« Le personnage qui naît dans l’œuvre n’est pas une personne. Il est ce qui se tient en retrait, à la lisière de l’être et du non-être, figure d’un possible sans réalité, sans consistance, mais chargé de toutes les puissances du devenir. Il ne devient pas, il est le devenir lui-même, toujours déjà autre, jamais achevé. Ce n’est pas nous, ce n’est pas un autre: c’est une fiction à la recherche d’une forme, une parole qui n’a pas encore trouvé son corps.»
Maurice Blanchot, L’Espace littéraire
– Mon cher, je reconnais dans votre regard ce feu qui manque à
tant de critiques. Mais je vous en conjure: laissez parfois le monde
surgir sans le scruter d’emblée. Écoutez la matière comme un enfant
écoute les vagues. Ne serait-ce que pour une minute.
– Laissez moi vous poser question...
– Je vous en prie.
– Qui êtes-vous?
– Mon nom ne vous dirait rien, mais il se peut que vous m'ayez déjà entendu... J'habite dans cet Archipel...
– On croit rêver. Voilà qu’on trouve des morceaux de pantin sur cette
île. Un bras articulé, une tête qui roule sur les rochers, un torse évidé comme une
coquille. Que sais-je encore? Qui donc a cru bon d’apporter Pinocchio jusqu’ici? Est-ce un rite? Une farce? Une installation artistique? Ou bien… autre chose?
– Regardez… le bois est ancien, mais il n’a pas pourri. Il a résisté à
l’humidité, au sel, au feu. C’est du hêtre peut-être, ou du pin ou quelque chose
qui n’existe plus. On dirait… une présence étrangère mais parfaitement
intégrée au paysage. Comme si l’île elle-même l’avait rêvé
– Non. L’île ne rêve pas. C’est vous qui lui prêtez vos fantasmes. Ce
pantin, s’il est là, c’est parce que quelqu’un l’a déposé.
Et avec lui, une intention. Un message. Peut-être même une provocation.
– Peut-être une offrande, voyez-vous. Une offrande au vivant, au devenir.
Vous voyez un simulacre. Moi, je vois une métamorphose. Ce pantin n’est
pas une erreur, il est une étape. C’est la matière qui se dresse, qui
demande un nom.
– Vous ne voyez donc pas l’ironie? Ce pantin, sur cette île de scories et
de soufre, c’est un parasite. Un artefact, un intrus de bois au cœur du
chaos minéral. C’est l’image parfaite de notre déni. Même ici, dans ce
désert tellurique, nous devons faire surgir un reflet de nous-mêmes.
– Ce
n’est pas de l’émerveillement: c’est du narcissisme.
– Non, c’est de la mémoire. Pinocchio l'Autre, comme son nom l'indique, ce n’est pas nous, c’est autre chose.
Une figure de l’incomplet, de l’imparfait, du presque. Sur cette Archipel qui palpite sans avoir de nom, il devient une conscience embryonnaire.
Il est ce qui vacille entre le monde et la fable.
– Vous êtes incorrigible. Vous faites d’un pantin une cosmogonie. Mais soit. Acceptons une seconde votre poésie. Pourquoi lui, alors? Pourquoi Pinocchio?
– Pinocchio ... l'Autre!
– Pourquoi ce mensonge de bois, ce petit corps toujours en défaut?
– Parce que c’est un archétype du doute. Et du désir. Il veut être vrai,
mais il est déjà vivant. Il ment, et ce mensonge le transforme. Ce n’est
pas une faute: c’est une ruse initiatique. Et sur cette île de lave et
de cendre, il devient le totem parfait: l’être qui se cherche, sans
jamais s’achever.