jeudi 31 juillet 2025



 
« Dans les événements historiques, ce n’est pas la volonté des hommes qui produit les grands événements, mais un enchaînement d’innombrables circonstances.
[...]
À chaque moment, dans la vie des peuples comme dans celle des individus, il existe un courant d’événements qui porte les hommes avec lui, mais où chacun croit qu’il peut diriger ce courant.
[...]
Ce que nous appelons la volonté d’un homme n’est que la résultante de toutes ces forces; et cette volonté, nous l’érigeons en cause des événements, alors qu’elle en est seulement l’expression.»
 
Léon Tolstoï, tiré du Deuxième épilogue de Guerre et Paix, chapitre II
 
 
 
Pour qu'un événement ait lieu, il faut une suite d'autres événements. La moindre chose, peu importe laquelle, faite différemment annulerait cet événement... De retour après une longue parenthèse dont il n’a que peu de souvenirs et dans laquelle il a rencontré un de ces âne mystérieux, Don Carotte essaie, tant qu’il peut de résoudre l’énigme avec Sang Chaud, qui lui semble en connaître davantage sans le montrer. Ce qui pourrait l’agacer quelque peu sans que Sang Chaud ne puisse y trouver remède…
– Reprenons, voulez-vous?
– Ce n'est pas que j'y prenne plaisir... Ainsi, selon lui, il s’agirait du labyrinthe qui parle… en son nom propre…
– Voyez-vous Votre Munificence Don Carotte, dit-il malicieusement, les îles du centre sont, comme nous, à un stade intermédiaire: encore chaudes, parfois fumantes, percées de caldeiras assoupies.
– Il n’est point temps de vous moquer! Vos paroles me semblent chargées d’un mystère qui ne m’est point étranger…
– Je ne vous le fais point dire. On y trouve des cratères jumeaux, des lacs acides d’un vert surnaturel, des champs de lave pétrifiée semblables à des fleuves de pierre arrêtés en plein élan.
– Tout comme nous devant l’énigme!
– Que nenni! Don Carotte! Non pas devant! Mais dans l’énigme!  Nous sommes comme les îles les plus récentes qui ne sont que fragments en gestation.
– Fragment toi-même! Sang Chaud! Si tu continues ainsi, jeune mécréant, alors que je t’ai, au mépris de mes appréhensions… apporté une clé… tu vas sans délai devenir comme ces cônes fumants, à peine nés, parfois recouverts de cendre rouge, où le sol tremble encore sous mon pas.
– Calmez-vous Don Carotte et sentez… à l’unisson, on y sent la terre battre, respirer, mugir, une sorte de vie souterraine, sourde, mais puissante. Ainsi donc l’énigme, sans autre nom que “labyrinthe”,  est aussi vivante que nous. Elle parle d’elle-même…
– Voilà qui me sied fort. J’entends en moi se tordre
Quelque chose de dense, un trouble fait de dissonants accords.
– Allons allons… point de mots inutiles… soyons raisonnables… de la ration… juste le nécessaire! Revenons au "Qui suis-je?"
– Tu es Sang Chaud! Pas besoin de le demander!
– Faites un petit effort Monseigneur, je récapitule tout en ayant en tête l’énigme… C’est pourquoi je l’ai citée quand j’ai posé la question: Qui suis-je? C’était une citation!
– Avance donc manant! Que ma quête puisse commencer avant que ne disparaissent les astres qui nous font de l’ombre…
– Je vais donc répondre directement et précisément, en distinguant bien les deux cas posés par la question.
Qui suis-je si je suis celui qui le dit?
Je suis la conscience lucide de ma propre division.
– Ah! Voilà que vous admettez… demi portion!
– Je le redis… ce n’est pas en mon nom que je parle…
– En d'autres termes?
– Je suis celui qui assume et énonce ma propre étrangeté.
– Voilà qui est bien dit!
– J'ai conscience d’être un infiltré dans ma propre existence, observant mon moi profond comme un terrain étranger. Nous sommes… je suis… vous êtes… le labyrinthe… est celui qui se parle à lui-même. Il se définit, mais en se découvrant étranger à soi-même.
– Tout cela pour en arriver là! À cause d’une si petite clé! Et ce n’est point encore suffisant…
– Je crois que Sa Grandeur sait qu’elle va devoir y retourner!


mercredi 30 juillet 2025

Première clé





– D’où venez-vous? Me demanda-t’il.
– Qui donc?
– Lui, qui voulez-vous que ce soit?
– Et lui qui est-ce?
Don Carotte peine à prononcer le nom,qu'il ne connaît d'ailleurs pas... mais aussi la nature de celui avec qui il vient de s'entretenir... 
– Celui que vous me destinez comme destrier…
– Le maître de l’énigme… vous voulez dire! Puis-je vous suggérer, avec le plus grand respect, de me dire ce que vous  lui avez dit?
– Ne sachant point comment commencer… et supposant qu’il voulait savoir où nous en étions… j’ai mis quelque huile dans la conversation… Je me mis à parler de l'Archipel et de cette île en particulier... C’est un cône de basalte, noir, encore incandescent, lui répondis-je, confondant l’endroit où j’étais avec celui d’où je venais, qui perce la mer comme une dent neuve mais déjà cariée. Mais le travail du temps va l’éroder. L’océan, en vagues puissantes, ne cesse de le marteler. Rien ne m’arrêtait plus. Les pluies acides, nées des gaz volcaniques constamment le lessivent. Des pans entiers s’effondrent dans la mer…
L'u comme l'autre, nous savions que sa question ne concernait point le lieu... mais... Autant vous dire que, sans rien dire, il n’en perdait pas une miette et jouait le jeu, alors je continuais.
Et à mesure que la plaque tectonique dérive, quelques centimètres par an, mais des kilomètres en millions d’années, la source de feu restait en place, forant plus loin, plus à l’ouest, de nouvelles îles dans son sillage.
Brusquement, il m’interrompit:
– Ainsi nait et renaît l’archipel: une procession d’îles comme des perles arrachées à l’ombre. Certaines n’existent plus que comme des hauts-fonds, d’autres se dressent encore, imposantes, jeunes ou vieilles, selon leur position dans cette ligne de feu. Les îles les plus anciennes, situées à l’est de la chaîne, sont désormais presque éteintes.
Leurs cratères sont comblés, leurs coulées fossilisées, et des couches de cendre, de sable, de vie s’y sont déposées. L’érosion y a sculpté des falaises tabulaires, des promontoires étranges, parfois des arches naturelles. Elles abritent aujourd’hui une flore rudimentaire, de mousses et d’arbustes nains, accrochés aux plis du vent. Et il arrive que des voyageurs découvrant ces derniers, croient, par manque de conscience de leur propre état, être face à un géant!
Bien sûr, vous imaginez bien que devant une telle affirmation, j’étais fort désemparé… mais bientôt je me repris et lui demandait de m’expliquer ce que j’avais de la peine à comprendre…
– Vous parlez de l’énigme?
– Non, vous allez trop vite! J’en étais à la situation… mais lui, comme toi, y était déjà… sans que j’aie compris comment il y était arrivé en me parlant de choses et d’autres!
– Bref, vous y étiez!
– Il y était… et moi j’étais un peu perdu! Je lui demandais alors pourquoi…
– Pourquoi… quoi?
– Pourquoi j’étais à ce point perdu face à la première énigme et face à cette deuxième qui, mine de rien me plaçait à nouveau dans une très inconfortable situation ! 
– Et alors il me répondit le plus simplement du monde…
– Alors?
– Soyez patient! Sang Chaud… j’y arrive. Il m’a très aimablement… au vu de ma condition présente… et probablement au vu de celle qui présiderait à notre futur ouvrage commun… peut-être de notre collaboration…
– Accouchez donc!
– Après m'avoir témoigné du plaisir que je lui faisais avec ma visite, et,au vu des circonstances, m'incitant à croire en la providence, il m’offrit de... m’offrir une clé… Offre que je ne déclinais point…
– Et cette clé? Quelle est-elle?
– Je… Nous devrions, en ce qui concerne notre énigme… enfin la sienne… qui est devenue la nôtre… nous devrions supposer que c’est le labyrinthe qui parle…
– En son nom?
– Non, au nom du labyrinthe…
– C’est ce que je voulais dire!
– Mais le labyrinthe n’a pas de nom…
– Reprenons: Je suis un infiltré chez un agent double schizophrène que je suis. Qui suis-je si je suis celui qui le dit et qui suis-je si je ne suis que celui qui l’entend?” C’est alors que je compris comment en quelques mots peut se former un labyrinthe.» Ainsi, selon vous, il s’agirait du labyrinthe qui parle… en son nom propre…



mardi 29 juillet 2025


« Cela commence par un mugissement formidable, mais qui vient d'on ne sait où. Ou plutôt, cela semble venir de nulle part et de partout, tant le bruit est énorme et profond. Et puis l'on comprend que cela vient des profondeurs et de très loin. L'eau des puits se trouble ou s'assèche.
Les tremblements de terre de plus en plus forts se produisent de plus en plus souvent. Le creux au cœur de la montagne bouillonne, fume, crache. C'est le volcan qui se réveille. Et non seulement il se réveille, mais il commence à expulser des montagnes de cendres et de fumées vénéneuses. L'horizon s'obscurcit peu à peu, la lumière du soleil finit par être voilée, elle disparaît presque par instant.
Les grondements s'intensifient et deviennent menaçants, effrayants.
Que se passe-t-il? S'agit-il d'un incendie qui enflammerait les entrailles de la montagne? Et pourquoi cela survient-il à présent? On ne se rappelle plus vraiment que le volcan avait déjà détruit des villes entières il y a bien longtemps. Il n'en reste plus rien, ou presque. On s'interroge sur les causes: nos péchés? Des désordres à la Cour? Une punition ou un avertissement? Peut-être tout cela à la fois. Les savants, les mages et les astrologues s'affairent pour tenter de comprendre. Mais c'est la peur qui domine.»

Brice Griezmann, Le saint, le sang et le volcan, CNRS Éditions 



 
Rien n'arrive par hasard... mais de moi il n’arrive jamais rien...
Dans cette histoire incongrue en terre inconnue, où Don Carotte se voyait en Gentilhomme uniquement préoccupé par ses idées et non par cette énigme qui lui dessèche la cervelle, voyait de loin s’éloigner les enchantements, les rêves de batailles et les honneurs qu’il chérissait depuis toujours…
Loin d’être pourvu de tout ce qu’il lui fallait, mais confiant en son destin, il s’imagina que rien ne serait plus beau que de vaincre cette énigme et décide, sur les conseils avisés de Sang Chaud, de mettre fin à ce qui, selon lui, lui est imposé. Don Carotte, bien et tôt levé du bon pied ouvre le bon œil… Il est tout ébaubi par la beauté du monde et sent monter en lui lune sève nouvelle dont il ressent immédiatement les bienfaits. Il se voyait déjà en monarque et démiurge absolu de cette pagaille d’îles désordonnées, toujours prêtes à s’enflammer, à détruire l’île voisine et submerger ce qui peut l’être… Sans compter les remous incessants et dévastateurs de l’océan et la menace hypothétique d’une population pour l’instant invisible et inconnue, mais qui pourrait apparaître, certains indices le disent, aussi subitement que le désordre de cette île se transforme en forêt, faire leur apparition. Une petite voix, inconnue jusque là, se fait entendre:
– On croit toujours que la folie commence avec les voix. Mais c’est faux. La folie commence quand elles ne veulent plus partir. Moi, je les entends encore. Elles viennent par nappes, par boucles, par souffles d’encre. L’une râle dans ma tempe gauche, l’autre tapote sous mon œil droit, et puis il y a celle-là... elle parle dans mes silences, à la racine du palais, là où le langage n’a pas encore pris forme. Mais ce n’est pas ça qui me trouble.
– Qu’est-ce qui vous trouble, Don Carotte?
– Je crois…
– Seriez-vous devenu croyant?
– Quand l’incompréhensible survient, envahit promptement nos esprits, l’occasion est trop belle… et celui que je voudrais être devrait l’être… mais dévot je ne suis point… par force, il se peut que je sois un peu complice et si, au beau milieu du brasier, je me débat comme je puis, ce n’est pas sans l’aide d’une croyance…
En une nuit le calme en son esprit était revenu et dans l’arbre il avançait. 
– Comment vais-je le trouver?
– De quoi parlez-vous?
– Tu devrais le savoir… il s'agit de...  mon très éventuel destrier…
– Ne cherchez point et prenez votre temps!
– Du temps nous n’avons pas… il faut maintenant saisir cette branche qui vers nous se tend et frétille avec l’indécence d’un nouveau né et donne à voir simultanément deux choses bien différente…
– Que voyez-vous Don Carotte?
– Je n’en crois pas mes yeux! Aussi loin que mon regard porte, je vois des dizaines… que dis-je, des centaines de petites lumières bleues tout autour de moi!
– Concentrez-vous sur une seule…
C’est ainsi que je retrouvais le petit âne bleu qui me regardait avec un air à la fois ironique et bienveillant…

lundi 28 juillet 2025

 
 
« Toute pensée est un tremblement. On pense contre soi, on pense contre la pensée, on pense pour ne pas sombrer dans le pathétique. Il y a plus de vérité dans une chute que dans toutes les philosophies. La logique n’est qu’un vertige dompté.»
 
Émile Cioran, La chute dans le temps (1964), Gallimard, p. 79
 
 

  
Le vie de don Carotte de la Plancha... ou (selon diverses sources: de la Manche), tout comme celle de Sang Chaud de la Panse avait pris une tournure singulière. Rien de ce qu’il avait appelé de ses vœux ne s’était en encore présenté et rien ne laissait présager qu’il pourrait échapper à cette énigme qui le rendait prisonnier. Sang Chaud agissait avec tout le tact possible en ce genre de situation, mais en pareil état de chose: “À l’impossible nul n’est tenu!”

Don Carotte, pourtant, avait glissé quelques petites gouttes de vin dans son eau. Ce qui, de prime abord, le fit paraître plus aimable:
– Rappelez-moi en détail ce dont vous parliez Sang Chaud … de cette énigme qui naît chez ceux de notre front… dans l’instant retiré au cœur de cet arbre… avec… peut-être… notre futur destrier…

– Maître, je vois sans déplaisir qu’une certaine idée fait son chemin… loin de moi l’idée d’enfoncer quelque clou… 

– Continue donc! Et si l’idée fait son chemin …

– Les idées comme les pensées vont et viennent à leur guise . Si elles veulent aller par là elles y vont, si elles veulent aller par ici elles y viennent. Rien ne leur résiste. En chaque chose elles creusent d’invisibles chemins…

– Qu’en est-il de notre chemin… Parle puisque telle est ma demande. Je veux être inclus.

– Comme l’on dit, vous le savez sûrement, … le chemin n’est pas le chemin… et, malgré notre long cheminement, rien n’est encore résolu…

– Résolvez… résolvons donc! Sonnez le rappel des mots!

– Voilà! D’où donc, sinon de lui, me vint cette prose étrangère?

– Sans même reposer l’énigme, l’énigmatique est de retour… Qui donc est ce lui? Est-ce peut-être à nouveau un piège où mon propre esprit va pêcher?

– Je vous le dis… presque sans détour… il s’agit peut-être… de votre futur destrier…
– Quoi? De ces ânes sans prestige?
– Ridicules, ils ne sont point. Brisez ce litige.
– Ne me redites surtout qu’ils parlaient, sacrebleu!
– Je ne dis rien de tel… mais… ouvrez un peu mieux…
– Mais ? Qu’est-ce que mais? Achevez donc votre phrase.
– Mais… sans qu’il me parlât, sans parole, sans emphase, je me vis tout à coup penser, à une énigme obscure échappée de chez lui.

– Trêve de détour, rappelle ici cette parole amère qu’on en finisse!

– En ces termes précis elle se présenta:

« Qui suis-je si, me réveillant sans cesse, de jour en jours me poursuit l’écho des mots entendus dans mon sommeil:

Je suis un infiltré chez un agent double schizophrène que je suis. Qui suis-je si je suis celui qui le dit et qui suis-je si je ne suis que celui qui l’entend?” C’est alors que je compris comment en quelques mots peut se former un labyrinthe.»

– Et quelle sera notre réponse à ce noir embarras?
– Nulle, Monseigneur, nulle. Le trouble m’envahit. Je l’avoue.

– Qu’allons-nous faire? Tu le sais, quand l’inactivité me pèse… le bouillonnement se fait sentir… Ressens-tu les tremblements de l’île?

– Messire, gardez votre calme, vous me faites frémir à mon tour. Point n’est besoin d’éructer… pardon… d’érupter… enfin… d’éruption… excusez la confusion… je voulais dire exploser… Je crois fermement, comme l’âne m’y guide, qu’il vous faut le rencontrer…

– Faudra-t-il pour cela, dans cette confusion, que je m’abaisse?
– Cette question vous appartient, noble Maître, et fluide est la réponse..

– Pourquoi, diantre, devrais-je à ces jeux me livrer?
– Ce pourrait être le destin… votre destin… et nul ne peut l’ignorer. Le moment est venu d’implorer une clé!


dimanche 27 juillet 2025

 
« Penser, dirait Cioran, c’est se miner soi-même. Penser, c’est se ronger, c’est s’annuler, c’est s’écarteler dans l’orgueil de vouloir saisir ce qui vous consume. J’ai toujours vu la lucidité comme une forme élégante du désespoir, un dandysme de l’abîme. Nous ne résolvons rien: nous rendons seulement le problème plus subtil, plus douloureux, plus beau aussi, comme une blessure qui finirait par ressembler à un bijou. Ce n’est pas la solution qui compte, c’est la somptuosité du détour, le raffinement de l’échec.»
 

  


Don Carotte, fidèle à lui-même, va s’obstiner dans l’orgueil et la ruse poétique, en élaborant une quasi-solution plus absurde encore que la première, où la logique se mêle à l’ivresse du symbole, à mi-chemin entre le sophisme et le poème. Le tout, évidemment, avec une conviction grandiloquente. Et bien sûr, cela ne fonctionne toujours pas, mais cela creuse en lui, à son insu, une lucidité sourde et de plus les éloignent de la clairière... sans qu'ils ne s'en aperçoivent...

Journal

Si je suis la réponse à une question que je n’ai pas comprise, suis-je encore une réponse?
Ou bien suis-je la mauvaise réponse exacte à une énigme imaginaire?
Et si l’auteur me lit, peu importe lequel, peut-il en rire?
À l’aube, une aube très douteuse, puisque le ciel ressemblait davantage à une carte chiffonnée qu’à un commencement, je m’était levé le premier. Je traçais dans la cendre des schémas, des cercles, des flèches. Mon regard brillait du feu sacré des fous raisonnables.
Sang Chaud ouvrit un œil, grogna, referma l’œil, puis le rouvrit avec résignation.
— Vous pensez encore à l’énigme? demanda-t-il d’un ton vague.
— Je ne pense pas, Sang Chaud. J’interprète dynamiquement, lui répondis-je avec un empressement qui me surprit moi-même.
Je brandis une feuille d’arbre, sèche et veinée comme une carte oubliée.
– J’ai compris!
Je fis semblant de lire.
– Écoute : "Je suis un infiltré chez un agent double schizophrène que je suis." C’est une formule algorithmique, à triple inversion logique!
– Non.
– Si! Vois-tu, "infiltré" signifie que je suis ailleurs que moi-même.
D’où tout cela me venait, je n’en savais rien.
– "Agent double", que je suis aussi mon contraire. Et "schizophrène", que mon être est partagé entre deux êtres qui croient être moi. La solution est donc mathématique. Je ne suis pas un, ni deux, je suis trois moins un plus moi-même!
Abasourdi… certes je l’étais… comme Sang Chaud qui clignait des yeux.
— Tu t’additionnes? Me demanda-t’il.
— Mieux! Je me transpose! Je suis la quatrième personne du singulier!
– Ça n’existe pas.
– Précisément! Et pourtant, me voici!
Je posais la feuille sur son front, comme une couronne.
– Je suis l’homme que je crois être… vu par celui que j’invente… en me regardant rêver! L’énigme est résolue!
Sang Chaud se leva lentement. Il me regarda longuement, puis l’Arbre, puis moi à nouveau. Enfin, il dit:
— Je vais chercher des racines comestibles.
— Tu ne veux pas fêter ma découverte? Lui demandais-je avec une candeur feinte…
— Je vais vous laisser un peu seul avec votre grandeur, dit-il avec une ironie bien peu dissimulée.
Et il s’éloigna sans se retourner.
Je restais seul, un moment debout, la feuille que je lui avais mis sur le front planait.
Le vent l’emporte. Et l’énigme est toujours là…

samedi 26 juillet 2025

 
« Nous portons en nous des solutions sans problème, des aphorismes errants, des symboles qui cherchent un sens, comme des chiens flairant une trace.»
 
Émile Cioran, Syllogismes de l’amertume (1952), Gallimard, p. 46
 
 

 
– Reprenons avec calme, et puissiez vous me pardonner le zèle dont je crois qu’il faille faire preuve, Don Carotte, “si vous êtes celui qui le dit”
– Qui dit quoi?
– Qui dit ce qu’il lit…
– Qui lit quoi?
– L’énigme, Don Carotte, l’énigme… Ce n'est pas dans les livres que vous allez trouver une solution... et sans résoudre l’énigme nous n’irons nulle part!
– Dans ce cas, je revendique ma propre étrangeté…
– C’est cela. C’est votre propre voix intérieure qui formule le paradoxe de votre identité fracturée.
– Fracturée! Comme vous y allez! Prends garde à mon bâton! Un peu de respect tout de même…
– Vous êtes actif. Vous êtes conscient de votre éclatement et vous vous savez infiltré en vous même…
– Je nous sais surtout infiltré dans et par votre énigme… Cela me paraît invraisemblable…
– Peu importe, nous faisons le tour de la question.
– Je préfèrerais que l’on fasse le tour de la clairière… et surtout le détour par notre histoire dont je me languis!
– Si vous n’êtes que celui qui entend, vous devenez passif. Vous ne seriez que l’auditeur des paroles venues de votre inconscient..,
– Ou d’ailleurs!
– Peu importe! Vous subiriez un discours intérieur sans en être l’auteur. Vous seriez séparé de la partie de vous-même qui parle…
– Serais-je alors dominé par l’étrangeté qui m’habiterait?
– Vous écouteriez une voix intérieure étrangère…
– Et quel serait l’enjeu?
– Savoir qui parle en vous? 
– Suis-je celui qui parle ou celui qui écoute?
– C’est cela. L’identité devient une question non plus seulement psychologique, mais métaphysique!
– Vous m’inquiétez… mais abrégez vous suspects éloges!
– Êtes-vous maître de vous ou un simple récepteur?
– Je suis d’abord et avant tout ton maître!
– Je me hâte d’en convenir! C’est exactement cela! Vous êtes en plein labyrinthe!
– Vous parlez de cet arbre?
– Je parle d’un labyrinthe mental où paradoxes et dédoublements créent une spirale logique, apparemment impossible à résoudre.
– Je le savais… Sans vouloir affaiblir votre propos, je dirais que le langage nous perd… vous comme moi!
– Ou c’est nous qui le perdons…
– Lui comme nous!
– Vous ne croyez pas si bien dire. Il devient le lieu même de la perte: dans notre tentative de nous définir, nous nous égarons dans les méandres de nos propres formulations! Plus nous parlons, plus la définition se complique…
– À vous entendre, ce serait pour nous définir que nous parlons!? Bel effort!
– Comme un labyrinthe, chaque mot semble ouvrir une voie!
– … mais toutes ramènent à une impasse identitaire! Ne serait-il point temps d’abréger les digressions, de resserrer quelque peu votre propos?
– Il est surtout temps que vous preniez en charge le récit en vous dépouillant de tout excepté de ce qui vous reste de bon sens!
– Holà Sang Chaud, quelle hardiesse douteriez-vous de moi?
– Une humble hardiesse est quelquefois nécessaire…


vendredi 25 juillet 2025

 
 

 

Don Carotte, troublé par le rêve, tenté par la quête de l’auteur, cherche à contourner l’obstacle de l’énigme, et comme il est à la fois orgueilleux, théâtral, et traversé d’une poésie un peu folle, il en fait une interprétation débridée, grandiloquente, bancale… bref, profondément humaine. Un geste de fuite sous des habits de génie… légèrement frelatés…

Journal de Don Carotte
 
Sang Chaud, assis en tailleur, le menton dans les mains, m’observait  marcher en cercles concentriques autour d’une arène, à l'image de notre clairière, que j’avais moi-même déclaré "sacrée" quelques instants plus tôt. Tout me paraissait étrange. Aussi lumineux que me paraissait le lieu dans lequel nous étions, autant l’atmosphère me pesait. L'air me manquait, comme avant une phrase qui ne veut pas naître.
Je m’arrêtais. J’avais les yeux brûlants de certitude et la voix gonflée d’un souffle déraisonnable.

– L’énigme, mon ami, est une parabole cosmique! Une clef pour le dernier seuil! Ce n’est pas une simple question, non! C’est un palimpseste prophétique, un labyrinthe phonique !
Je ne sais pourquoi, d’un air docte je levais le doigt.
"Je suis un infiltré chez un agent double schizophrène que je suis…" Voilà ! Voilà le nœud gordien!
– Voilà surtout le nœud de ton délire, grogna, oubliant l’étiquette, Sang Chaud.
– Silence! Tu vas voir. C’est limpide: l’infiltré, c’est l’esprit. L’agent double, c’est le corps. Le schizophrène, c’est le monde! Moi, je suis les trois, en guerre civile dans le théâtre de moi-même! Et le "je" final… ah ! le "je" final est l’acteur qui découvre qu’il n’est pas sur scène mais dans la salle!
– Tu n’écoutes même plus ce que tu dis, Don Carotte.
Pris dans la tourmente des arguments, je ne percevais point l’impolitesse de son langage…
– Je ne m’écoute jamais ! Je me préécoute! C’est là toute la subtilité!
Je bondis sur le rocher sacré, les bras tendus vers le feuillage mouvant de l’Arbre-Monde.
– C’est clair, Sang Chaud! L’énigme m’a déjà choisi! J’en suis la réponse! Ce qui signifie que j’ai réussi!
Sang Chaud soupira longuement, comme un soufflet qui se dégonfle et retrouvant quelque dignité dans le ton.
– Vous n’avez pas résolu l’énigme. Vous l’avez enjambée en agitant les bras. Ce n’est que de la gesticulation…
– Nuance. J’ai procédé par transcendance latérale.
– Vous avez brodé!
Je descendis du rocher, un peu moins triomphant, mais toujours droit.
– Tu me sous-estimes.
– Non, dit Sang Chaud. Je vous écoute. Et c’est pour cela que je sais: vous gagnez du temps. Du moins, vous essayez. Vous voulez éviter ce que l’énigme demande vraiment.
– Et qu’est-ce qu’elle demande, selon toi? demandais-je, avec cette colère qu’on n’ose nommer tristesse.
Sang Chaud me fixa, longtemps.
– Peut-être que l’on s’avoue perdu…
Le silence qui suivit fut long et grave. Le feuillage cessa un instant de bruisser. Le palais avait disparu. Le ciel entre les branches hésitait entre le bleu et le gris sombre… très sombre. J’étais redevenu moi-même et ne répondit pas. Je m’éloignais un peu, comme pour marcher en ma honteuse solitude.


jeudi 24 juillet 2025






– Dites-moi Don Carotte, quelque pensée me tourmente… nonobstant cette clairière dont je sais si elle est enchantée ou maudite, que dois-je penser de cette mystérieuse île sur laquelle je ne puis deviner ce que nous y faisons?
– Est-ce encore une de ces énigmes équivoques, fruit de tes liaisons dangereuses?
– La liaison à laquelle vous faites mauvaise réputation n’était, de loin, point dangereuse… mais, pour répondre au fond de votre question, non, ces pensées précèdent largement cette rencontre!
– Avant tout… très cher Sang Chaud, il faut se méfier de nos émerveillements et plonger loin dans le temps, bien avant que les premiers arbres ne dressent leur voûte verte sur la terre…
– Se pourrait-il que cette forêt et la clairière habitée par cet arbre-monde soit une sorte de prémisse…
– Plutôt un souvenir… je le crains.
– Un souvenir personnel?
– Non, un de ces souvenirs qui nous guette en permanence et qui remplit un vide soudain dans lequel l’esprit terrifié se jette avec l’espoir d’y trouver un point de chute qui puisse satisfaire ses désirs secrets…
– Et quels seraient ces désirs secrets?
– Les mêmes que ceux de cette île, quelque chose de beaucoup plus grand qui date de bien avant nous, bien avant que les grands reptiles n’arpentent la terre encore jeune.
– Vous me faites peur. Y a-t-il de grands reptiles sur cette île?
– Je parle de temps anciens… N’ayez crainte, à cette époque, que l’on mesure non en siècles mais en millions d’années, l’archipel n’était qu’un soupir sous la croûte du monde…
– Et nous n’existions point…
– … Avez-vous entendu?
– Ne paniquez point pour si peu… c’est juste un frémissement oublié dans l’épaisseur du manteau terrestre.
– Tout de même! Je tremble quelque peu…
– Cela fait partie de notre quête! C’est là…
– Où donc?
– Dans ces profondeurs que l’œil humain n’atteindra jamais, que les premières forces se sont réveillées.
– Permettez quand même que je tremble…
– Reprenez vous! C’est à plus de cent kilomètres sous le plancher océanique, une anomalie thermique, un panache mantellique, commença à s’élever: une colonne de matière chaude, plastique, montée lentement, inexorablement, depuis les zones abyssales du globe.
– Que c’est beau! On jurerait que vous parlez de vous-même!
– C’est ce que les géologues modernes nomment un point chaud, mon cher Sang Chaud, mais ce nom technique ne rend pas justice à la lenteur souveraine, presque cosmique, avec laquelle cette force façonne la surface terrestre.
– De quelle manière tout cela est monté dans votre cerveau?
– Je ne sais point, mais lorsque cette matière en fusion toucha la base de la lithosphère océanique, elle la fit gonfler.
– Parlez-vous de votre tête?
– La croûte, tendue, craqua.
– Vous faites une drôle de tête!
– Des failles s’ouvrirent.
– Vous sentez-vous bien? D’où vient ce rougeoiement sur votre visage et ces fumerolles?
– Des chambres magmatiques se formèrent, se pressurisèrent, puis explosèrent.
– Mon Dieu!
– C’est ainsi que naquit la première île…dans un chaos de feu, de cendres, et de vapeur.
– On aurait dit que vous n’étiez plus vous-même!
– Qui serais-je si je n’étais point moi-même? Et qui serais-je si je n’étais celui qui le dit?
– On dirait que, par un insolent tour de passe passe, vous vous êtes mis de votre plein gré à répondre à notre énigme…
– C’est toi qui le dit!
– Qui seriez-vous si vous n’étiez que celui qui l’entendait?
– Qui entendrait quoi?
– Les mots de l’énigme: « Qui suis-je si je suis celui qui le dit et qui suis-je si je ne suis que celui qui l’entend? C’est alors que je compris comment en quelques mots peut se former un labyrinthe.»



mercredi 23 juillet 2025


 


Pour un lecteur attentif, parler d’une île volcanique constamment changeante et pourtant parfaitement invisible, même si l’on ajoute onctueusement ou un même un peu sournoisement, qu’elle serait à l’abri des regards, devrait pour le moins ouvrir une petite brèche dans la solidité d’un tel récit… Surtout si l’on ajoute que cela se passerait comme hors du temps, au centre d’une clairière improbable entièrement occupée par un arbre gigantesque, Don Carotte, encore un peu sceptique et Sang Chaud, prenant de plus en plus de plaisir à creuser, dialoguent à propos d’une énigme qui a pris place dans la tête de ce dernier après qu’il eut, selon lui, rencontré un âne arboricole. Toujours est-il que le dialogue à propos de l’énigme, loin d’être résolue, continue…


– Continuons avec «Je suis un infiltré»!
– À nouveau la confusion possible entre le verbe être et le verbe suivre!
– Oui, il pourrait être un infiltré…
– Ou il pourrait en suivre un… ce qui n’est pas la même chose!
– C’est le moins que l’on puisse dire!
– Qui peut le moins peut en dire plus!
– L’infiltré pourrait être un agent secret dissimulé…
– Il pourrait se faire passer pour lui!
– Mais… de toute façon… cette identité cachée est “chez” quelqu’un…
– Mais pourquoi énoncer: «Chez un agent double schizophrène »?
– Une chose à la fois…
– Surtout en cette circonstance!
– Premièrement, l’agent double travaille pour deux camps opposés. Il joue deux rôles à la fois…
– Ce qui nous amène à la schizophrénie!
– Nous y venons… on pourrait, à ce stade… parler d’identité éclatée… même si le mot est peut-être un peu fort.
– Mais la schizophrénie n’est pas une qualité… c’est pour le moins un trouble… voir même ne pathologie!
– L’inconscient, quand il se manifeste, trouble peu ou prou le conscient… ne serait-ce point là son rôle?
– Certes, mais on ne peut sans danger comparer des troubles sans en créer de nouveaux!
– Revenons donc plus simplement, avec cohérence… au trouble caractérisé par une perte de cohérence du moi…
– Vous m’inquiétez…
– Rassurez-vous, je ne fais qu’analyser… Je parlais de voix internes…
– Celles entendues dans l’inconscient?
– C’est cela! Celles qui apportent quelque altération au rapport au réel.
– Donc l’infiltré est à l’intérieur d’un être qui, comme lui, serait déjà double et donc: divisé…
– Peut-être fracturé… comme nous tous!
– Parlez pour vous!
– Il me semble, à vous écouter, qu’il subsiste, du moins pour moi-même, un paradoxe qui me dérange!
– Dites-nous!
– L’infiltré pourrait être à l’intérieur de lui-même… Il serait alors, à la fois, l’observateur extérieur…
– … et l’être habité! Vous m’avez suivi!
– Il serait alors étranger à lui-même!
– Vous m’avez dépassé!
– Je crois que l’auteur de ce texte pourrait être défini comme un étranger (infiltré) à l’intérieur de son propre moi divisé (agent double schizophrène).
– Ce qui expliquerait, au sens original de ce verbe…
– À quoi faites vous allusion?
– Le verbe expliquer ne fait que défaire les plis dans lesquels se cachent ce qui ne peut être vu…
– Ce que j’expliquais… qui serait alors une métaphore d’une identité éclatée où il ne se reconnaîtrait plus totalement dans lui même!
– Et, à ce stade bien avancé, diantre, nous ne savons toujours pas qui il est!
– Nous allons y venir… ou… peut être vient-il à nous…
– Qu’il vienne donc, je saurais l’accueillir… comme il dira à un chevalier éclairé!
– Nous en arrivons…
– C’est bien le moment!
– “Qui suis-je si je suis celui qui le dit”
– C’est çui qui dit qui l’est!
– Grandissez Don Carotte, vous n’êtes plus un enfant!
– Il est dit… en substance… comme en esprit : Soyez comme des enfants!
– Encore une fois, en essayant de ne point perdre le fil de notre quête de sens, il nous faut être attentifs au sens des mots! Quel serait le mot important dans votre remarque… qui n’est point sans intérêt?
– Je vous remercie… Je crois que le mot important est l’enfant… mais je vous vois venir avec vos pièges et manigances incessants!
– Vous avez raison… non pas à propos des miens, mais de vos propres pièges… Ainsi le mot important sera « comme ». Il ne s’agit point de devenir ou de redevenir des enfants… Mais de redevenir comme des enfants. Revenir vers l’émerveillement qui est celui de l’enfant qui découvre…
– J’entends bien… cessez de vous perdre et revenons à nos moutons et soyez moins bavard!
– Comme il vous siéra… mon bon maître… mais il faut, en passant, que je vous corrige… il ne s’agit point de moutons…
– Lâchez cela… et dites-nous sans attendre qui est l’auteur de ce charabia qui congestionne mes boyaux…
– Êtes-vous malade?
– Qu’allez-vous imaginer? Que votre diarrhée verbale suscite en une autre plus concrète? Cette fois c’est vous qui êtes piégé! Je parlais des boyaux du cerveau… petit insolent! Reprenez, maintenant, ne si vous le pouvez!


mardi 22 juillet 2025

 “In certain parts of the forest, where the trees grow older and the ground sinks into hollow dells, the scenery acquires a character truly awful. The massive trunks, shattered and blackened by the storms of centuries, stand as monuments of decay amidst the living wood. Their vast limbs, stripped of foliage, stretch out like the arms of some gigantic phantom. The air hangs heavy, and the mind, oppressed by solitude, begins to imagine forms amid the shadows. There is a solemnity here, a grandeur not cheerful but oppressive, which fills the soul with a reverence akin to fear. Nature, in such scenes, seems to assert her dominion not by beauty, but by power.”

William Gilpin, Remarks on Forest Scenery

« Dans certaines parties de la forêt, où les arbres vieillissent et où le sol s'enfonce en vallons creux, le paysage acquiert un caractère véritablement impressionnant. Les troncs massifs, fracassés et noircis par les tempêtes de siècles passés, se dressent tels des monuments de déclin au milieu du bois vivant. Leurs vastes branches, dépourvues de feuillage, s'étendent comme les bras de quelque fantôme gigantesque. L'air y est lourd, et l'esprit, oppressé par la solitude, en vient à imaginer des formes parmi les ombres. Il règne ici une solennité, une grandeur non point joyeuse mais oppressante, qui emplit l'âme d'un respect proche de la crainte. La nature, en ces lieux, ne revendique pas sa domination par la beauté, mais par la puissance.»



Parfaitement invisible ou, pour le moins, à l’abri des regards, comme hors du temps, quelque part sur une île volcanique on ne peut plus changeante, au centre d’une clairière improbable entièrement occupée par un arbre gigantesque, Don Carotte, quelque peu sceptique et Sang Chaud, légèrement émoustillé, dialoguent à propos d’une énigme qui a pris place dans la tête de ce dernier après qu’il eut, selon lui, rencontré un âne arboricole.

« Qui suis-je si, me réveillant sans cesse, de jour en jours me poursuit l’écho des mots entendus dans mon sommeil: Je suis un infiltré chez un agent double schizophrène que je suis. Qui suis-je si je suis celui qui le dit et qui suis-je si je ne suis que celui qui l’entend? C’est alors que je compris comment en quelques mots peut se former un labyrinthe.»

– Reprenons en commençant par nous demander: que veut dire l’auteur inconnu par: se réveiller sans cesse?
– Évoquerait il l’impossibilité de retrouver un état stable qui ne serait ni complètement éveillé, ni totalement endormi…
– Diriez-vous une image oscillante?
– Oui, une image oscillant entre deux états…
– Entre le le rêve et la réalité?
– C’est cela, ou entre la lucidité et la confusion…
– D’où viendraient ces images?
– Elles seraient comme des échos résonnant dans l’état de veille
– Qui viendraient d’où?
– De ce qui est entendu pendant le sommeil… je suppose… et qui représentent probablement des idées obsédantes…
– Comme un message!
– C’est cela! Un message crypté par l’inconscient et qui insiste…
– Ce qui représenterait aussi une sorte de réveil sans fin…
– Poursuivi par des échos!
– Je parlerai même d’échos insistants:
«Je suis un infiltré chez un agent double schizophrène que je suis. »
– Seriez-vous d’accord pour dire que, concernant ce: «je suis» final, il s’agit là d’un double sens…
– Vous avez raison, une confusion possible entre le verbe être et le verbe suivre!
– Vous me suivez… ou êtes-vous rebuté?
– Rebuté, certes je le suis… mais je vous suis… plus ou moins…
– Je n’espère guère de l’humble aveu de mon ignorance et de mon imperfection, mais, si peu que ce soit, sachez que dans votre ombre, infiniment au-dessous de vous, je progresse… et je ne désespère point y trouver quelque clé!

– Quelle belle sagacité!
— Foin d’éloges suspectes, je vous prie. Donnez-nous prestement quelque lumineuse clé qui nous puisse éclairer… mais tel qu’elle ne ternisse point la gloire de notre découverte!
– Puissiez-vous pardonner mon peu de zèle… mais ce n’est point par hardiesse que nous devons vous faire cogiter… Ce que vous me demandez, pour l’instant je n’en ai pas plus que vous…
– L’énigmatique animal, qui ne s’est point privé point de prendre place sur notre scène, ne vous en a point donné? Qu’attendez-vous pour le mettre à l’œuvre?
– Sire, dois-je prendre cette missive pour un acquiescement… que je prévois fécond…
– Prend garde à ton langage, il est des mots qui figent celui qui les prononce!
Sur ce le silence se fit salutaire… et si le mystère prit de l’ampleur, les langues peu à peu se vont se délier…


lundi 21 juillet 2025

 
« Suis-je un homme qui rêve qu'il est un papillon, ou un papillon qui rêve qu'il est un homme?» 
 
Le rêve de Zhuangzi 
 

 
 – Dites-moi… dites-moi d’un seul jet, sans pudeur trop délicate, avec qui parliez-vous à l'instant?
– Avec... peut-être... quoique fort éloigné de votre goût… votre futur destrier... 
– L'un de ces ânes ridicules?
– Ridicules... ils ne sont certes point...
– Auriez-vous l’outrecuidance de me dire qu'il parlait?
– Sans ornement je ne dis rien de tel... mais...
– Mais?
– Mais... sans affaiblir le récit de notre relation, sans qu'il ne m'ait rien dit, tout-à coup je me suis retrouvé en train de réfléchir à une énigme...
– D’où venait-elle?
– D'où pouvait-elle être venue si ce n'est à travers lui?
– Et quelle était donc cette énigme?
– Voilà, sans digressions, en ces termes, exactement comme telle… elle se présentait: «Qui suis-je si, me réveillant sans cesse, de jour en jours me poursuit l’écho des mots entendus dans mon sommeil: Je suis un infiltré chez un agent double schizophrène que je suis. Qui suis-je si je suis celui qui le dit et qui suis-je si je ne suis que celui qui l’entend? C’est alors que je compris comment en quelques mots peut se former un labyrinthe.»
– Et alors, quelle fut votre réponse?
– Je n'en ai point pour l'instant, Monseigneur... et je crois, sans embages que cette énigme vous est destinée...
– Pourquoi donc serais-je tenu à résoudre des énigmes… qui plus est venues d’un âne manant?
– Telle est l’énigme de la tradition... ou l’inverse… Messire, et le moment est venu de la présenter à quelqu'un de votre rang... sans que votre gloire n’ait à en souffrir.
– Si cela est vraiment, présentez donc, et agissez de telle manière que j’en sorte grandi!
– C'est fait, Monseigneur.
– Répétez donc et acceptez ce moindre aveu: je n'y ai pour l'instant, point trop prêté attention... 
 – Voici le début! «Qui suis-je si, me réveillant sans cesse, de jour en jours me poursuit l’écho des mots entendus dans mon sommeil: Je suis un infiltré chez un agent double schizophrène que je suis. Qui suis-je si je suis celui qui le dit et qui suis-je si je ne suis que celui qui l’entend?»
– Voilà qui me sied fort bien. Je sens monter en moi une émotion dense, une grâce énigmatique et… probablement… volontairement paradoxale… Elle se constitue sans nul doute à partir d’une réflexion sur l’identité… comme si cette énigme, avec une élégance continuelle, résonnait en moi-même… 
– Mais encore?
– Il y a là, pour sûr, comme un dédoublement de personnalité…
– … et si je nous creusions un peu plus, nous pourrions dire que qu’il pourrait s’agir de conscience et d’inconscience…
– Cependant, je me dois de te dire que le langage employé, dans sa concision même, pourrait être, je le crains, un piège mental! Sacripant! Essaies-tu de me piéger?
– Nullement, mon bon maître! Il ne s’agit que d’une énigme!
– Encore une fois, je me hâte d’en convenir, mais faites-moi le plaisir d’abréger, d’où vient-elle?
– Elle est, certes sans être dénuée de piquant, de celle qui se pose sur les gens de notre espèce… 
– Voilà qui est mieux… et qui me rassure quelque peu… mais, sans m’attendrir et sans vouloir vous donner leçon de vertu, nous sommes bien loin d'avoir résolu cette énigme. Continuez je vous prie!
 

 
 
 

dimanche 20 juillet 2025

 
“The thickets became thicker as we advanced, where oaks, twisted and contorted with age, intertwined their boughs overhead, shutting out the daylight, and yielding passage only to the narrowest of paths. Here, nature seemed almost to repel the visitor, wrapping herself in shadows and mystery, as if wishing to guard her secrets from human intrusion.”
 
William Gilpin, Forest Scenery
 
« Les fourrés devenaient de plus en plus épais à mesure que nous avancions, où les chênes, tordus et contournés par l'âge, entrelaçaient leurs branches au-dessus de nos têtes, occultant la lumière du jour et ne laissant passage qu'aux sentiers les plus étroits. Ici, la nature semblait presque repousser le visiteur, s'enveloppant d'ombres et de mystère, comme si elle voulait préserver ses secrets de toute intrusion humaine.»
 
 

 
 L'arbre lui-même était un jardin. Il y poussait une variété infinie de plantes sur lesquelles se développaient un nombre infini d'organismes vivants. Tout cela formait un monde inaccessible pour qui la norme était une frontière.
 
« Ne ris point, chevalier, si ton destrier te semble chétif: souvent la plus humble monture porte plus loin que le plus orgueilleux coursier. Car la grandeur n’est pas en ce que tu montes, mais en ce que tu acceptes de suivre.»
Or, dit le sage:
«Nul chevalier ne doit dédaigner monture, quelle qu’elle soit, ni mépriser chemin, si étroit ni obscur qu’il paraisse. Car souvent est plus preux celui qui se courbe pour franchir la porte étroite, que celui qui chevauche fier sur les grands chemins. La grandeur, seigneur, ne se voit mie aux armes étincelantes, ni à l’ombre portée sous le grand soleil, mais au cœur qui endure et consent à l’épreuve sans rire ni murmure.
Et s’il t’est donné pour compagnon bestiole plus petite que ton orgueil, sache qu’il te soumet non pour t’abaisser, mais pour éprouver ton âme et mesurer ton pas.
Car bien sait le Très Haut: il est parfois plus noble de suivre l’âne que de conduire le destrier.»
Alors le chevalier, tout pensif, répond:
« Mais, maître, comment se peut-il que suivre telle bête, si humble et dérisoire, ne soit point honte et déshonneur? Est-ce point folie que d’abaisser ainsi l’écu et la tête?»
Et le sage, qui estoit moult habile à voir l’orgueil sous le heaume, reprit doucement:
« Fol est celui qui croit que grandeur s’appuie sur hauteur. Seigneurs et palefrois tombent ensemble dans le précipice, car plus est haute la chute que monte l’orgueil. Mais celui qui s’incline devant la chose menue, et l’accepte pour guide, franchit portes invisibles aux yeux du monde.
Sachez-le bien: tout chevalier qui refuse la petitesse refuse son propre salut. Car l’épreuve n’a point visage. L’ange lui-même se cache sous le haillon du pauvre.»
Le jeune homme, entendant cela, eut le cœur serré et demanda:

« Mais, maître, et si l’on me raille? Si l’on me prend pour fol?»
Le sage alors sourit, et dit :

« Chevalier errant, c’est le plus sûr signe que tu suis la bonne voie. Car jamais ceux du monde ne saluent le chemin du cœur. On raille celui qui suit l’âne. Mais l’âne va là où nul cheval n’oserait poser sabots. Et à la fin du sentier, c’est l’âne qui entre au royaume, et le cheval qui reste à la porte.»
Et sur ce, le sage se tut, laissant l’écho seul porter la leçon. 

samedi 19 juillet 2025

 
« Ils étaient les hommes et les femmes du sable, du vent, de la lumière, de la nuit. Ils portaient avec eux leur ombre géante au coucher du soleil, les vagues de sable vierge que leurs orteils écartés touchaient, l’horizon inaccessible…»
 
J.M.G. Le Clézio, Désert 
 
 


DON CAROTTE 
(frappant la branche de son talon, regard fixe, au risque d'effaroucher les habitants du lieu qui pourtant se délectent de ces simagrées)

Dis-moi, Sang Chaud, dis: quelle loi ténébreuse
Fait choir l'ombre fidèle aux bêtes ombreuses?
Tu parles d’un abîme, d’un arrêt sans appel:
Si l'âne quitte l’arbre, il perd son immortel.
 
SANG CHAUD 
(les bras croisés, voix grave)
 
Seigneur, l’ombre n’est point ce vain reflet qu’on foule.
Elle est ce double obscur, ce poids d’âme qui roule
Derrière chaque être errant, suivant ses pas sans bruit,
Gardienne du passé, des serments et des nuits.
C’est elle qui nous lie aux chemins d’ici-bas,
Comme l’ancre au navire ou le fer au soldat.
Celui qui, fou d’orgueil, se croit libre et s’en prive
N’est plus qu’apparence: il erre, il flotte, il dérive.
 
DON CAROTTE 
(recule, les yeux écarquillés)
 
Qu’entends-je, ô ciel profond? Le héros, sans sa trace,
Serait-il un fantôme où plus rien ne s’enlace ?
Suis-je donc si fragile, moi, chevalier errant,
Qu’un simple effacement me ravisse au néant 
 
SANG CHAUD
(doucement, mais ferme)
 
Rappelez-vous Schlemihl*, qui, pour de l’or maudit,
Céda son ombre au diable, et partout fut honni.
Et vous, noble guerrier, croyez-vous que votre figure
Subsisterait encore, sans votre obscure augure?
L’ombre est votre ancrage. Votre mémoire. Votre serment.
Celui qui la perd s'efface lentement.
 
DON CAROTTE
 (se frappant la poitrine)
 
Ah ! Faut-il donc porter ce fardeau comme un gage?
Nul homme sans son ombre, nul pas sans ce sillage?
Mais si l’ombre est prison, geôle à mon devenir,
Ne vaut-il mieux la perdre, et vers l’oubli courir?
 
SANG CHAUD
(regard lointain, presque mystique)
 
Perdre l'ombre, Seigneur? Mais c’est perdre le monde.
Car qui perd son ombre ne marche plus: il tombe.
Sans racine ni poids, il devient vent, poussière.
Il n’est plus qu’un reflet, une absence éphémère.

Certains, c’est vrai, moines pâles des déserts,
Ont fui leur double noir pour devenir lumière.
Mais vous, mon maître, ô fer ambulant dans la tourbe,
Votre ombre est votre glaive. Votre ombre est votre courbe.

DON CAROTTE 
(regardant le sol, soudain tremblant)
 
Si l’arbre me refuse, si le sol me dérobe,
Si l’ombre me quitte… suis-je encore dans ma probe?
Où suis-je, Sang Chaud? Dis-moi ce que je suis
Si je ne vois plus, derrière moi, mon puits.
 
SANG CHAUD 
(dans un murmure, le regard perdu vers les cimes)
 
Alors, Seigneur… il faudra vous souvenir.
Car celui qui perd son ombre n’a plus qu’à se construire.
 
(Long silence. L’âne arboricole, paisible, attend dans l’air suspendu.)
 
 
* Adelbert von Chamisso, Histoire merveilleuse  de Pierre Schlémihl