« L’homme est une synthèse de l’infini et du fini, du temporel et de l’éternel, de la liberté et de la nécessité.»
Søren Kierkegaard, La maladie à la mort
Et pourtant, ce naturel n’était qu’apparence. Car ce n’était pas que les habitants avaient été préparés — non, ils n’avaient jamais su. Mais ils ne posaient plus de question. L’eau remplissait leurs poumons comme une vérité qu’on ne discute pas. Le ciel, jadis regardé avec anxiété, se dissolvait derrière les ondulations, et avec lui la mémoire de toute sécheresse, de toute attente.
Certains, toutefois — quelques-uns à peine, un frémissement dans la masse fluide — portaient encore dans les yeux l’éclat d’un étonnement ancien. Ils ne suffoquaient pas, non. Mais ils savaient qu’ils respiraient quelque chose qui n’était pas de leur monde. Et cette conscience, fine comme une lame dans l’esprit, était plus tranchante que toute douleur.
Car là est le paradoxe de l’existence: vivre dans un monde qui nous accepte sans nous reconnaître. Comme si l’homme pouvait être chez lui dans ce qui n’est pas sa patrie, et pourtant s’y mouvoir avec une aisance mortelle. Comme si l’angoisse, cette prise de conscience de soi dans l’infini, était ici remplacée par une paix artificielle, anesthésiante, abyssale.
Mais celui qui, dans l’abîme, se souvient de l’air, celui-là est déjà plus vivant que tous les autres. Il souffre peut-être, mais il est libre. Car il sait que l’eau, aussi douce soit-elle, n’est pas l’éternité.
– Ce qui me frappe dans ces textes, c’est le renversement discret mais radical du régime de la fiction. Ici, on n’est plus dans une fable édificatrice, ni même dans une subversion ironique, mais dans une dérive poétique où l’on interroge la possibilité même de figurer le sujet. Ce Pinocchio-là, l’Autre, ne ment pas. Il ne devient pas "vrai, bon ou mauvais garçon". Il erre. Il déjoue les dispositifs d’assignation.
Il y a dans cette errance une portée politique au sens fort: c’est une désidentification. Il n’est pas ce que le nom désigne, et c’est précisément parce qu’il ne coïncide pas avec le modèle qu’il devient une figure de dissidence. Il est le résidu du conte, celui qui ne s’intègre pas au régime narratif du visible et du vraisemblable. C’est un corps parlant, mais à contre-voix. Un sujet en fuite de son propre nom, et donc, peut-être, le seul sujet vraiment pensable aujourd’hui.
Et l’enfant Lune, dans cette constellation, apparaît comme une autre figure de cette dissidence silencieuse. Non pas le marginal au sens sociologique, mais celui qui suspend la grammaire du monde, celui qui "revit" au lieu de vivre. Qui rend visible l’invisible politique de la parole même: le droit de ne pas dire, ou de dire autrement. Dans ce théâtre effondré qu’évoque le texte, on voit apparaître non pas le vide, mais la possibilité d’un autre partage du sensible, un autre théâtre, sans coulisse ni spectateur assigné.
2
Mais sous cette étrange paix planait un mystère plus dense encore.
Car en eux demeurait une mémoire sans forme, un frisson sans objet. Une part d’eux-mêmes, infime mais irréductible, résistait à cette adaptation totale. Ils vivaient, oui, mais ils savaient qu’ils avaient vécu autrement. Quelque chose manquait, ou plutôt: persistait, comme une lumière qu’on ne peut nommer mais qu’on reconnaît au fond de soi.
Ces êtres, à la fois submergés et éveillés, portaient en eux cette tension dont Kierkegaard parle : l’infini et le fini, la lourdeur tranquille du monde aquatique et l’appel muet d’une autre possibilité. Car leur chair était devenue liquide, mais leur âme, elle, se souvenait de la poussière et du vent, de l’attente, de l’effort, du souffle.
Et ce souvenir, cette inquiétude, était la marque d’une liberté non effacée, d’une éternité non encore noyée. La plupart glissaient sans question d’un jour à l’autre, prisonniers d’un présent lisse. Mais chez certains, la tranquillité devenait insupportable, comme un vêtement trop parfait pour ne pas être suspect. Ils comprenaient, sans le dire, que cette adaptation complète était une forme d’oubli, et que l’oubli n’est jamais neutre. Alors, dans les tréfonds de l’océan, là où la lumière ne passait plus, ils commencèrent à rêver. Non pas de surface, ni même d’air, mais d’un sens. Car ce n’est pas l’eau qui les étouffait, c’était le silence de la question.
Et celui qui questionne encore, même sous l’eau, vit plus pleinement que celui qui respire sans penser.
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