, un voyage intérieur dont l'issue m'est encore inconnue.
 
 

dimanche 13 avril 2025

« Je ne sais pas si beaucoup d'hommes ont comme moi depuis l'enfance pressenti toute leur vie. Rien ne m'est arrivé que je n'aie obscurément prévu dès mes premières années.
Les ruines d'Angkor, je me souviens si bien de certain soir d'avril, un peu voilé, où en vision elles m'apparurent ! Cela se passait dans mon « musée» d'enfant, - très petite pièce, en haut de ma maison familiale, où j'avais réuni beaucoup de coquillages, d'oiseaux des îles, d'armes et de parures océaniennes, tout ce qui pouvait me parler des pays lointains. Or il était décidé tout à fait à cette époque, par mes parents, que je resterais près d'eux, que jamais je n'irais courir le monde, comme mon frère aîné qui venait de mourir là-bas en Extrême-Asie.

Pierre Loti, Un pèlerin d’Angkor
 
 

 
Il est des limites que nous ne pouvons dépasser... mais ces limites n'obéissent à aucunes règles...
Je ne saurais dire à quel moment précisément le paysage a changé. Il n’y a pas eu de fracas, pas d’orage, pas même un frémissement particulier dans l’air, mais quelque chose s’est déplacé, ou s’est dévoilé. Cela s’est produit en dehors de mon regard et pourtant, tout autour de moi maintenant, il y a... autre chose. Je suis parti au lever d’un jour gris, le ciel pluvieux nimbant la roche volcanique de reflets huileux, dans cette désolation nue où je croyais pouvoir contempler le monde comme une abstraction minérale. Et pourtant, après quelques heures de marche — ou peut-être moins, ou davantage, le temps n’a plus d’échelle ici — j’ai senti sous mes pieds le sol devenir plus meuble, comme si la roche s’était retirée pour céder place à quelque chose de plus... ancien... en même temps que je me sentais rajeunir.

samedi 12 avril 2025

 





(Le ciel est d’ardoise. Le volcan dort. Une lumière trouble se répand sur la plage. À l'intérieur du cirque, Damon, redevenu bleu, observe distraitement le bas de sa colonne. Daemon, invisible comme souvent, reste debout sans bouger, ses yeux fixés vers d'autres temps.)
Asinus, le Pantin et Damon, réunis sous un chapiteau suspendu au dessus des éléments, s’apprêtent à faire face aux nouveaux venus. Ils ont été prévenus par Damon qui à cette occasion, ainsi qu'il l'a déjà fait au professeur Lucien, va leur révéler sa vraie nature.
– Je ne suis pas le petit chien bleu que vous croyez. Ma vraie nature est toute autre et mon nom en est la trace. Ainsi je m’appelle Daemon et non Damon. Je suis un démon mais n’ayez crainte un démon n’est pas ce que vous croyez ou ce que l’on vous a fait croire. Je suis celui qui veille sur votre destinée et, dans le fond, je ne suis qu’un messager. Je ne puis rien faire qui puisse vous être contraire. Il vous appartient de faire bon usage des possibilités que je vous offre. Ces jours-ci j’ai donc suivi pas à pas ces deux étranges visiteurs… sans qu’ils le sachent.
– Comment cela peut-il se faire? Il m’a semblé que vous étiez à tous moments à nos côtés!
– Il y a autre chose que je dois vous révéler… Il m’arrive d’être doublé par un véritable petit chien bleu que j’ai formé à cet usage en utilisant toute l’étendue de ses propres qualités. Il vous était impossible de faire la différence avec moi. Il me ressemble parfaitement, mais ne lui manque que ce qui fait de moi ce que certains êtres humains appellent un démon.
Lucien le comprend:
– Vous savez, Daemon, parfois j’ai l’impression que nous sommes faits de seuils. De passages. D’interstices entre deux états. Ni chiens, ni voix, ni créatures. Juste… des fragments qui parlent. 
– Vous mettez le doigt dessus, Lucien. C’est cela même qui traverse celui qui t’a imaginé. Il ne crée pas des êtres. Il fait naître des "entres". Des êtres qui marchent sur le fil du visible et du silence. Vous le sentez bien, il ne cherche pas à raconter des histoires. Il creuse un souffle.
– Des "entres"... dites-vous... Qu'est-ce que cela?
– Oui, cela veut dire qu’il ne crée pas des choses pleines, fermées sur elles-mêmes, comme des personnages bien définis, ou des récits tout faits. Il crée des états de passage, des intermédiaires, des formes en tension... "Entre" n’est normalement pas un nom. Mais ici, il le transforme en un substantif poétique, un mot nouveau. Un "entre", c’est l’espace entre deux choses, mais qui est lui-même une chose. 
– Croyez-vous, mon ami, où que nous soyons, en ce monde étrange nous vivons notre vie, ou celle d’un mensonge ?


vendredi 11 avril 2025

 



– Imaginez quelqu’un qui écrit. Ce quelqu’un ne se cache pas: il s’insinue dans les voix qu’il fait parler. Il se glisse derrière un volcan qui respire, un chien qui n’en est pas un, une marionnette qui questionne son existence, un Souriant invisible qui observe tout. Et dans chaque inflexion, dans chaque silence, quelque chose de très précis s’exprime: une pensée profonde, inquiète, articulée avec rigueur, mais aussi — et peut-être surtout — une immense sensibilité à ce qui échappe à la logique immédiate du monde. La narration ne se contente pas de raconter : elle cherche le bord, le seuil, l’interstice entre les choses. Le volcan n’est pas seulement un phénomène géologique ; il est un être qui écoute. L'un des chiens n’en est pas un, mais un daemon — pas seulement dans le sens mythologique, mais dans une acception éthique, poétique, philosophique.
Ce goût du seuil — entre animalité et humanité, visible et invisible, science et mythe — révèle une pensée inquiète des catégorisations figées. Il y a chez l’auteur un refus discret mais ferme de l’évidence: une volonté de penser les choses dans leur tremblement
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lundi 7 avril 2025

 « Joue le jeu. Menace le travail encore plus. Ne sois pas le personnage principal. Cherche la confrontation. Mais n'aie pas d'intention. Evite les arrière-pensées. Ne tais rien. Sois doux et fort. Sois malin, interviens et méprise la victoire. N'observe pas, n'examine pas, mais reste prêt pour les signes, vigilant. Sois ébranlable. Montre tes yeux, entraîne les autres dans ce qui est profond, prends soin de l'espace et considère chacun dans son image. Ne décide qu'enthousiasmé. Échoue avec tranquillité. Surtout aie du temps et fais des détours. Laisse-toi distraire.
Mets-toi pour ainsi dire en congé. Ne néglige la voix d'aucun arbre, d'aucune eau. Entre où tu as envie et accorde-toi le soleil. Oublie ta famille, donne des forces aux inconnus, penche-toi sur les détails, pars où il n'y a personne, fous-toi du drame du destin, dédaigne le malheur, apaise le conflit de ton rire. Mets-toi dans tes couleurs, sois dans ton droit, et que le bruit des feuilles devienne doux. Passe par les villages, je te suis.»

Peter Handke, Par les villages, nrf Gallimard, p.17-18



 
 – Croyez-vous que nous soyons dans notre propre monde?
– Que voulez-vous dire?
– J’ai l’impression d’être… ou plutôt de ne pas être chez nous… 
– Je crois qu’il vaudrait mieux se demander si nous vivons notre propre vie…
– J’entends au loin des voix inconnues… qui ne peuvent être les nôtres… Et, pendant que nous sommes dans les profondeurs de l’inconnu, croyez-vous que nous puissions connaître ne serait-ce qu’un semblant de réalité?
– Vous savez parfaitement bien que ce sur quoi le rideau tombe n’est rien d’autre qu’un théâtre dont l’existence, à bien des égards, n’est point ce que l’on nomme la réalité… et encore faudrait-il que ce théâtre existe réellement…
– Que voulez-vous dire par là?
– Ce théâtre… si cela se trouve…personne ne l’a jamais vu…
– Et pourtant… nous y sommes…
– Saviez-vous qu'il se pourrait que l'île, sur laquelle se trouve présentement notre théâtre, puisse être envahie?
– Par qui?
– Non seulement par ces voyageurs descendus de ces paquebots à moitié vides qui par instants croisent par ici. mais par une espèce de primate étrange encore inconnue jusqu'à ce jour.
– À quoi les reconnait-on? 
– De loin ils ont l'apparence d'humains. Ils sont blancs, ils ont une légère excroissance chevelue qui leur sert de visière, un jabot rouge sang et sont accompagnés de pingouins dont certains semblent dépourvus de tête, mais armés jusqu'aux dents.
– Que viendraient-ils vie faire ici? Ils n'y trouveraient rien rien d'autre que de la roche, de la houle et du vent...  Un jour de calme pour des semaines d'orages, d'éruptions et de tumulte… Quelques rares spectateurs, un peu de terre, et encore, tout aussi rarement... avant que le vent… ou les fureurs du ciel ne les emportent.
– Ne le répétez pas... mais c'est cela qu'ils cherchent...
– Précisez, je vous prie.
– C'est de ces terres rares qu'il est question. Vous le savez, comme moi, en un instant, ces terres sont capables de donner naissance à des mondes inimaginables...
– ... avant de disparaître le lendemain... 
– C'est ce qui fait leur rareté…

dimanche 6 avril 2025

 


– Il me semble que bien avant que l’on attribue du temps aux mots, ceux-ci, selon les circonstances en sont déjà chargés. Alors on pourrait dire que le temps... enfin... dutemps est contenu dans les mots...

samedi 5 avril 2025

 
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Lucien avançait sur la plage, le regard perdu dans la lumière diffuse du matin. L’aube avait laissé une brume fine suspendue sur l’eau, et le sable, humide de la marée nocturne, gardait la mémoire des vagues en stries délicates. Il marchait sans but précis, suivant les battements de la houle comme on suit une pensée errante, quand il aperçut une silhouette au loin.  
Un garçon.  
Non, pas un garçon. Quelque chose d’autre.  
Il était grand, trop grand pour le costume fatigué qui le couvrait, et pourtant, celui-ci semblait glisser sur lui comme une enveloppe trop lâche, un vêtement emprunté à un autre temps, à un autre corps. Lucien l’avait déjà vu. Il le savait, sans savoir où, sans savoir quand.  
Lorsqu’il fut à sa hauteur, il s’arrêta.  
— Il semblerait que vous ayez parlé avec Damon… enfin… Daemon, puisque tel est son véritable nom.  
Le garçon ne répond pas tout de suite. Il détoure légèrement le visage vers la mer, comme si la question devait s’accorder au mouvement des vagues avant de pouvoir être formulée.  
— Pourriez-vous me dire ce que vous en avez pensé?  
Le vent souleva imperceptiblement le tissu de son costume trop large. Il parlait enfin, mais sa voix ne ressemblait pas à celle d’un enfant. Elle était lente, profonde, comme taillée dans une matière ancienne.  
— Daemon ne se définit pas, il se pressent. Il est un passage, une articulation invisible entre le visible et ce qui lui échappe. Ce n’est ni un nom ni une fonction, mais un élan, un souffle. 
Il marque une pause, cherchant un mot plus précis, puis reprit:  
— Il est ce qui veille. Non comme un dieu, car il ne juge pas. Non comme une ombre, car il n’effraie pas. Mais il est là, dès le début, dès le premier cri, dès le premier battement de paupières sur la lumière du monde.**  
Lucien fronça légèrement les sourcils.  
— Que voulez-vous dire?  
Le garçon posa lentement son regard sur lui, et dans ses yeux flottait une connaissance qui n’aurait pas dû appartenir à un enfant.  
— Daemon est là au berceau. Comme une fée, oui, mais sans ailes et sans enchantements. Il ne se penche pas pour donner un don ou une malédiction. Il se tient en retrait, et pourtant il suit, il accompagne. Il est ce qui murmure à l’oreille de celui qui apprend à marcher, ce qui lui fait tourner la tête au carrefour, ce qui trace des chemins sans qu’il les voie.  
Lucien sentit un frisson lui remonter l’échine.  
— Un gardien, alors?  
Le garçon eut un sourire infime, à peine un pli sur son visage grave.  
— Un guide. Mais pas un sauveur. Il n’empêche pas la chute, il ne retient pas la main avant l’erreur. Il est là pour souffler, pas pour contraindre. C’est l’homme qui choisit, toujours.  
Lucien sent, en lui-même, quelque chose vaciller, une compréhension fugace, un écho d’une vérité pressentie sans jamais avoir été nommée.  
— Alors, ce daemon nous accompagne… depuis toujours?  
Le garçon haussa légèrement les épaules.  
— Cela dépend. Certains l’écoutent. D’autres l’oublient. Mais il ne disparaît jamais tout à fait.  
Le silence s’étira entre eux, ample comme l’espace entre deux vagues.  
Lucien voulait répondre, mais il n’en eut pas le temps.  
Le garçon s’était déjà retourné, et à travers la brume du matin, il s’éloignait, son costume trop grand flottant derrière lui comme la trace d’un passé égaré.
 
 

vendredi 4 avril 2025

 
 

« Au fond, la grâce d'écrire des romans est un peu à l'image de la grâce de Dieu: arbitraire, incompréhensible, et d'une sublime injustice. Ce n'est pas un scandale que des romanciers de génie s'avèrent être de pauvres types; c'est un réconfortant miracle que de pauvres types s'avèrent être des romanciers de génie.»

Simon Leys, L’ange et le cachalot, Seuil, p. 80


 
 

 
La mer s’étend derrière eux, vaste et indifférente, déroulant sa houle régulière comme une respiration d’animal endormi. L’écume vient mourir sur le sable clair, effleurant par instant les pieds de l’inconnu dont le costume, trop large et fatigué, flotte légèrement autour de sa haute silhouette. Il semble déplacé, comme s’il avait traversé un siècle de trop avant d’échouer ici, dans cet entre-deux où le volcan dort et où le ciel ne porte plus d’orage.  
Daemon, lui, qui a l’apparence d’un chien, n’a pas besoin de vêtement. Il est vêtu de son propre être, de son nom qui porte en lui tout ce qu’il est, tout ce qu’il avait été et ce qu’il sera encore lorsque la roche du monde serait réduite en poussière.  
L’inconnu prend la parole d’une voix lisse, presque trop calme:  
— Il paraît que vous ne seriez pas un chien… mais un démon! Comme je suis particulièrement attaché à la valeur des mots, je souhaiterais que vous m'expliquiez ce que ce mot sous-entend… 
Daemon le regarde, ses yeux polis par le temps brillant d’un éclat indistinct, quelque part entre la moquerie et l’ennui. Puis il répond, d’une voix qui n’est ni grave ni aiguë, mais qui porte en elle les inflexions d’un langage ancien, avant que la parole elle-même ne devienne une prison.  
— Nonobstant le fait que je ne sache point qui vous êtes, voici ce dont il s'agit… 
Il marque un temps. Le silence est un lieu, un espace entre les mots où la pensée s’étire et se déplie.  
— Le démon… 
Il fait un pas sur le sable, levant le museau comme pour humer l'odeur de l’homme.  
— Le démon n’est pas ce que l’on croit. Ce n’est pas un ange déchu, ce n’est pas un esprit du mal, ce n’est même pas un être à proprement parler. C’est une voix, une pression sur l’épaule, un frisson au creux de la nuque quand une vérité oubliée vous effleure dans la nuit. 
L’inconnu ne bouge pas. Il semble peser chaque mot.  
— Le mot lui-même, démon, vient du grec ancien δαίμων (daímōn), qui signifie “génie”, “divinité intermédiaire”, “destinée en mouvement”. Il n’avait ni ombre ni cornes dans l’Antiquité. Il était une force, une présence, une errance de l’invisible parmi le visible.  
La mer, derrière eux, continue sa lente palpitation.  
— Socrate disait entendre son daimon, non comme une injonction, mais comme un empêchement, une interdiction sacrée. Un murmure qui lui soufflait ce qu’il ne devait pas faire. Était-ce un dieu ? Était-ce un spectre de son propre esprit? Ou bien était-ce le langage du monde, prenant voix en lui pour le détourner de ce qui ne lui appartenait pas?  
Daemon lève la tête vers l’inconnu, guettant la moindre faille dans son visage.  
— Puis vint le christianisme, et ce qui était souffle devint flamme, ce qui était messager devint corrupteur. Le démon ne fut plus qu’un adversaire, un tentateur, un faussaire de la lumière. On lui coupa les ailes, on le noircit, on le fit tomber comme s’il n’avait jamais été qu’une chute. Mais cette trahison du sens n’a pas effacé ce que nous sommes. 
L’inconnu tressaille à peine, mais Daemon le perçoit.  
— Un démon n’est pas un être du mal. Il n’est pas non plus un être du bien. Il est ce qui glisse entre les deux, ce qui échappe aux dogmes et aux angles parfaits. Il est le déséquilibre fécond, le trouble nécessaire, la faille par laquelle l’âme entrevoit ce qu’elle ne devrait pas voir.  
L’inconnu croisa les bras.  
— Vous parlez en poète. Mais en vérité, êtes-vous un démon ou un simple chien perdu qui se pare d’un nom trop vaste pour lui? 
Daemon sourit, cette fois sans retenue.  
— Et vous, êtes-vous un garçon... un homme, ou bien portez-vous seulement un costume d’homme?  
Le vent soulève légèrement le tissu usé du vêtement trop grand. Une ombre passe sur le visage de l’inconnu.  
Le volcan, derrière eux, reste immobile. Mais il écoute.
 
 

jeudi 3 avril 2025

 « Le devin donne des réponses, tussent-elles des devinettes. Tandis que le prophète «appelle», lance de nouvelles questions: des questions propres à faire «recommencer» la justice et la vérité. Des questions pour faire appel d'une situation historique considérée comme injuste ou politiquement catastrophique. Le devin prédit un avenir réel, le prophète prétend témoigner d'un possible advenir, d'une utopie dont les souverains et les contemporains en général ne veulent rien savoir.» 

Georges Didi-Huberman, Imaginer recommencer, Les éditions de minuit, p.596



– La plupart des rêves lucides…
– Pourquoi me parlez-vous par de rêves lucides?
– Laissez-moi finir… ces rêves auraient lieu pendant notre sommeil paradoxal…
– Serions-nous dans un rêve lucide?
– Nous sommes ici bas mortel. Vois comme moi avec évidence… puisque nous ne devrions être qu’un… 
– Et pourtant nous agissons comme deux…
– Qui êtes-vous?

– Vous-même le savez-vous?
– Je sais pour ma part qui vous êtes. Mais cette connaissance est imparfaite puisque je vous regarde comme si j’étais un autre et que cet autre je ne sais qui il est.
– J’ai bien peur que vous soyez celui que je serai…



mercredi 2 avril 2025


« Des hommes qui, silencieux, solitaires et résolus, savent trouver leur satisfaction à persévérer dans une activité invisible: des hommes qui, par une inclination intérieure, recherchent dans les choses ce qu'il faut surmonter en elles: des hommes à qui la gaieté, la patience, la simplicité, le mépris des grandes vanités [sont) aussi propres que la générosité dans la victoire [...]: des hommes ayant leurs propres fêtes, leurs propres jours ouvrables, leurs propres temps de deuil [...]: des hommes plus exposés au danger, des hommes plus féconds, plus heureux!»

Nietzsche 


– Vous êtes bien silencieux…
– Qui êtes-vous?
– Je n'en sais pas plus que vous...
– Comment somme-nous arrivés ici?
– Qui sait ce qui en nous se fraye un chemin avec cette énergie invisible et pressante qui nous met en mouvement et s’oppose aux lents mouvements des méandres de l’oubli.