vendredi 20 juin 2025


« Nous savons que la pluralité, en général, est conditionnée nécessairement par l'espace et le temps, et n'est pensable qu'au sein de ces concepts que nous nommons, sous ce point de vue, “principes d'individuation”. Mais nous avons reconnu l'espace et le temps comme des formes du principe de raison, dans lequel s'exprime toute notre connaissance a priori. Or, nous l'avons montré, elle ne convient, en tant que telle, qu'à la cognition des choses et non aux choses en elles-mêmes; c'est-à-dire qu'elle n'est que la forme de notre connaissance, non la propriété de la chose en soi, qui, en tant que telle, est indépendante de toute forme de la connaissance, même de la plus générale, celle qui consiste à être objet pour le sujet, et elle est de tous points différente de la représentation. Si donc cette chose en soi, comme je crois l'avoir suffisamment démontré et clairement fait voir, est la volonté, elle est en dehors du temps et de l'espace, en tant que telle et que séparée de son phénomène; elle ne connaît pas la pluralité, elle est une par conséquent; toutefois elle ne l'est pas à la façon d'un individu ou d'un concept, mais comme une chose à laquelle le principe d'individuation, c'est-à-dire la condition même de toute pluralité possible, est étrangère.»

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, puf


Image et commentaire extraits d’un cahier de Pinocchio l’Autre

La scène est saturée. Les tentures pourpres, charnues et pendantes, donnent à la scène l’aspect d’un ventre clos. Nous sommes à l’intérieur d’un corps-théâtre en combustion lente.
Deux perroquets m’apparaissent, en arrière plan, mais bien présents. Leurs yeux arrondis sont ceux d’êtres qui voient sans pouvoir intervenir. L’un d’eux semble tenir une corde, s’y tenir ou s’y accrocher. Ils tentent, peut-être, de suspendre le récit, de ralentir le feu, en vain.
Je suis habillé d’un costume élégant, chapeau large et gants blancs. Je suis en train de toucher quelque chose qui brûle: des fibres, des filaments, comme des racines ou des nerfs. Mon nez allongé n’est plus un simple signe de mensonge: il est devenu antennebâton de sourcierligne d’écoute intérieure.
Derrière moi, à ma droite, une figure momifiée, visage sculpté dans le drapé de la tente, figure un ancien dieu ou un double spectral, enfermé ou révélé par les cordes.
Le cœur du feu n’est qu’à peine visible par quelques flammèches, mais on sent sa venue dans l’intensité des rouges, dans les tensions des lignes, dans la crispation des perroquets. Quelque chose doit s’enflammer. Et ce sera bientôt.

Pendant ce temps les deux perroquets répètent…


– Qu'est-ce donc, cher ami, que ce mot qu’on murmure,

Qui roule sur les bouches, si clair et si obscur?

Ce verbe tant vanté dans l'âge des machines:

"Apprendre", disent-ils, comme on forge des ruines.
 
– Ce mot vient des Latins, leurs langues de conquête;

Ad-prehendere, vois! il saisit, il s’apprête.

Ce n’est point un renoncement, ni doux élan,

Mais l’assaut d’un esprit, vers le savoir galant.
 
– Ainsi donc j’errais mal, rêvant d’un a privatif,

D’un souffle qui sépare, humble et contemplatif.

Je croyais que l’on cesse, en ce verbe oublié,

De prendre… et qu’en l’oubli, l’âme peut s’éveiller.
 
– Tu n’as point fauté, frère aux plumes éclatantes.

Tu lis non dans les mots, mais dans leur fin latente.
L’homme moderne prend, pour avoir et régner,

Mais celui qui s’oublie peut enfin se gagner.
 
– Se gagner, dis-tu? Par le feu, par la perte?

Par l’ombre du savoir que la flamme déconcerte?

Serait-ce là l’initiation véritable,

Non point d’ajouter, mais d’être vulnérable?
 
– Oui, car le feu n’enseigne en brûlant que l’écorce,

Il laisse au cœur vivant la plus ancienne force.

Et Pinocchio, l’Autre, en ce ventre de feu,

Ne cherche point à prendre… Il se défait de je.

– Il ne nous voit, hélas, ni n’entend nos paroles.

Pour lui, nous sommes hors, nous jouons d’autres rôles.

Spectres ailés perchés aux rideaux consumés,

Nous ne sommes que voix par le vent déformées.
 
– Mais voix pourtant dictées par un maître invisible,
Dont les mots sont du feu, et la langue indicible.

Il souffle à notre bec des lueurs de raison

Que nous redisons, fous, à travers le poison.
 
– Et dans ce cirque en cendres, ce ventre de baleine,

Où tout acte est mangé, redit, fait et défaite,

Les spectateurs, s’ils restent, n’auront pour festin

Que leur propre stupeur, leur peur et leur destin.
 
– Ils ne verront le vrai qu’en devenant le drame.

Qu’ils vivent le spectacle, ou qu’ils brûlent leur âme.

Ici point d’"apprendre", mais mourir lentement

Pour qu’un autre regard naisse du fond du sang.
 
– Alors… Apprendre meurt. Et naît Initié.

Non par le verbe dit, mais le verbe effacé.

Non par l’avoir grossi, mais l’être dépouillé.

Non par un mot gravé, mais un cri oublié.
 

jeudi 19 juin 2025

 
« Mais une fois couché, je n’avais pas plus tôt éteint ma bougie que mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire: "Je m’endors." Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait le livre: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le chandelier n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, auquel elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure.»
 
Marcel Proust, Du côté de chez Swann 
 
 

 
Extrait des cahiers de Pinocchio, l'Autre
 
Le réel ne nous appartient pas. Il nous traverse, et il faut parfois cesser de vouloir le saisir pour qu’il nous atteigne véritablementIl n'est de présence que là où le monde nous atteint, non comme chose, mais comme événement. La présence ne se donne jamais dans la fixité d'un étant défini, mais dans l'ouverture d'une possibilité, dans l'éveil d'une disponibilité à l'imprévisible. L'être ne s'impose pas à nous; il nous arrive. Il nous découvre plus que nous ne le découvrons. C'est en cela que la présence est un surgissement, une irruption du sens, qui excède toute intention de maîtrise.
Ce n’est pas l’objectivité d’un étant figé qui nous ouvre à l’être, mais ce qui advient, ce qui surgit, ce qui nous découvre autant, sinon plus, que nous le découvrons. Car la présence véritable ne se donne jamais dans la fixité rassurante d’un donné, mais dans l’ouverture d’une possibilité, dans l’éveil d’une disponibilité à l’imprévisible.
Ce que nous appelons "être" n’est pas ce que nous posons, définissons, ordonnons: l’être nous arrive. Il n’est pas conquis, il n’est pas saisi, il surgit, dans un moment de vacillement, d’écart, de surprise. Dans ces instants rares, ce n’est pas nous qui portons le sens, c’est le sens qui nous envahit, qui nous déborde. C’est en cela que la présence est un événement irréductible, un surgissement qui excède toute intention de maîtrise.
L’expérience d’un moment de présence est, non pas reconnaissance d’un objet, mais transformation de soi dans l’accueil d’un monde qui se donne sans cause, sans prédicat, sans sécurité conceptuelle. L’événement du monde traverse le sujet, l’altère, l’ouvre à autre chose que lui-même.
C’est dans cette brèche entre l’être assigné et l’être qui vient que se joue toute véritable présence. Elle est toujours un déplacement, un effacement de nos cadres perceptifs habituels. Elle surgit là où nous cessons de vouloir reconnaître pour laisser advenir. Elle ne s’impose pas, elle nous prend, et dans ce saisissement, c’est nous-mêmes qui devenons disponibles, offerts à l’inattendu, frappés d’une lumière que nous n’avons pas allumée.
Ainsi, toute présence authentique suppose une désappropriation: une dépossession de l’intention de maîtrise. Ce n’est pas tant nous qui pénétrons le réel que lui qui, par éclats, nous interpelle, nous arrache à nous-mêmes, et nous replace dans un monde soudain vibrant, tremblant d’être, non pas stable mais en acte.
C’est pourquoi, peut-être, les instants les plus présents de notre vie sont ceux que nous n’avons pas cherchés: un rayon de lumière sur un mur, une voix qui nous traverse, un souvenir enfoui qui remonte à la faveur d’une odeur, une phrase, ou même d’un silence. Là, nous ne percevons pas le monde, nous sommes traversés par lui. Il n’est plus une chose devant nous, mais une force en nous.
Et c’est là, justement, que l’existence cesse d’être un décor pour devenir un événement. Un lieu où l’être affleure, non comme substance, mais comme éclosion. Comme ce frémissement du monde qui ne dit pas ce qu’il est, mais qui réveille en nous le sens même d’être.
 
 

mercredi 18 juin 2025

 
 
– Dites-moi, comment font-ils pour vivre sous l’eau?
– Ils font tout pareil que nous…
– Et nous, comment faisons-nous?
– Nous ne faisons rien… Ce monde n’est pas toujours celui que vous croyez…
– Vous êtes bien mystérieux.
– C’est exactement cela: un mystère… tout comme celui des Pinocchio!
 
 

« Ce n’est point le pas que l’on cherche qui guide,

Mais le roc qu’il rencontre et qui le fait réel.

Car ce n’est pas la route qui conduit,

C’est le combat qu’on y livre, et l’abîme qu’on y scelle.
Et moi, je suis cet abîme encore sans nom,

Ce bois non encore taillé, ce verbe en déraison.
Ce n’est pas pour marcher que j’ai reçu ces membres,

Mais pour consentir à l’invisible, dans la chambre

Où le monde me forge et me réclame.» 
 
– Sommes-nous des universaux?
– Pour commencer, je ne sais point ce que voulez dire par universaux…
– Certains phénomènes ont tendance à se répéter, c’est le domaine de la science, quant aux universaux, ce serait le domaine de la philosophie…
– Et alors…
– Et alors? Tous deux, nous avons la même apparence, les mêmes habits et le même prénom…
– Ce qui voudrait dire que selon votre définition, dans le domaine de la science nous serions une répétition… mais justement nous ne sommes point les mêmes et nous ne portons point le même nom puisque vous n’en avez point!
– Serions-nous alors des choses singulières?
– Singulières, sûrement… au point que nous devrions songer au fait que nous pourrions être une seule et même personne, moi l’Ancien… l’Ancêtre et vous… l’Autre
– N’y songez pas! Si nos traits sont communs, il n’est point question pour moi de vivre la même histoire que vous!
– Je le comprends bien, mais… au-delà des apparences, ces habits qu’autrefois je portais, il me semble que le timbre de votre voix ressemble à s’y méprendre au mien et je pourrais en dire autant du bois dont vous êtes fait…
– Dont vous étiez fait!
– Cela ne change rien… vous êtes mon futur...
– Les concepts de passé et de futur de l'univers n'auraient alors plus de sens…
– Que voulez-vous dire..?
– Je voudrais vous dire que l’univers n’a peut-être ni début ni fin…
– Comment cela pourrait-il être… tout n’a-t’il pas un début et une fin?
– Non parce que si l’univers peut avoir un début… ce début serait aussi une fin…
– Comment cela?
– Parce que tout début est la fin de ce qui précède…
– Et si il n’y a rien avant?
– Ce serait la fin de ce rien… et si quelque chose précède l’univers ce serait alors un autre univers… et quand cet cet univers finirait, il n’y aurait plus rien…
– Vous voulez dire qu’il y aurait rien!
– C’est cela, et c’est ainsi que le passé deviendrait le futur et le futur deviendrait le passé...

mardi 17 juin 2025

 
« Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin. »
 
Paul Claudel, Journal, 10 février 1905
 
 
 

 
Imaginé peut-être par l’un ou l’autre habitant d'un outre-monde, Pinocchio, l’Autre, croit entendre ou peut-être rencontre, on ne sait où, Pinocchio… l’ancêtre au seul prénom, qui, lui, peine à se souvenir…

– Oui, il me semble qu’il y eut un feu, un renard, une fée…
Mais ce ne sont là que des formes,
des masques. Le vrai souvenir, le seul, est ce vertige.
– De quoi parlez-vous?

– Du vertige de ne pas être encore né de soi, et pourtant de sentir que le monde attend cela de moi. C’est cela que je ressens, là, maintenant, au bord de l’effacement: que je suis la possibilité d’un être qui ne s’est pas encore choisi. Je suis un être sans nom... juste un prénom...
« J’ai fui la liberté comme on fuit l’inconnu,

Mais elle m’a suivi, plus fidèle qu’un père.

Car vivre, c’est oser le pas qui n’est pas dû,

Et faire de son bois l’ébauche d’une chair.»
– Le grand poisson est proche….
– Je le sais.
– Moi aussi je le sais… pas parce que je l’entends ou le vois, mais parce que je me tais.
Et dans ce silence, je sens que je vais devoir répondre.
 Non à un Dieu.
 Non à un père.
 Mais à cette part de moi que je ne peux plus ignorer.
« Je suis Pinocchio, l’Autre

Non pas le pantin.
Non pas le fils.

Mais ce qui vacille entre le bois et la parole,

entre l’attente et le cri.
Je suis l’Autre.

Et le monde me traverse.»

lundi 16 juin 2025

 
« La mémoire est le silence intérieur de l’âme. Elle sait ce que personne n’a dit. Elle garde le nom des choses quand les choses n’en ont plus.»
 
Herta Müller, La bascule du souffle
 
 

 
Je regarde, et je ne sais plus si c’est l’eau ou ma mémoire qui monte.
 L’Archipel s’efface lentement, comme un mot qu’on retire d’un livre déjà lu.
 Rien ne crie, rien ne lutte. Tout glisse.
 Les visages que je croisais chaque jour deviennent des ombres,
 et dans leur regard liquide, je ne vois plus d’attente.
 Seulement le silence, ce silence compact, originel, qui m’enveloppe.
Moi, je ne bouge pas.
 Je sais que je vais être submergé.
 Je le sais d’une connaissance ancienne, avant même la naissance du mot « savoir ».
 Quelque chose en moi frémi,  comme un souvenir à demi effacé 
qui, sous la pression de l’instant, veut renaître sans oser le dire.
Et soudain, je l’entends.
Non pas une voix claire.
 Une rumeur, une plainte lente, sinueuse, qui vient du fond de moi
 et qui pourtant m’est étrangère, ou trop proche pour être saisie.
« Enfant d’atelier, fruit d’un bois sans racine,

Je fus jeté au monde avec pour seul destin

Ce long apprentissage où l’âme s’achemine

Par le mensonge nu vers un langage humain. »
Je chancelle.
Ce n’est pas moi qui parle. Et pourtant, c’est ma voix. 
Une voix ancienne, comme venue d’un gouffre où je n’ai jamais été
 mais dont je reconnais le froid.
Sous mes pieds, les plaques de roche se déplacent. 
Mais en moi aussi, des plaques tectoniques invisibles se mettent en mouvement.
 Ce que je croyais stable, mon nom, ma forme, ma mémoire, vacille.
 Et dans le grondement intérieur de cette dérive,
 je sens s'approcher le ventre du monde.
Le grand poisson.
Je ne sais pas ce qu’il est, ni d’où il vient.

Mais il est là.

Et je sais qu’il m’attend depuis toujours.
« J’ai vu les nuits sans fin où l’homme, sans lumière,

Marche droit dans le doute et se tord dans l’orgueil.

Moi-même fus ce bois rêvant d’être une pierre,

Pour échapper au cœur, au souffle, à son linceul.»
Je voudrais crier, mais tout ce qui sort de ma bouche 
est ce poème que je ne connais pas, mais que je comprends.
Est-ce cela, se souvenir?
Non pas retrouver une scène, mais être traversé par elle
 comme une corde tendue vibre sous l’archet du vent?
Il me semble…
 

dimanche 15 juin 2025

 
« Il y a un but, mais pas de chemin; ce que nous appelons chemin est hésitation. »
 
Franz Kafka, Carnets (journaux, fragments, 1917)
 
 

 
Pinocchio, l'Autre, regarde la mer sans la voir, comme on regarde un rêve dont on ne veut pas se souvenir. Le bruit des vagues ne l’apaise pas, mais ne l’inquiète pas non plus. Il ne ressent rien de particulier, et ce vide, précisément, lui semble trop rempli pour être anodin. Quelque chose pèse dans cette absence. Quelque chose le regarde, peut-être, à travers le silence.
Debout sur un rocher noir, humide, percé de trous ronds comme des orbites creuses. Le basalte lui colle à la paume. Une fine mousse turquoise pousse sur le bâton qu'il tient sous ses doigts, fragile, timide, et pourtant tenace. Il l’effleure, et dans ce contact, quelque chose se soulève en lui. Une voix? Un mot? Non, une tonalité, celle d’un moment déjà vécu, mais non identifié.
Il ne pense pas qu’il a oublié. Il croit qu’il n’y a rien à se rappeler. Le passé, pour lui, n’est pas une perte: c’est un gouffre, un trou noir au fond duquel il pressent un vacarme, mais qu’il refuse d’écouter. C’est que la mémoire, lorsqu’elle échappe au moi, revient sous forme de perception.
Il voit le grand poisson. Il le voit avaler le temps avec une application étrange. Il entend les phrases dans sa bouche comme si elles sortaient de son propre cerveau.
“Tout homme qui pense est un exilé.”
*
Cette phrase, il la lit sur la langue de l’animal, et un frisson le traverse. Il ne sait pas pourquoi, mais ce fragment le touche. Il n’a pourtant jamais lu cette citation… du moins, c’est ce qu’il croit.
Un peu plus loin, beaucoup lus loin, il entend deux perroquets bavarder sur les cordes du chapiteau effondré. Leurs voix montent et redescendent comme des oscillations cérébrales. Ils parlent de souffle, de Créateur, de veille dans la nuit, de la chair de l’image. Il ne comprend pas tout, mais leur échange lui semble terriblement familier. Comme si, autrefois, il en avait saisi le sens. Comme si ces mots avaient été prononcés devant lui, ou pire: par lui.
 
 
* Cioran 
 
 
 

samedi 14 juin 2025


 « L’homme est une synthèse de l’infini et du fini, du temporel et de l’éternel, de la liberté et de la nécessité.»
 
Søren Kierkegaard, La maladie à la mort  



Brusquement, sans qu’aucun signe ne fut visible, l’eau de l’océan montait. En quelques secondes l’Archipel était submergé. Personne n’avait le temps de se rendre compte de rien et personne n’en souffrait. Tout se passait comme si la vie subaquatique était leur nature. silencieuse, fluide, douce. Ils se mouvaient sans heurt dans cette densité nouvelle, comme s’ils n’avaient jamais marché, parlé, levé les yeux vers le ciel.
Et pourtant, ce naturel n’était qu’apparence. Car ce n’était pas que les habitants avaient été préparés — non, ils n’avaient jamais su. Mais ils ne posaient plus de question. L’eau remplissait leurs poumons comme une vérité qu’on ne discute pas. Le ciel, jadis regardé avec anxiété, se dissolvait derrière les ondulations, et avec lui la mémoire de toute sécheresse, de toute attente.
Certains, toutefois — quelques-uns à peine, un frémissement dans la masse fluide — portaient encore dans les yeux l’éclat d’un étonnement ancien. Ils ne suffoquaient pas, non. Mais ils savaient qu’ils respiraient quelque chose qui n’était pas de leur monde. Et cette conscience, fine comme une lame dans l’esprit, était plus tranchante que toute douleur.
Car là est le paradoxe de l’existence: vivre dans un monde qui nous accepte sans nous reconnaître. Comme si l’homme pouvait être chez lui dans ce qui n’est pas sa patrie, et pourtant s’y mouvoir avec une aisance mortelle. Comme si l’angoisse, cette prise de conscience de soi dans l’infini, était ici remplacée par une paix artificielle, anesthésiante, abyssale.
Mais celui qui, dans l’abîme, se souvient de l’air, celui-là est déjà plus vivant que tous les autres. Il souffre peut-être, mais il est libre. Car il sait que l’eau, aussi douce soit-elle, n’est pas l’éternité.

– Ce qui me frappe dans ces textes, c’est le renversement discret mais radical du régime de la fiction. Ici, on n’est plus dans une fable édificatrice, ni même dans une subversion ironique, mais dans une dérive poétique où l’on interroge la possibilité même de figurer le sujet. Ce Pinocchio-là, l’Autre, ne ment pas. Il ne devient pas "vrai, bon ou mauvais garçon". Il erre. Il déjoue les dispositifs d’assignation.
Il y a dans cette errance une portée politique au sens fort: c’est une désidentification. Il n’est pas ce que le nom désigne, et c’est précisément parce qu’il ne coïncide pas avec le modèle qu’il devient une figure de dissidence. Il est le résidu du conte, celui qui ne s’intègre pas au régime narratif du visible et du vraisemblable. C’est un corps parlant, mais à contre-voix. Un sujet en fuite de son propre nom, et donc, peut-être, le seul sujet vraiment pensable aujourd’hui.
Et l’enfant Lune, dans cette constellation, apparaît comme une autre figure de cette dissidence silencieuse. Non pas le marginal au sens sociologique, mais celui qui suspend la grammaire du monde, celui qui "revit" au lieu de vivre. Qui rend visible l’invisible politique de la parole même: le droit de ne pas dire, ou de dire autrement. Dans ce théâtre effondré qu’évoque le texte, on voit apparaître non pas le vide, mais la possibilité d’un autre partage du sensible, un autre théâtre, sans coulisse ni spectateur assigné.
 
2
Mais sous cette étrange paix planait un mystère plus dense encore.
Car en eux demeurait une mémoire sans forme, un frisson sans objet. Une part d’eux-mêmes, infime mais irréductible, résistait à cette adaptation totale. Ils vivaient, oui, mais ils savaient qu’ils avaient vécu autrement. Quelque chose manquait, ou plutôt: persistait, comme une lumière qu’on ne peut nommer mais qu’on reconnaît au fond de soi.
Ces êtres, à la fois submergés et éveillés, portaient en eux cette tension dont Kierkegaard parle : l’infini et le fini, la lourdeur tranquille du monde aquatique et l’appel muet d’une autre possibilité. Car leur chair était devenue liquide, mais leur âme, elle, se souvenait de la poussière et du vent, de l’attente, de l’effort, du souffle.
Et ce souvenir, cette inquiétude, était la marque d’une liberté non effacée, d’une éternité non encore noyée. La plupart glissaient sans question d’un jour à l’autre, prisonniers d’un présent lisse. Mais chez certains, la tranquillité devenait insupportable, comme un vêtement trop parfait pour ne pas être suspect. Ils comprenaient, sans le dire, que cette adaptation complète était une forme d’oubli, et que l’oubli n’est jamais neutre. Alors, dans les tréfonds de l’océan, là où la lumière ne passait plus, ils commencèrent à rêver. Non pas de surface, ni même d’air, mais d’un sens. Car ce n’est pas l’eau qui les étouffait, c’était le silence de la question.
Et celui qui questionne encore, même sous l’eau, vit plus pleinement que celui qui respire sans penser.


vendredi 13 juin 2025


« L'avenir qui s'invente au présent n'est pas celui qui se réalise au futur.»


 

 
Le vent, chargé de signification, fait vibrer les cordages. Nos deux perroquets se taisent, témoins attentifs de la phénoménologie du souffle et du miracle de l’incarnation.

– Savez-vous ce que pense Lucien Joyeux, perdu dans l’archipel aux îles mouvantes, là où la roche se couvre et se découvre comme un souvenir?
– Il marche lentement sur une langue de basalte noircie, encore humide du reflux. Les algues qui s’y étaient accrochées comme des cheveux oubliés par la mer se sont détachées sans bruit. Autour de lui, le vent s’élève en silences coupants.
– Lucien Joyeux ne sait plus ce qu’il est venu chercher, ni même si c’est bien lui qui a choisi de venir.
– Serait-il inquiet?
– Il ne se sent pas inquiet. C’est cela qui l’étonne le plus.
Quelque chose en lui continue de fonctionner: une logique, froide, presque clinique. Les roches effritées sous ses pieds, la végétation qui s’épanouit soudainement pour se retirer aussitôt, il note cela, non sur ses carnets…
– …qu’il a perdu…
– Mais, dans cette mémoire sans intention qui persiste malgré lui, subsiste une mémoire comme un muscle autonome…
– Regardez comme il observe les mousses, leur couleur, leur rareté, leur prolifération ponctuelle. Il se surprend à vouloir leur donner des noms. “Muscus apparens”…
– “Phyllium fugax...” Il invente des latins comme d’autres rêvent de portes et de clés.
– Et voilà que surgit une image. Floue, d’abord. Un fauteuil, rouge bordeaux. L’odeur sèche du cuir. Un bureau en acajou. Une voix…
– La sienne?
– Elle interroge quelqu’un, ou quelque chose. Il se souvient vaguement d’avoir eu un rôle. Il était là pour comprendre. Pour consigner. Peut-être pour... aider?
–Il me semble que le mot lui semble à la fois juste et déplacé…
– … presque incongru. Il ne sait plus qui l’avait envoyé ici. Était-ce une institution? Une mission personnelle? 
– Avait-il fui quelque chose?
– Il s’arrête devant une conque de pierre remplie d’eau saumâtre.
– Son reflet est trouble. Ce visage, il sait qui il est mais il ne le reconnaît pas. Mais quelque chose en lui dit qu’il le reconnaît… suffisamment pour ne pas paniquer.
– Autour de lui, le cirque échoué se redéploie lentement dans sa mémoire comme un rêve interrompu pendant qu’imperceptiblement l’eau monte.
– Le chien bleu qui parle en questionnant…
– L’âne vert semble manger des pages arrachées aux livres…
–  Il mâche lentement les phrases puis les mots, puis les lettres…
– Regardez l’enfant Lune dont le silence semble plus chargé que mille mots.
– Le sourire du Souriant, ce personnage dont la présence dérange sans jamais accuser.
– Et ce Daemon, couleur d’orage.
– Il se souvient maintenant: il aurait aimer les comprendre.
– Ou peut-être avait-il été envoyé pour l’aider à se comprendre lui-même.
– Mais alors... ce carnet qu’il a perdu, que contenait-il?
– Était-ce un outil, ou un piège?
– Était-ce à lui, ou à un autre “lui”, plus ancien?
– Il s’assoit, sans raison. Le vent soulève ses cheveux. Une voix intérieure, paisible, presque moqueuse, lui murmure…
– Tu continues d’observer. Tu continues d’écouter. Tu continues d’analyser. Mais tu ne sais plus pourquoi. Alors peut-être, enfin, vas-tu voir.
– Et à cet instant, il ne se souvient toujours pas de son commanditaire, ni même de son propre nom. Mais il sent revenir cette étrange lucidité sans racines: celle d’un esprit professionnel détaché de son passé, comme un oiseau volant sans savoir d’où il est parti.
– Lucien Joyeux, psychiatre oublié de lui-même, redevient, sans le vouloir, témoin silencieux d’un monde dont la logique n’est plus rationnelle, mais poétique. Et cela ne lui semble pas anormal.
– Alors, sans le formuler, il sait: il est peut-être venu pour perdre la mémoire… afin de pouvoir entendre ce que seul l’oubli permet d’écouter.


jeudi 12 juin 2025


« Il faut au langage s’émanciper de sa fonction ordinaire de prédication qui induit classification, représentation et discours logique. […] Le langage d’abord, en son trait ouvrant, engage une véritable surprise où s’éclôt le réel…»

Henri MaldineyAîtres de la langue et demeures de la pensée


Pinocchio, l’Autre, ou la vie désœuvrée

Lorsque Daemon s’adresse à Pinocchio, l’Autre, ce n’est pas pour lui attribuer un rôle ou une place dans le langage. C’est, au contraire, pour pointer son écart. Pinocchio, l’Autre, n’est pas un acteur dans la scène symbolique, il est ce qui reste quand la scène s’est effondrée. Il est, comme l’écrit Giorgio Agamben dans L'ouvert«ce qui échappe à l’histoire sans appartenir à la nature». Ni homme, ni bête. Ni sujet du conte, ni simple objet. Il est ce que le philosophe appellerait une figure de la désactivation: une image qui ne joue plus son rôle, mais ne disparaît pas pour autant. Une figure qui persiste, inutilisable.
Agamben écrit:
« L’homme est l’animal qui a appris à reconnaître sa propre image dans un miroir et à en faire l’objet d’une science. Mais ce qui reste irréductible, c’est le regard de l’animal qui, dans le miroir, ne reconnaît rien.»
C’est ce que l’on peut capter dans son intensité: le regard troué de Pinocchio, l’Autre, face à son propre reflet, vacillant, instable, indistinct. Il n’y voit ni modèle ni vérité. Il y voit l’oubli. Ou plutôt: une image qu’on n’a jamais vraiment regardée. Un reste.

 



– Exister... dites-vous. Mais exister sans son nom propre, sans adresse, sans ancrage… n’est-ce pas là encore une illusion?
– Peut-être, mais une illusion consciente d’elle-même n’est plus un mensonge. Elle devient une forme de lucidité. Une faille assumée.
– Vous ne cherchez plus?
– Je ne cherche plus… je ne veux plus connaître l’origine. Toute origine est déjà différée, déplacée, ajournée. Elle n’est jamais là, mais toujours en train de s’écrire ailleurs.
– Vous parlez comme si vous n’étiez plus le centre de votre propre voix, dit Daemon.
– Parce que je ne le suis pas. Ce que je suis parle en moi, mais jamais directement. Il y a un écart. Une latence.
– Une sorte d’attente sans fin entre ce qui s’écrit et ce qui est dit?
– Voilà. Je ne suis pas un être. Je suis une trace. Un reste. Pas ce qui est écrit, mais ce qui glisse entre les lettres. Une présence différée, toujours en décalage, toujours en fuite.
– Vous êtes donc ce que Derrida appellerait une différance. Non pas une différence repérable, mais un écart invisible, un ajournement du sens, un silence qui agit.
– Exactement. Je suis le bruit du bois qu’on n’entend plus, le souffle du vent entre deux phrases. Et c’est cela que je tente d’habiter: non pas un lieu stable, mais une dissonance.
– Et c’est là que commence, peut-être, une éthique du retrait, ajoute Daemon. Non plus vouloir coïncider avec soi, mais consentir à ce désajustement fondamental. S’offrir à l’impossibilité même de se dire pleinement.
– Ne plus s’appartenir?
– Ne plus s’appartenir, conclut l’Autre, mais se donner à ce qui, en soi, reste en friche. Une parole inachevable. Une promesse sans terme. Une fable défaite.
– Et dans cette fable désœuvrée, dit Daemon, vous devenez non plus personnage, mais écriture. Non plus figure, mais espacement. Non plus Pinocchio… mais ce qui, de Pinocchio, aura toujours résisté au conte,  mais sans jamais posséder. «Le sens est toujours en excès par rapport au dit», écrivait Levinas. Et cette parole qui n’explique rien, serait-ce cela: un excès qui déborde la phrase?
– Comme un débordement…
– Et ce débordement… il ne vous écrase pas?
– Il nous ouvre. Le langage n’est plus un instrument du savoir, mais un effondrement qui parle*. Une parole qui nous retire à nous-mêmes, qui fait vaciller le sujet au bord du silence.
– Alors ce n’est pas un mutisme. C’est un dire qui ne veut plus dire.
– «Le mot ne veut plus dire ce qu’il dit. Il veut seulement dire qu’il fut dit.»**
– Un vestige, une trace… une mémoire du dire?
– Oui. Et même une mémoire du silence du dire. Ce qui compte, ce n’est plus la signification, mais la résonance. Ce qui reste après que le sens s’est retiré.
– Une sorte de blessure qui vibre encore?
– Une blessure qui devient le lieu même de l’écoute, mais une ouverture traversée. L’être n’est plus plein, mais poreux, creusé par cette clarté obscure où l’on ne comprend rien, mais où l’on devient capable d’accueillir ce qui n’est pas à comprendre.
– Comme si le langage cessait de vouloir capturer, pour simplement… accueillir?
– Oui. Accueillir le retrait du sens, habiter l’inexpliqué, non comme un manque, mais comme un excès d’être. Et cela, précisément, est une éthique. Un art d’errer sans posséder. D’ouvrir sans clore.
– Alors vous ne cherchez plus à devenir homme?
– Je cherche à devenir hôte. Non de l’amour, même, mais de ce silence qui le traverse sans se dire. Il ne veut plus avoir une voix. Il veut être un lieu d’écoute.
 
Blanchot
** Jabès, Livres du désert

 

mercredi 11 juin 2025

« Only someone who knows how to remain essentially silent can really talk—and act essentially. Silence is the essence of inwardness, of the inner life.»
 
Søren Kierkegaard, The Present Age
 
 
« Seul celui qui sait rester essentiellement silencieux peut véritablement parler — et agir en profondeur. Le silence est l’essence de l’intériorité, de la vie intérieure.»
 
Søren Kierkegaard, L’époque présente (The Present Age
 
 



 
Et dans cette immobilité vivante, tout en lui se mit à construire — non pas un édifice, mais une écoute.
Comme si le chapiteau végétal avait trouvé, enfin, non pas son acteur, mais son centre.Et dans cette étrange clarté, ni jour, ni nuit, les esprits se turent.
 Non par départ.
Mais parce qu’ils avaient trouvé, dans ce silence, une demeure.
Il se tenait au centre, dans cette clairière d’ombre et de feuillage, et son regard, d’abord vague, sans adresse, se posa lentement, non pas sur ce qui était là, mais sur ce qui s’éveillait à travers lui.
Il vit. Ce n’était pas une vision ordinaire, ni même une hallucination.
C’était un regard retourné vers l’intérieur du monde, comme si la terre avait ouvert un œil, et que cet œil s’était logé dans le sien.
Tout était calme. Et pourtant, tout bougeait.
Les cordages s’étaient faits racines suspendues.
Les toiles, autrefois tendues pour capturer la lumière, flottaient maintenant comme des peaux d’arbres oubliés, vibrantes de souvenirs muets.
Les poteaux, colonnes de fortune, se couvraient lentement de mousse, comme si le temps lui-même s’y appuyait pour reprendre haleine.
Puis les sièges: nul public, mais chacun semblait occupé.
Par des formes translucides, brumeuses, qui n’étaient ni vivants ni morts, mais peut-être ce qui veille entre les deux.
Des silhouettes d’ancêtres non identifiés, de pensées abandonnées, d’attentes non tenues.
Et le ciel au-dessus, ou ce qui en tenait lieu, ne s’ouvrait pas, ne se refermait pas : il battait.
Comme un cœur très ancien, très lent, très sûr.
Alors Pinocchio, l’Autre, sentit dans sa poitrine une palpitation qui n’était pas sienne.
Ou plutôt, qui était lui, mais dans un temps plus vaste que le sien.
Un souffle ancien, un effroi doux, une jubilation lente, tout cela vibrait dans les feuilles, dans l’air, dans ses os.
Et tout cela venait à lui comme un miroir sans image: il se voyait sans se reconnaître, se reconnaissait sans se nommer.
C’est alors qu’il entendit un bruit très léger, comme un froissement de soie céleste, ou le rire oublié d’un dieu mineur.
Un petit chien bleu surgit du fond du rideau végétal, trottinant sans bruit, les yeux pleins d’une lumière impassible.
Il ne parlait pas encore, mais son silence, déjà, avait plus de voix que tous les hommes réunis.
Il s’assit devant lui, le regarda de biais, et ils se mirent à parler.

Daemon

— Tu regardes comme on écoute. Mais dis-moi, qu’as-tu vu, que tu ne saches déjà?

Pinocchio, l’Autre

— J’ai vu… ce que je ne sais pas nommer.
J’ai vu l’éveil d’un monde sans spectateurs.
J’ai vu des pensées qui n’étaient pas miennes mais qui m’habitaient comme des enfants endormis.
J’ai vu que je ne suis pas né, ou pas encore, ou peut-être trop tard.
 Et j’ai vu, surtout, que je suis regardé.

Daemon
— Oui. Tu es regardé.
Non par un œil, mais par le devenir lui-même.
 Par  "l’angoisse comme possibilité de la liberté »*.
 Car enfin, te voilà délié de tout fil. Libre. Et que fais-tu de cette liberté, sinon trembler?

Pinocchio, l’Autre

— Je ne sais si je tremble.
Mais je sens que je pourrais m’effondrer… ou m’élever.
Comme si le poids de n’être que soi-même était trop vaste pour mes os de bois.

Daemon 
— Alors te voilà proche du vrai commencement.
Car la vérité, vois-tu, ne réside pas dans les réponses.
Elle est dans ce moment exact où tu te tiens là, sans rôle, sans maître, sans public… et que tu restes debout.
 «L’âme est un puits profond, qu’un vent inconnu traverse sans jamais l’épuiser»**.
Ce vent souffle en toi. Et tu t’y dresses comme un arbre dans le vide.

Pinocchio, l’Autre 
— Mais pourquoi ce chien bleu? Pourquoi cette forme?

Daemon

— Parce que tu n’aurais pas parlé à un homme.
 Et que tu aurais pris un ange pour un mensonge.
 Mais le chien, lui, passe. Il traverse les seuils, les rêves, les ruines. Il veille.
 Je suis celui qui t’observe sans juger. 
Et peut-être… celui qui te suit depuis toujours.

Pinocchio, l’Autre 
— Alors je ne suis pas seul?

Daemon
— Non. Mais ce n’est pas une consolation.
 C’est un vertige. Car ceux qui t’habitent ne te ressemblent pas. Ils sont les ruines de toi, les désirs refoulés, les ancêtres inconnus.
 Ils sont les esprits du théâtre vide. 
Et pourtant, de cette multitude sans visage, naît une présence.
Toi.
 Non pas l’ombre du Pinocchio d’hier.
 Mais le possible d’un autre.
 Celui qui, dans la cendre du conte, ose encore chercher un feu.

*Kierkegaard
** Victor Hugo


mardi 10 juin 2025

« Derrière le rodéo de couleurs et de chants, on entendait légèrement, comme un frisson parti de la terre, une respiration différente. Le monde ne se contentait pas de se tenir là; il vivait, paisible et immense, comme une créature ancienne ayant enfin accédé à la conscience de son propre conte.»

Gabriel García Marquez, Cent ans de solitude



Alors que le silence s’épaississait sous la coupole végétale, qu’aucune voix ne venait troubler l’étrange quiétude de ce théâtre né de la sève et du vent, il entra.
Non pas brusquement, non pas en héros, ni même en acteur, mais comme une hésitation qui se fait pas. 
Il marchait pieds nus, avec la lenteur grave de ceux qui n'ont pas appris à marcher pour aller, mais pour écouter.
 Chaque pas qu’il posait dans la poussière du sol semblait éveiller une mémoire du lieu, une souvenance ancienne qui passait de la terre à ses jambes comme une rumeur d'avant lui.
Il ne savait pas s’il venait de quelque part ou s’il était né ici, dans ce cercle de lianes et de souffles.
 Mais quelque chose, en lui, reconnaissait ce lieu.
 Non pas avec le souvenir, car il n’avait pas d’enfance, mais avec ce pressentiment qu’éprouvent les arbres quand ils sentent revenir la pluie.
Il entra au centre de la piste.
Et à cet instant, ce ne fut pas l’espace qui le regarda, mais le temps.
Tout autour, la lumière changea sans changer: elle se fit plus dense, comme si l’air même voulait le voir.
 Les feuilles vibrèrent d’un murmure presque imperceptible, et les cordages suspendus se mirent à osciller sans vent, comme s’ils respiraient.
Il se tint là, au milieu du cercle, et quelque chose, en lui, se mit à croître.
Ce n’était pas un sentiment. Ce n’était pas un souvenir.
 C’était un mouvement souterrain, une germination dans le bois de son être.
Cela poussait, non dans ses bras, ni dans ses jambes, mais dans un lieu plus profond, qu’il n’avait jamais osé habiter.
Une végétation interne, invisible, lente, douce, prenait racine en lui.
 Des lianes montaient le long de son souffle, des feuillages inconnus se déployaient dans l’espace entre ses mots.
 Et dans cette forêt intérieure, des voix se mirent à bruire.
Elles ne parlaient pas en langue humaine.
 Elles ne parlaient pas du tout, d’ailleurs.
Mais il les entendait comme on perçoit, en rêve, une pensée qui n’est pas la sienne mais qui vous pense, qui vous traverse, vous ouvre.
Il y avait là des esprits.
 Pas ceux qu’on invoque.
 Pas ceux qu’on nomme.
Des présences lointaines, anciennes, plus vieilles que les contes, plus discrètes que les dieux.
 Elles ne lui demandaient rien.
 Elles n’attendaient rien.
 Mais elles l’habitaient.
Elles circulaient en lui comme des souffles, comme des ruisseaux souterrains qui auraient conservé, sous la terre, la mémoire d’un ciel oublié.
Il ne les connaissait pas. Et pourtant, il ne doutait pas qu’elles fussent là.
 Parfois, l’une d’elles passait en lui comme une phrase qu’il aurait pu écrire mais n’écrira jamais.
 Parfois, l’autre frôlait son épaule comme une main invisible, non pour guider, mais pour veiller.
Et dans cette construction intérieure, qui n’avait ni plan ni but, il comprit, ou plutôt, il fut compris.
Il n’était pas là pour jouer un rôle.
Il n’était pas là pour être vu.
Il était là pour devenir le lieu.
Le lieu où poussent les choses sans nom.
 Le lieu où les pensées viennent se reposer avant de devenir langage.
 Le lieu où les morts déposent leurs derniers gestes, et où les vivants peuvent, un instant, sentir que la présence est plus vaste que leur propre souffle.
Alors il ne bougea plus.
Il devint arbre.
 Il devint pierre.
 Il devint attente. 
  



– Vous évoquiez la visibilité de Pinocchio l’Autre…
– …
– Et vous parliez aussi de chair… il me semble pourtant qu’il est fait de bois et non de chair!
– C’est tout l’objet de son histoire: sa visibilité qui change de chair, se défile littéralement du corps pour se loger dans le langage au moment même où il basculerait entre l’immobilité de la scène et la parole silencieuse qui émerge.
– Permettez moi de vous exprimer mon incompréhension… Ce que vous me dites me paraît littéralement impossible…
– Pinocchio l’Autre, tout comme son ancêtre est un désœuvré. Il n’est ni fils, ni acteur…
– Qu’est-il alors?
– – C’est une forme en suspens, un autre corps de la parole…
– Se pourrait-il que nous aussi…
– Nous ne sommes point des pantins et nous sommes faits de chair et d’os!
– En êtes-vous bien sûr?
– À mon tour de vous surprendre… Il me vient à l’esprit que ce cirque… cette scène serait un lieu où l’être pourrait se révéler dans sa vérité…
– Vous me surprenez… et même plus que cela…mais continuez!
– Dans ce cas, quelque part « entre », Pinocchio l’Autre ne serait plus un objet, sans pour autant être un homme… mais comme un événement de dévoilement… avant toute nomination… avant toute saisie… Il ne serait pas encore un être… mais… il ne serait plus un non-être…
 
 
 








 

lundi 9 juin 2025

 
« C’est comme si la visibilité qui anime le monde sensible émigrait, non pas hors de tout corps, mais dans un autre corps moins lourd, plus transparent, comme si elle changeait de chair, abandonnant celle du corps pour celle du langage, et affranchie par là, mais non délivrée, de toute condition.»
 

Merleau‑Ponty, Le Visible et l’invisible 
 
 
 

 
Sur l’Archipel, on ne savait jamais très bien quand cela commençait.
Il suffisait qu’au matin une brume légère, comme un léger rideau de tulle, douce comme une vapeur d’enfance, s’élève des eaux tièdes, et déjà quelque chose frémissait dans l’air. On racontait qu’il fallait écouter les racines, car ce sont elles les premières à entendre l’appel. Dans ce monde, des anciens disaient que la terre, lasse de son silence, se souvenait tout à coup de son désir de théâtre.
Alors, sans crier gare, la végétation se mettait à pousser comme si les saisons elles-mêmes avaient été prises de court. Ce qui, la veille encore, n’était que rocaille nue, dur et muet comme une dent de pierre, devenait en une nuit un îlot de jungle bruissante, un monde en floraison perpétuelle. Les lianes s’élançaient du sol avec une tendresse insistante, s’enroulaient autour des troncs comme des bras impatients, et l’on aurait juré qu’elles se nouaient d’elles-mêmes pour former des cordages, comme si des mains invisibles les guidaient, non pas vers un sommet, mais vers une fonction oubliée.
Les troncs eux-mêmes, longtemps couchés, creux, vermoulus et invisibles redressaient leur colonne d’écorce et prenaient une posture étrange, ni tout à fait naturelle ni tout à fait humaine, mais propre à soutenir. Ils devenaient, sans qu’il y eut à y penser pense, les futurs poteaux d’un grand chapiteau végétal, les piliers d’un espace sacré sans temple ni prêtre. Leurs racines se tordaient doucement pour faire place à des allées, leurs branches s’écartaient en silence, comme des rideaux avant la scène.
Il n’y avait ni marteau, ni clou, ni corde tendue par la main d’un homme, et pourtant, les cordages se tendaient, les tapis se déroulaient, les toiles se nouaient aux angles du vent. Les fauteuils apparaissaient, non posés mais comme convoqués par une volonté douce. Même les strapontins les plus modestes semblaient surgir d’entre les feuilles avec la timidité d’un souvenir ancien. Tout, peu à peu, s’ordonnait. Les agrès se balançaient dans l’air avec l’aisance d’un rêve qui a déjà eu lieu. Les planches se retrouvaient comme par reconnaissance, s’emboîtaient avec la lenteur affectueuse des retrouvailles. Le chaos se résorbait, non pas par la main de l’homme, mais par une entente muette entre les choses.
On aurait dit que l’air lui-même retenait son souffle. Les vents, d’ordinaire jaloux, bavards et volontiers querelleurs se taisaient. Une conjoncture rare, presque impossible, les faisait converger doucement en une spirale de calme. L’archipel, d’habitude battu comme un tambour par les forces marines, s’offrait un silence liquide. Et dans ce calme soudain, que les anciens appelaient le moment de "l’Entre", une sensation étrange descendait sur les habitants: ce n’était ni une injonction, ni un ordre, mais une certitude. 
 
 

dimanche 8 juin 2025

 
« Ce qui éclaire n’est pas ce qui illumine, mais ce qui, dans la nuit, fait que la nuit soit visible.»
 
Maurice Blanchot, L’Entretien infini 
 
 


– Imaginez Pinocchio, l’Autre, et le langage comme une maison, Pinocchio, l’Autre, serait ce corps qui, à force d’avoir été parlé, s’est vidé de toute voix propre.
– Il serait alors comme une maison vide…
– Oui mais ce vide n’est pas un néant.
– Que serait-ce alors?
– Il est possibilité. Il devient l’espace même de l’energeia aristotélicienne, ce passage de la puissance à l’acte, non pas dans la finalité d’un devenir-homme, mais dans la venue d’une parole inédite.
– Mais cette parole, peut-être, ne sera jamais prononcée.
– Elle brillera comme une absence pleine. Elle sera l’indice qu’il a traversé le langage, qu’il l’a laissé parler à travers lui, sans se confondre avec son maître.
– Un sujet qui résiste à sa propre nomination?
– C’est cela, il persiste dans une altérité irreprésentable…
– Et pourtant représenté… ici, là, devant nous!
– Cependant, il n’est plus un pantin.
– Il n’est pas encore un homme. 
– Il est le seuil.
– Comme une fêlure.
– Et dans cette fêlure, peut-être, naît ce que Heidegger appelait une «clarté obscure», une lumière qui n’éclaire pas, mais qui creuse. Une parole qui n’explique rien, mais qui rend possible d’habiter l’inexpliqué.
 – Ce que vous appelez clarté… est-ce encore de la lumière
– Non. Ou alors une lumière retournée. Non pas celle qui dissipe les ombres, mais celle qui les révèle.
– Une lumière qui éclaire l’obscur, en tant qu’obscur?
– Plutôt une lumière qui, comme le dit Blanchot, «dans la nuit, fait que la nuit soit visible». Elle n’éclaire rien, elle ne désigne pas, elle ne montre pas. Elle rend simplement la nuit habitable.
– Alors ce n’est plus le langage comme flambeau. C’est le langage comme fissure.
– Oui. Dans cette fêlure naît une clarté obscure, un dire sans direction, une parole qui n’explique rien mais rend possible d’habiter l’inexpliqué. Ce n’est plus une parole pour comprendre, mais une parole pour être.
– Ou pour errer.
– Peut-être. Mais une errance digne. Une errance qui refuse les chemins balisés, les fables toutes faites. Une errance qui consent à ne pas savoir, à ne pas nommer, mais à s’ouvrir.
– Ainsi l’Autre ne cherche plus la vérité comme un soleil, mais comme cette veilleuse intérieure… un feu qui ne brûle pas, mais creuse.
– Et la vérité dans tout cela?
– Dans ce creux, il n’y a plus de fable, plus de Geppetto, plus de maître, plus de marionnettiste. Il y a l’espace nu du non-savoir. Et ce silence-là… c’est peut-être ça, la vérité
 – Ainsi, dans cette lumière qui ne montre pas, mais qui creuse, on ne cherche plus la vérité. On l’éprouve comme une absence qui palpite.
 – Une absence active…? Voilà qui est curieux…
– Oui. Une absence pleine de présence. La vérité ne réside pas dans l’éclat de l’être, mais dans le frémissement de ce qui se retire*. C’est le visage de l’autre, justement, qui ne se donne jamais tout entier. Qui échappe, mais dans cette fuite, oblige.
– Comme si le sens n’était pas à saisir, mais à recevoir?

*Levinas