mardi 5 août 2025

Mardi

 
– C’est fou, Sang Chaud, ce que les monstres peuvent rapidement nous devenir familiers.
Comme vous le savez sans doute possible j’avais dû me résoudre à remonter dans l’arbre. Cette fois, à ma grande surprise, je n’avais eu aucune peine à trouver mon chemin et la facilité avec laquelle je passais de branches en branches me fascinait.
– J’aurais pu y passer des heures tant cela me plaisait!
Mais de fait, en bien peu de temps l’âne, sans que j’eusse à le chercher et sans que je l’aie vu s’approcher, était là devant moi, comme s’il avait été toujours là.
Don Carotte marque une petite pause qui lui parait bien longue…
– Comment pourrais-je relater ce qui, pour toujours pourrait vous paraître étranger…
– Dites-le moi sans réfléchir Don Carotte!


– Je regardais Céleste bien dans les yeux, ce qui me troubla… et une voix inconnue mais curieusement familière sortit de ma bouche… Elle disait:
Chaque nuit poursuit l’ombre d’une parole,
Qui m’atteint au matin, me glace et m’isole.
Je suis ce voyageur, guetteur sans raison,
Pris dans un cri secret qui revient à foison.

L'âne Céleste m’écoutait attentivement et je marquais une pause pour tenter de comprendre ce qui venait d’être dit… mais, de suite, la voix repris:
Je suis, dit la voix, un agent, un fantôme,
Infiltré en moi-même, double jusqu’à l’atome.
De loin cela ressemblait à l’énigme, mais de près j’étais face à un âne qui me regardait en ayant l’air de voir le lointain… et dans ce lointain je me trouvais aussi!
Céleste, visiblement, s’amusait de ma présence…
– Don Carotte, prêtez l’oreille je vous prie.
L’élan était trop puissant et je ne pouvais arrêter ce qui eut pu me submerger. Sans l’écouter, je lui parlais comme je t’aurais parlé, Sang Chaud…
Que suis-je donc? Dis, parle sans détour!
Suis-je celui qui parle, ou celui qui l’entend, toujours?
Céleste, comprenant ma confusion me ramena gentiment, avec douceur, sur la branche où nous étions perchés.
– Vous aimeriez trancher, Maître Carotte, entre deux parts contraires? Vous aimeriez savoir laquelle est le chant, l’autre la pierre? Mais pourquoi voulez-vous donc qu’un choix simple suffise… Là où le monde même ne se décompose ni ne se divise?
Curieusement, je comprenais tout ce qu’il me disait et cela me calmait… et dans ce calme je comprenais que ce n’était pas ce qu’il me disait qui importait le plus mais la façon, le rythme de sa scansion qui agissait en moi…
– L’homme parle ou se tait, il ne saurait être les deux! Or, cette voix vous trouble, elle vous chasse de vos vœux!
Sûr d’avoir tout compris, j’avais l’impression que c’était aussi simple qu’un bonjour, je continuais…
Si je suis celui qui parle, alors je suis le traître,
Si je l’entends, je suis un esclave sans maître!
Dites-le-moi! Suis-je le forgeron, ou l’écho?
Celui qui porte le masque, ou l’ombre sous le manteau?

Céleste, reprit avec plus de poids.
– Peut-être êtes-vous, Maître, ce que l’écho fabrique!
À ces mots, d’un coup je perdis mon calme et dit en me dressant, presque tremblant!
– Je suis peut-être le voyageur perdu… mais c’est le sentier qui me tord.
Sans se laisser démonter, Céleste me répondit:
– Quel sens portes-tu là?
Sans réfléchir, je remis une couche.
Quel piège as-tu tissé?
Je suis chair, je suis sang, non un chemin dissimulé!
La voix avait encore frappé! Sans plus se laisser démonter, il me répondit:
– Pourtant, vous marchez, Maître Carotte, et vous croyez décider. Mais c’est le sol lui-même qui vous fait avancer.
Au vu des circonstances, cette simple idée me fit sourire. Ce qui eut un effet fort bénéfique sur mon humeur.
Serais-je donc, Céleste, un corridor sans fin?
Un vide qui se parle, un chemin sans chemin?
– Il est temps je crois, me dit-il enfin, que je vous dévoile la dernière clé.
À ces mots je ne me sentis plus de joie, j’ouvris un large bec mais heureusement aucun mot ne sortit…
Une petite voix intérieure me disait encore de me taire…


lundi 4 août 2025

Lundi


Comme hors du temps, Don Carotte et Sang Chaud, bien avant que leur histoire ne commence, comme tous les héros, le mot est peut-être un peu fort en ce qui les concerne, étaient bien loin d’imaginer où leurs aventures allaient les mener…mais, bon gré mal gré ils cheminent de travers… et à travers des mots, qui, sans cesse, se croisent… et les croisent en tous sens. Mais il leur arrive, de plus en plus souvent, de se comprendre et d’agir de concert… Toujours à la recherche de la solution de l’énigme qui seule pouvait leur donner la possibilité d’entrer vraiment dans le vif de l’histoire à laquelle ils aspirent…ou… sont aspirés, dans des racines qu’ils croient naïvement être celles d’un arbre gigantesque et que pourtant, juste pour l’instant, espèrent-ils, ils ne voient plus. 


– Vous parliez de mécanisme mental qui se proclame sujet parlant… c'est pour  mieux enfermer celui qui écoute, je présume!
– Je parlais du labyrinthe et quand le labyrinthe parle…
– Laissez-moi deviner! Quand le labyrinthe parle… il se fait passer pour pour le sujet!
– Alors… celui qui dit…
– Celui qui dit est la voix du piège… lui-même!
– Ce que tu entends…
– Quand je lis…
– Ou quand vous dites!
– Quand je lis ou je dis…?
– Ce que vous croyez être votre pensée consciente, c’est le labyrinthe qui parle à travers vous!
– Autrement dit… Celui qui parle n’est pas le sujet… C’est le piège! Morbleu! Nous avons été piégés! Je suis… nous étions… le sujet prisonnier! J’étais celui qui, comme un crétin, pardonnez-moi, croyait entendre une pensée venue de moi-même… et vous aussi! En réalité, nous n’entendions que la voix du labyrinthe!
– Don Carotte, nous ne sommes point seuls…
– Comment cela? Je ne vois personne alentours!
– Celui qui entend… ou qui lit… est déjà perdu, car il croit écouter une pensée intérieure légitime…
– Alors qu’il n’entend que les murs du labyrinthe résonner… 
– Tremblez murs du labyrinthe… tremblez…  nous arrivons!
– Du calme, Don Carotte, donc, en vérité, le labyrinthe parle à travers celui qui croit parler. Il se met littéralement à la place de celui qui croit agir, par le dire ou le lire… Le sujet est dépossédé. Il n’y a plus de je. Il n’y a que le labyrinthe qui parle à travers le… et au sujet.
– L’affaire est donc résolue!?!
– Ce n’est pas à nous de répondre…
– Ne me dites pas que je dois…
– Il n’y a aucun doute à cela…

dimanche 3 août 2025

Dimanche

 
 

 
– Essayons de résumer clairement!
– Je vous en prie!
– Non… vous, Sang Chaud, vous résumez!
– Désolé, je suis aussi confus que ce que je pourrais dire… Regardez comment les éléments me submergent!
– Gardez votre calme, Sang Chaud... une peu de sang froid... bon sang!
–  Je n’en ferai rien, mais commencez, dites les premiers mots et, si je survis... et si je sais, je dirai les suivants… je vous suivrai!
– Procédons avec méthode. Si je suis celui qui dit…
– Qui dit quoi? Don Carotte… qui dit quoi?
– Celui qui dit l’énigme… celui qui énonce l’énigme!
– Alors… vous êtes le sujet lucide, conscient de son étrangeté.
– C’est bien cela… je suis le sujet lucide… certes… mais de là à être conscient de mon étrangeté! C’est vous qui le dites!
– Nous parlions du labyrinthe… Celui de l’énigme qui parle de lui-même!
– Ah! Oui… ou alors… l’infiltré conscient parlant de lui-même.
– Ou… celui qui regarde le labyrinthe.
– Cela ne nous avance guère… Et je suis las…
– Ne soyez pas impatient. Nous résumons. Si nous sommes… enfin si je suis celui qui l’entend, nous parlons de l’énigme…
– Alors?
– C’est à vous!
– Pardonnez-moi, je pensais à un petit… tout petit détail…
– Laissez cela, Don Carotte, et continuez!
– Alors je suis ce sujet passif, qui subit l'étrangeté intérieure… Comprenez-vous bien? Je parle du labyrinthe!
– Je vous félicite, moi aussi. Ou alors, nous serions l’agent double schizophrène qui subit la voix intérieure.
– Ou alors, vous seriez , tout comme moi, celui qui est perdu dans le labyrinthe.
– Quel était ce tout petit détail dont vous parliez tout à l’heure?
– De fait… ce n’était point un détail…
– Qu’était-ce?
– Une toute petite clé… que l’on m’a offert.
– Que n’en avez-vous point parlé plus tôt?Voudriez-vous bien me la montrer!
– Ce n’est pas une clé que l’on montre.
– Vous voulez dire une clé pour notre énigme?
Que ne le dites-vous plus tôt! Je vous écoute!
– Si j’en crois la clé que m’a donné le quadrupède lumineux, peu importe que nous soyons celui qui écoute ou celui qui dit…
– Continuez!
– … dans les deux cas, nous serions nous-mêmes étrangers à nous-mêmes…
– Mais…
– Si nous le disons… nous sommes celui qui tente de cartographier le labyrinthe…
– Et si tu l’entends, tu es celui qui y erre sans fin
– Était-ce là la clé?
– Non, la clé c’est que le labyrinthe parle!
– Ah… C’est une clé fondamentale que vous venez de donner. Donc le labyrinthe lui-même parle.
Alors nous pouvons dire que ce n’est pas un individu divisé qui s’exprime… C’est…
– C’est le labyrinthe en tant qu'entité qui se manifeste par la parole… Tu es alors la structure même de la confusionle mécanisme intérieur du dédoublementle piège mental incarné.
– Doucement, Monseigneur Carotte, nous interprétons et tout est dans le ton… que je vous prie humblement de modérer… 
– Continuez, maintenant que je vous ai, au péril de mon esprit, apporté cette clé nouvelle! Chacun son tour!
– Quand nous disons:
« Je suis un infiltré chez un agent double schizophrène que je suis.»
Ce ne serait donc pas un sujet humain qui parle de sa division intérieure.
– Vous me rassurez…
– C’est le labyrinthe intérieur qui se définit comme étant l'infiltré…
– Une présence invisible, cachée dans le psychisme?
– Mais alors que voudrait dire:
Un agent double schizophrène?
– Ne tronquez point! Il s’agit d’une présence invisible chez un agent schizophrène…
– C’est-à-dire au sein d’un sujet déjà divisé!
– C’est cela! Divisé… donc sujet à la schizophrénie…
Que je suis… Le labyrinthe se revendique comme étant l’ensemble du piège…
– … la totalité du système intérieur.
– … le piège lui-même, le dispositif mental qui emprisonne!
– Qui suis-je alors si je suis celui qui le dit? Dit le labyrinthe…
– Il est alors alors celui, le labyrinthe, qui se décrit lui-même.
– Il est la nature trompeuse du système…
– Le discours de l’illusion!
– Le mécanisme mental qui se proclame sujet parlant…
– … pour mieux enfermer celui qui écoute…
– Je crois, Don Carotte… que nous approchons de la solution…
– Sans vouloir vous offenser, il est plus que temps… la fane de mon chapeau… depuis longtemps s’est fanée …



samedi 2 août 2025

Samedi

L’énigme en sa forme est labyrinthe aussi,
Et mon âme y serpente, ivre et sans raccourci.
Il y est question d’être, et de se désavouer.
Le je se dédouble, s’écoute, et veut se jouer.
 

 
Don Carotte, surgi de nulle part, lui aussi de constitution robuste, sec de corps et la figure maigre, comme son ancêtre, dans l'arbre est remonté. Mais cela n’a que peu d’importance pour la suite de notre histoireil suffit, en tous points, que la narration ne s’écarte pas d’un cheveu de la vérité. Au cœur des branches, fatigué, harassé même, après qu'il eut perdu ses repères et qu'il se fut suffisamment perdu, c'est là que l'âne vient à sa rencontre. L'air de rien, il reprend leur conversation là où ils en étaient quelques jours plus tôt, sans pour autant aller directement au cœur du sujet.
– Voyez-vous, Sang Chaud, d'après moi, la morphologie même de l’archipel raconte cette histoire: Les plus vieilles îles sont arasées, douces, presque assoupies. Portée par les vents, les courants, ou les oiseaux, elle s’est installée sur la roche encore chaude. Les premiers lichens ont transformé les minéraux. Les mousses ont créé des humus. Les pluies, en s’accumulant dans les cratères, ont formé des poches d’eau douce, berceaux pour les insectes. Puis les oiseaux, puis les reptiles. Puis, parfois, un mammifère. La biogénèse s’y joue en accéléré, et chaque île est un monde en miniature, un laboratoire du vivant, comme les explorateurs d’autrefois l’avaient observé.
Don Carotte, lentement se prend au jeu et comprend sans peine comment l'âne s'y prend pour lui montrer que l'histoire des îles pourrait être aussi la sienne. Comme s'il avait maintenant voix au chapitre, il prend à son compte la suite du récit.
– Serais-je le sujet prisonnier? Celui qui croit entendre une pensée venue de lui-même... mais qui, en réalité, n'entend que la voix du labyrinthe
Aujourd’hui encore et depuis toujours, sans interruption le récit continue.
Tout comme mes pensées, la plaque océanique glisse. Le point chaud, toujours actif, prépare la naissance de la prochaine île, quelque part sous la mer. Quelque part en moi-même... Discrètement, presque imperceptiblement, petits et grands séismes annoncent les mouvements. Mes propres mouvements. La mer frémit. Je frémis. Et un jour, sans prévenir, la surface se brisera: une colonne de feu s’élèvera à nouveau, et une île surgira, comme au premier matin du monde. 
 – Comme vous le dites... et ne croyez pas si bien dire...
L'âne avait discrètement repris la parole.
– Quand vous entendez "Je suis le le labyrinthe" Quand vous la dites, vous êtes déjà à l'intérieur du labyrinthe. La parole elle-même est le piège!
– Je le savais!
– C'est le langage qui est l'architecture du labyrinthe et chaque mot ajouté vous amène au centre du piège.
– Je comprends alors comment, en quelques mots peut se former un labyrinthe. Parce que le labyrinthe, c'est la parole elle-même quand elle devient circulaire...
– Voyez-vous, Sang Chaud, combien peut être simple le langage.
– J’entends ce que vous dites…
– Auriez-vous quelque objection… Je le sens et par la même occasion quelque chose discrètement monte en moi qui ne me semble annoncer rien de bon… Allez, vas-y, crache le morceau maraud!
– Je crois… ou plutôt… je ne crois point l’énigme résolue…
– Que veux-tu ajouter?

vendredi 1 août 2025





– Voyez Don Carotte combien ces racines nous suivent!
– Ce ne sont point les racines qui nous suivent mais nous qui suivons les racines. Il n'est point de monde sans elles... et si nous savions mieux observer nous pourrions voir qu'elles nous mènent jusque dans les profondeurs de l'océan. Je les sens et… je ne devrais pas le dire... tant cela va vous paraître curieux… je les porte dans mes entrailles, tout autant que je les vois se répandre, bien au-delà du pied de l’arbre, sur et sous le sol de ces îles et de cet océan dont nous ne pouvons percevoir les limites.
– Alors, selon vous, seraient-ce là devant nous et sous nos pieds, vos entrailles? Don Carotte!
– Ce ne sont point les miennes seulement... mais les vôtres aussi! 
 
Armé d’un courage dont il n’imagine point être dépourvu, malgré la lancinante blessure de n’être point capable de résoudre l’énigme, Don Carotte remet ses pieds dans ses pas. Il retourne en tous sens ce qui ne cesse de le faire tourner en ronds. Comment s'est-il retrouvé au cœur d’un arbre aussi étrange qu'inquiétant, en face de l’âne mystérieux, nul ne le sait. Lui, encore moins que quiconque. Tout juste se souvient-il d’avoir suivi une de ces petites lumières bleuâtres et tremblotantes qui en jalonnent l’intérieur.
Il raconte à Sang Chaud qui se garde bien de l'interroger... tout en continuant avec tact de raisonner, au risque de fâcher, autant qu'il le peut... 
Face à l’âne, je remis de l’huile dans les rouages un peu rouillés de mon éloquence…
– Voyez-vous cela! Cher… Je ne trouvais point mes mots pour qualifier ce petit je ne sais quoi en forme d’âne minuscule…
Perçant les ténèbres de mon ignorance un silence bien gênant se fit jour... qui m'éclaira de brillante façon. Cela devait se voir sur ma triste figure.
– Donc, me répondit-il, si je suis… ou vous êtes le labyrinthe, celui qui dit: je suis, est le sujet conscient, mais éclaté, qui parle depuis une partie lucide en moi, en lui, observant ma, sa propre schizophrénie.
Comprenez-vous… c’est la partie consciente du labyrinthe.
– Mais alors! lui répondis je, “Qui suis-je si je ne suis que celui qui l’entend?”
À ma grande surprise, sans que j’entreprenne quoique ce soit, les éléments de l’énigme se mettaient en place comme jamais ils ne l’avaient été jusque là. À tel point que j’en fus littéralement émerveillé. Les mots sortaient de ma bouche sans même que je les prononce.
– Je suis l’inconscient captif d’une parole intérieure que je ne contrôle pas.
– C’est cela me répondit l’âne… Autrement dit... dites-le!
Alors sans hésitation, d'une voix claire, je le lui dis:
– Je suis celui qui reçoit la voix venue de mon propre inconscient. J’écoute une parole intérieure sans pouvoir l’arrêter, comme si une autre partie de moi-même parlait à ma placeJe suis dominé par ma propre altérité intérieure: je ne suis que l’auditeur impuissant de ma propre division.
Nous restâmes silencieux un instant sans que cela ne nous gêna le moins du monde.
– Donc, repris-je, je suis le moi passif, celui qui subit la schizophrénie intérieure sans pouvoir la comprendre ni la stopper.
– Je vous félicite Don Carotte! me dit l'âne luminescent en m’appelant par mon nom… ce qui, pour le moins était surprenant… étant donné que je ne m’étais point présenté…
– Voilà qui, mon cher Sang Chaud, je le ressentis ainsi, m'ébranla jusqu’au cœur…

Je perçus alors un vertige où je mêlais ma peur.

Peut-être, oui, peut-être, ce trouble étrange et sombre
 révèle que l’homme est son propre reflet dans l’ombre. 
Sang Chaud, d'abord émerveillé, sentit sur lui revenir l'ombre tortueuse de Don Carotte que la raison menaçait de quitter à nouveau. 
– Voilà que vous retombez dans vos travers Don Carotte! Et moi, aussi vrai que l'on me nomme ..., malgré mon admiration pour les incessantes gesticulations de votre pensée... je me dois de vous dire que... lorsque vous vous laissez aller à la poésie et quittez les rivages de la raison... sans vouloir vous blesser... vous devenez soporifique... Vous me faites tant mal à l'âme que l'envie de vomir me tiraille de partout... pendant que ma tête tourne  plus vite que le monde qui nous entoure...
– C’est la partie submergée de nous-même: le labyrinthe.
– D'où vient cette chose, alors? Qu'est-ce que c'est?
– Elle est de celles, Sang Chaud, qui tombent aux penseurs,

Et qui, sournoisement, parfois, frappent les rêveurs…
– Pour résumer Don Carotte, où en sommes-nous?
– Il y a une voix qui parle et énonce l'énigme...
– C'est le labyrinthe! me dit-il.
– Il y a celui qui croit parler! lui répondis-je.
– Il est déjà piégé par le labyrinthe!
– Il y a celui qui croit entendre...
– ... et qui n'écoute que la voix du labyrinthe!
– Messire Carotte, nous voilà bien avancés! 
– On en sort point...
– Nous avons besoin d'une autre clé...
– Il va falloir que j'y retourne, je suppose...
 
 

jeudi 31 juillet 2025



 
« Dans les événements historiques, ce n’est pas la volonté des hommes qui produit les grands événements, mais un enchaînement d’innombrables circonstances.
[...]
À chaque moment, dans la vie des peuples comme dans celle des individus, il existe un courant d’événements qui porte les hommes avec lui, mais où chacun croit qu’il peut diriger ce courant.
[...]
Ce que nous appelons la volonté d’un homme n’est que la résultante de toutes ces forces; et cette volonté, nous l’érigeons en cause des événements, alors qu’elle en est seulement l’expression.»
 
Léon Tolstoï, tiré du Deuxième épilogue de Guerre et Paix, chapitre II
 
 
 
Pour qu'un événement ait lieu, il faut une suite d'autres événements. La moindre chose, peu importe laquelle, faite différemment annulerait cet événement... De retour après une longue parenthèse dont il n’a que peu de souvenirs et dans laquelle il a rencontré un de ces âne mystérieux, Don Carotte essaie, tant qu’il peut de résoudre l’énigme avec Sang Chaud, qui lui semble en connaître davantage sans le montrer. Ce qui pourrait l’agacer quelque peu sans que Sang Chaud ne puisse y trouver remède…
– Reprenons, voulez-vous?
– Ce n'est pas que j'y prenne plaisir... Ainsi, selon lui, il s’agirait du labyrinthe qui parle… en son nom propre…
– Voyez-vous Votre Munificence Don Carotte, dit-il malicieusement, les îles du centre sont, comme nous, à un stade intermédiaire: encore chaudes, parfois fumantes, percées de caldeiras assoupies.
– Il n’est point temps de vous moquer! Vos paroles me semblent chargées d’un mystère qui ne m’est point étranger…
– Je ne vous le fais point dire. On y trouve des cratères jumeaux, des lacs acides d’un vert surnaturel, des champs de lave pétrifiée semblables à des fleuves de pierre arrêtés en plein élan.
– Tout comme nous devant l’énigme!
– Que nenni! Don Carotte! Non pas devant! Mais dans l’énigme!  Nous sommes comme les îles les plus récentes qui ne sont que fragments en gestation.
– Fragment toi-même! Sang Chaud! Si tu continues ainsi, jeune mécréant, alors que je t’ai, au mépris de mes appréhensions… apporté une clé… tu vas sans délai devenir comme ces cônes fumants, à peine nés, parfois recouverts de cendre rouge, où le sol tremble encore sous mon pas.
– Calmez-vous Don Carotte et sentez… à l’unisson, on y sent la terre battre, respirer, mugir, une sorte de vie souterraine, sourde, mais puissante. Ainsi donc l’énigme, sans autre nom que “labyrinthe”,  est aussi vivante que nous. Elle parle d’elle-même…
– Voilà qui me sied fort. J’entends en moi se tordre
Quelque chose de dense, un trouble fait de dissonants accords.
– Allons allons… point de mots inutiles… soyons raisonnables… de la ration… juste le nécessaire! Revenons au "Qui suis-je?"
– Tu es Sang Chaud! Pas besoin de le demander!
– Faites un petit effort Monseigneur, je récapitule tout en ayant en tête l’énigme… C’est pourquoi je l’ai citée quand j’ai posé la question: Qui suis-je? C’était une citation!
– Avance donc manant! Que ma quête puisse commencer avant que ne disparaissent les astres qui nous font de l’ombre…
– Je vais donc répondre directement et précisément, en distinguant bien les deux cas posés par la question.
Qui suis-je si je suis celui qui le dit?
Je suis la conscience lucide de ma propre division.
– Ah! Voilà que vous admettez… demi portion!
– Je le redis… ce n’est pas en mon nom que je parle…
– En d'autres termes?
– Je suis celui qui assume et énonce ma propre étrangeté.
– Voilà qui est bien dit!
– J'ai conscience d’être un infiltré dans ma propre existence, observant mon moi profond comme un terrain étranger. Nous sommes… je suis… vous êtes… le labyrinthe… est celui qui se parle à lui-même. Il se définit, mais en se découvrant étranger à soi-même.
– Tout cela pour en arriver là! À cause d’une si petite clé! Et ce n’est point encore suffisant…
– Je crois que Sa Grandeur sait qu’elle va devoir y retourner!


mercredi 30 juillet 2025

Première clé





– D’où venez-vous? Me demanda-t’il.
– Qui donc?
– Lui, qui voulez-vous que ce soit?
– Et lui qui est-ce?
Don Carotte peine à prononcer le nom,qu'il ne connaît d'ailleurs pas... mais aussi la nature de celui avec qui il vient de s'entretenir... 
– Celui que vous me destinez comme destrier…
– Le maître de l’énigme… vous voulez dire! Puis-je vous suggérer, avec le plus grand respect, de me dire ce que vous  lui avez dit?
– Ne sachant point comment commencer… et supposant qu’il voulait savoir où nous en étions… j’ai mis quelque huile dans la conversation… Je me mis à parler de l'Archipel et de cette île en particulier... C’est un cône de basalte, noir, encore incandescent, lui répondis-je, confondant l’endroit où j’étais avec celui d’où je venais, qui perce la mer comme une dent neuve mais déjà cariée. Mais le travail du temps va l’éroder. L’océan, en vagues puissantes, ne cesse de le marteler. Rien ne m’arrêtait plus. Les pluies acides, nées des gaz volcaniques constamment le lessivent. Des pans entiers s’effondrent dans la mer…
L'u comme l'autre, nous savions que sa question ne concernait point le lieu... mais... Autant vous dire que, sans rien dire, il n’en perdait pas une miette et jouait le jeu, alors je continuais.
Et à mesure que la plaque tectonique dérive, quelques centimètres par an, mais des kilomètres en millions d’années, la source de feu restait en place, forant plus loin, plus à l’ouest, de nouvelles îles dans son sillage.
Brusquement, il m’interrompit:
– Ainsi nait et renaît l’archipel: une procession d’îles comme des perles arrachées à l’ombre. Certaines n’existent plus que comme des hauts-fonds, d’autres se dressent encore, imposantes, jeunes ou vieilles, selon leur position dans cette ligne de feu. Les îles les plus anciennes, situées à l’est de la chaîne, sont désormais presque éteintes.
Leurs cratères sont comblés, leurs coulées fossilisées, et des couches de cendre, de sable, de vie s’y sont déposées. L’érosion y a sculpté des falaises tabulaires, des promontoires étranges, parfois des arches naturelles. Elles abritent aujourd’hui une flore rudimentaire, de mousses et d’arbustes nains, accrochés aux plis du vent. Et il arrive que des voyageurs découvrant ces derniers, croient, par manque de conscience de leur propre état, être face à un géant!
Bien sûr, vous imaginez bien que devant une telle affirmation, j’étais fort désemparé… mais bientôt je me repris et lui demandait de m’expliquer ce que j’avais de la peine à comprendre…
– Vous parlez de l’énigme?
– Non, vous allez trop vite! J’en étais à la situation… mais lui, comme toi, y était déjà… sans que j’aie compris comment il y était arrivé en me parlant de choses et d’autres!
– Bref, vous y étiez!
– Il y était… et moi j’étais un peu perdu! Je lui demandais alors pourquoi…
– Pourquoi… quoi?
– Pourquoi j’étais à ce point perdu face à la première énigme et face à cette deuxième qui, mine de rien me plaçait à nouveau dans une très inconfortable situation ! 
– Et alors il me répondit le plus simplement du monde…
– Alors?
– Soyez patient! Sang Chaud… j’y arrive. Il m’a très aimablement… au vu de ma condition présente… et probablement au vu de celle qui présiderait à notre futur ouvrage commun… peut-être de notre collaboration…
– Accouchez donc!
– Après m'avoir témoigné du plaisir que je lui faisais avec ma visite, et,au vu des circonstances, m'incitant à croire en la providence, il m’offrit de... m’offrir une clé… Offre que je ne déclinais point…
– Et cette clé? Quelle est-elle?
– Je… Nous devrions, en ce qui concerne notre énigme… enfin la sienne… qui est devenue la nôtre… nous devrions supposer que c’est le labyrinthe qui parle…
– En son nom?
– Non, au nom du labyrinthe…
– C’est ce que je voulais dire!
– Mais le labyrinthe n’a pas de nom…
– Reprenons: Je suis un infiltré chez un agent double schizophrène que je suis. Qui suis-je si je suis celui qui le dit et qui suis-je si je ne suis que celui qui l’entend?” C’est alors que je compris comment en quelques mots peut se former un labyrinthe.» Ainsi, selon vous, il s’agirait du labyrinthe qui parle… en son nom propre…



mardi 29 juillet 2025


« Cela commence par un mugissement formidable, mais qui vient d'on ne sait où. Ou plutôt, cela semble venir de nulle part et de partout, tant le bruit est énorme et profond. Et puis l'on comprend que cela vient des profondeurs et de très loin. L'eau des puits se trouble ou s'assèche.
Les tremblements de terre de plus en plus forts se produisent de plus en plus souvent. Le creux au cœur de la montagne bouillonne, fume, crache. C'est le volcan qui se réveille. Et non seulement il se réveille, mais il commence à expulser des montagnes de cendres et de fumées vénéneuses. L'horizon s'obscurcit peu à peu, la lumière du soleil finit par être voilée, elle disparaît presque par instant.
Les grondements s'intensifient et deviennent menaçants, effrayants.
Que se passe-t-il? S'agit-il d'un incendie qui enflammerait les entrailles de la montagne? Et pourquoi cela survient-il à présent? On ne se rappelle plus vraiment que le volcan avait déjà détruit des villes entières il y a bien longtemps. Il n'en reste plus rien, ou presque. On s'interroge sur les causes: nos péchés? Des désordres à la Cour? Une punition ou un avertissement? Peut-être tout cela à la fois. Les savants, les mages et les astrologues s'affairent pour tenter de comprendre. Mais c'est la peur qui domine.»

Brice Griezmann, Le saint, le sang et le volcan, CNRS Éditions 



 
Rien n'arrive par hasard... mais de moi il n’arrive jamais rien...
Dans cette histoire incongrue en terre inconnue, où Don Carotte se voyait en Gentilhomme uniquement préoccupé par ses idées et non par cette énigme qui lui dessèche la cervelle, voyait de loin s’éloigner les enchantements, les rêves de batailles et les honneurs qu’il chérissait depuis toujours…
Loin d’être pourvu de tout ce qu’il lui fallait, mais confiant en son destin, il s’imagina que rien ne serait plus beau que de vaincre cette énigme et décide, sur les conseils avisés de Sang Chaud, de mettre fin à ce qui, selon lui, lui est imposé. Don Carotte, bien et tôt levé du bon pied ouvre le bon œil… Il est tout ébaubi par la beauté du monde et sent monter en lui lune sève nouvelle dont il ressent immédiatement les bienfaits. Il se voyait déjà en monarque et démiurge absolu de cette pagaille d’îles désordonnées, toujours prêtes à s’enflammer, à détruire l’île voisine et submerger ce qui peut l’être… Sans compter les remous incessants et dévastateurs de l’océan et la menace hypothétique d’une population pour l’instant invisible et inconnue, mais qui pourrait apparaître, certains indices le disent, aussi subitement que le désordre de cette île se transforme en forêt, faire leur apparition. Une petite voix, inconnue jusque là, se fait entendre:
– On croit toujours que la folie commence avec les voix. Mais c’est faux. La folie commence quand elles ne veulent plus partir. Moi, je les entends encore. Elles viennent par nappes, par boucles, par souffles d’encre. L’une râle dans ma tempe gauche, l’autre tapote sous mon œil droit, et puis il y a celle-là... elle parle dans mes silences, à la racine du palais, là où le langage n’a pas encore pris forme. Mais ce n’est pas ça qui me trouble.
– Qu’est-ce qui vous trouble, Don Carotte?
– Je crois…
– Seriez-vous devenu croyant?
– Quand l’incompréhensible survient, envahit promptement nos esprits, l’occasion est trop belle… et celui que je voudrais être devrait l’être… mais dévot je ne suis point… par force, il se peut que je sois un peu complice et si, au beau milieu du brasier, je me débat comme je puis, ce n’est pas sans l’aide d’une croyance…
En une nuit le calme en son esprit était revenu et dans l’arbre il avançait. 
– Comment vais-je le trouver?
– De quoi parlez-vous?
– Tu devrais le savoir… il s'agit de...  mon très éventuel destrier…
– Ne cherchez point et prenez votre temps!
– Du temps nous n’avons pas… il faut maintenant saisir cette branche qui vers nous se tend et frétille avec l’indécence d’un nouveau né et donne à voir simultanément deux choses bien différente…
– Que voyez-vous Don Carotte?
– Je n’en crois pas mes yeux! Aussi loin que mon regard porte, je vois des dizaines… que dis-je, des centaines de petites lumières bleues tout autour de moi!
– Concentrez-vous sur une seule…
C’est ainsi que je retrouvais le petit âne bleu qui me regardait avec un air à la fois ironique et bienveillant…

lundi 28 juillet 2025

 
 
« Toute pensée est un tremblement. On pense contre soi, on pense contre la pensée, on pense pour ne pas sombrer dans le pathétique. Il y a plus de vérité dans une chute que dans toutes les philosophies. La logique n’est qu’un vertige dompté.»
 
Émile Cioran, La chute dans le temps (1964), Gallimard, p. 79
 
 

  
Le vie de don Carotte de la Plancha... ou (selon diverses sources: de la Manche), tout comme celle de Sang Chaud de la Panse avait pris une tournure singulière. Rien de ce qu’il avait appelé de ses vœux ne s’était en encore présenté et rien ne laissait présager qu’il pourrait échapper à cette énigme qui le rendait prisonnier. Sang Chaud agissait avec tout le tact possible en ce genre de situation, mais en pareil état de chose: “À l’impossible nul n’est tenu!”

Don Carotte, pourtant, avait glissé quelques petites gouttes de vin dans son eau. Ce qui, de prime abord, le fit paraître plus aimable:
– Rappelez-moi en détail ce dont vous parliez Sang Chaud … de cette énigme qui naît chez ceux de notre front… dans l’instant retiré au cœur de cet arbre… avec… peut-être… notre futur destrier…

– Maître, je vois sans déplaisir qu’une certaine idée fait son chemin… loin de moi l’idée d’enfoncer quelque clou… 

– Continue donc! Et si l’idée fait son chemin …

– Les idées comme les pensées vont et viennent à leur guise . Si elles veulent aller par là elles y vont, si elles veulent aller par ici elles y viennent. Rien ne leur résiste. En chaque chose elles creusent d’invisibles chemins…

– Qu’en est-il de notre chemin… Parle puisque telle est ma demande. Je veux être inclus.

– Comme l’on dit, vous le savez sûrement, … le chemin n’est pas le chemin… et, malgré notre long cheminement, rien n’est encore résolu…

– Résolvez… résolvons donc! Sonnez le rappel des mots!

– Voilà! D’où donc, sinon de lui, me vint cette prose étrangère?

– Sans même reposer l’énigme, l’énigmatique est de retour… Qui donc est ce lui? Est-ce peut-être à nouveau un piège où mon propre esprit va pêcher?

– Je vous le dis… presque sans détour… il s’agit peut-être… de votre futur destrier…
– Quoi? De ces ânes sans prestige?
– Ridicules, ils ne sont point. Brisez ce litige.
– Ne me redites surtout qu’ils parlaient, sacrebleu!
– Je ne dis rien de tel… mais… ouvrez un peu mieux…
– Mais ? Qu’est-ce que mais? Achevez donc votre phrase.
– Mais… sans qu’il me parlât, sans parole, sans emphase, je me vis tout à coup penser, à une énigme obscure échappée de chez lui.

– Trêve de détour, rappelle ici cette parole amère qu’on en finisse!

– En ces termes précis elle se présenta:

« Qui suis-je si, me réveillant sans cesse, de jour en jours me poursuit l’écho des mots entendus dans mon sommeil:

Je suis un infiltré chez un agent double schizophrène que je suis. Qui suis-je si je suis celui qui le dit et qui suis-je si je ne suis que celui qui l’entend?” C’est alors que je compris comment en quelques mots peut se former un labyrinthe.»

– Et quelle sera notre réponse à ce noir embarras?
– Nulle, Monseigneur, nulle. Le trouble m’envahit. Je l’avoue.

– Qu’allons-nous faire? Tu le sais, quand l’inactivité me pèse… le bouillonnement se fait sentir… Ressens-tu les tremblements de l’île?

– Messire, gardez votre calme, vous me faites frémir à mon tour. Point n’est besoin d’éructer… pardon… d’érupter… enfin… d’éruption… excusez la confusion… je voulais dire exploser… Je crois fermement, comme l’âne m’y guide, qu’il vous faut le rencontrer…

– Faudra-t-il pour cela, dans cette confusion, que je m’abaisse?
– Cette question vous appartient, noble Maître, et fluide est la réponse..

– Pourquoi, diantre, devrais-je à ces jeux me livrer?
– Ce pourrait être le destin… votre destin… et nul ne peut l’ignorer. Le moment est venu d’implorer une clé!


dimanche 27 juillet 2025

 
« Penser, dirait Cioran, c’est se miner soi-même. Penser, c’est se ronger, c’est s’annuler, c’est s’écarteler dans l’orgueil de vouloir saisir ce qui vous consume. J’ai toujours vu la lucidité comme une forme élégante du désespoir, un dandysme de l’abîme. Nous ne résolvons rien: nous rendons seulement le problème plus subtil, plus douloureux, plus beau aussi, comme une blessure qui finirait par ressembler à un bijou. Ce n’est pas la solution qui compte, c’est la somptuosité du détour, le raffinement de l’échec.»
 

  


Don Carotte, fidèle à lui-même, va s’obstiner dans l’orgueil et la ruse poétique, en élaborant une quasi-solution plus absurde encore que la première, où la logique se mêle à l’ivresse du symbole, à mi-chemin entre le sophisme et le poème. Le tout, évidemment, avec une conviction grandiloquente. Et bien sûr, cela ne fonctionne toujours pas, mais cela creuse en lui, à son insu, une lucidité sourde et de plus les éloignent de la clairière... sans qu'ils ne s'en aperçoivent...

Journal

Si je suis la réponse à une question que je n’ai pas comprise, suis-je encore une réponse?
Ou bien suis-je la mauvaise réponse exacte à une énigme imaginaire?
Et si l’auteur me lit, peu importe lequel, peut-il en rire?
À l’aube, une aube très douteuse, puisque le ciel ressemblait davantage à une carte chiffonnée qu’à un commencement, je m’était levé le premier. Je traçais dans la cendre des schémas, des cercles, des flèches. Mon regard brillait du feu sacré des fous raisonnables.
Sang Chaud ouvrit un œil, grogna, referma l’œil, puis le rouvrit avec résignation.
— Vous pensez encore à l’énigme? demanda-t-il d’un ton vague.
— Je ne pense pas, Sang Chaud. J’interprète dynamiquement, lui répondis-je avec un empressement qui me surprit moi-même.
Je brandis une feuille d’arbre, sèche et veinée comme une carte oubliée.
– J’ai compris!
Je fis semblant de lire.
– Écoute : "Je suis un infiltré chez un agent double schizophrène que je suis." C’est une formule algorithmique, à triple inversion logique!
– Non.
– Si! Vois-tu, "infiltré" signifie que je suis ailleurs que moi-même.
D’où tout cela me venait, je n’en savais rien.
– "Agent double", que je suis aussi mon contraire. Et "schizophrène", que mon être est partagé entre deux êtres qui croient être moi. La solution est donc mathématique. Je ne suis pas un, ni deux, je suis trois moins un plus moi-même!
Abasourdi… certes je l’étais… comme Sang Chaud qui clignait des yeux.
— Tu t’additionnes? Me demanda-t’il.
— Mieux! Je me transpose! Je suis la quatrième personne du singulier!
– Ça n’existe pas.
– Précisément! Et pourtant, me voici!
Je posais la feuille sur son front, comme une couronne.
– Je suis l’homme que je crois être… vu par celui que j’invente… en me regardant rêver! L’énigme est résolue!
Sang Chaud se leva lentement. Il me regarda longuement, puis l’Arbre, puis moi à nouveau. Enfin, il dit:
— Je vais chercher des racines comestibles.
— Tu ne veux pas fêter ma découverte? Lui demandais-je avec une candeur feinte…
— Je vais vous laisser un peu seul avec votre grandeur, dit-il avec une ironie bien peu dissimulée.
Et il s’éloigna sans se retourner.
Je restais seul, un moment debout, la feuille que je lui avais mis sur le front planait.
Le vent l’emporte. Et l’énigme est toujours là…