samedi 2 août 2025

Samedi

L’énigme en sa forme est labyrinthe aussi,
Et mon âme y serpente, ivre et sans raccourci.
Il y est question d’être, et de se désavouer.
Le je se dédouble, s’écoute, et veut se jouer.
 

 
Don Carotte, surgi de nulle part, lui aussi de constitution robuste, sec de corps et la figure maigre, comme son ancêtre, dans l'arbre est remonté. Mais cela n’a que peu d’importance pour la suite de notre histoireil suffit, en tous points, que la narration ne s’écarte pas d’un cheveu de la vérité. Au cœur des branches, fatigué, harassé même, après qu'il eut perdu ses repères et qu'il se fut suffisamment perdu, c'est là que l'âne vient à sa rencontre. L'air de rien, il reprend leur conversation là où ils en étaient quelques jours plus tôt, sans pour autant aller directement au cœur du sujet.
– Voyez-vous, Sang Chaud, d'après moi, la morphologie même de l’archipel raconte cette histoire: Les plus vieilles îles sont arasées, douces, presque assoupies. Portée par les vents, les courants, ou les oiseaux, elle s’est installée sur la roche encore chaude. Les premiers lichens ont transformé les minéraux. Les mousses ont créé des humus. Les pluies, en s’accumulant dans les cratères, ont formé des poches d’eau douce, berceaux pour les insectes. Puis les oiseaux, puis les reptiles. Puis, parfois, un mammifère. La biogénèse s’y joue en accéléré, et chaque île est un monde en miniature, un laboratoire du vivant, comme les explorateurs d’autrefois l’avaient observé.
Don Carotte, lentement se prend au jeu et comprend sans peine comment l'âne s'y prend pour lui montrer que l'histoire des îles pourrait être aussi la sienne. Comme s'il avait maintenant voix au chapitre, il prend à son compte la suite du récit.
– Serais-je le sujet prisonnier? Celui qui croit entendre une pensée venue de lui-même... mais qui, en réalité, n'entend que la voix du labyrinthe
Aujourd’hui encore et depuis toujours, sans interruption le récit continue.
Tout comme mes pensées, la plaque océanique glisse. Le point chaud, toujours actif, prépare la naissance de la prochaine île, quelque part sous la mer. Quelque part en moi-même... Discrètement, presque imperceptiblement, petits et grands séismes annoncent les mouvements. Mes propres mouvements. La mer frémit. Je frémis. Et un jour, sans prévenir, la surface se brisera: une colonne de feu s’élèvera à nouveau, et une île surgira, comme au premier matin du monde. 
 – Comme vous le dites... et ne croyez pas si bien dire...
L'âne avait discrètement repris la parole.
– Quand vous entendez "Je suis le le labyrinthe" Quand vous la dites, vous êtes déjà à l'intérieur du labyrinthe. La parole elle-même est le piège!
– Je le savais!
– C'est le langage qui est l'architecture du labyrinthe et chaque mot ajouté vous amène au centre du piège.
– Je comprends alors comment, en quelques mots peut se former un labyrinthe. Parce que le labyrinthe, c'est la parole elle-même quand elle devient circulaire...
– Voyez-vous, Sang Chaud, combien peut être simple le langage.
– J’entends ce que vous dites…
– Auriez-vous quelque objection… Je le sens et par la même occasion quelque chose discrètement monte en moi qui ne me semble annoncer rien de bon… Allez, vas-y, crache le morceau maraud!
– Je crois… ou plutôt… je ne crois point l’énigme résolue…
– Que veux-tu ajouter?

vendredi 1 août 2025





– Voyez Don Carotte combien ces racines nous suivent!
– Ce ne sont point les racines qui nous suivent mais nous qui suivons les racines. Il n'est point de monde sans elles... et si nous savions mieux observer nous pourrions voir qu'elles nous mènent jusque dans les profondeurs de l'océan. Je les sens et… je ne devrais pas le dire... tant cela va vous paraître curieux… je les porte dans mes entrailles, tout autant que je les vois se répandre, bien au-delà du pied de l’arbre, sur et sous le sol de ces îles et de cet océan dont nous ne pouvons percevoir les limites.
– Alors, selon vous, seraient-ce là devant nous et sous nos pieds, vos entrailles? Don Carotte!
– Ce ne sont point les miennes seulement... mais les vôtres aussi! 
 
Armé d’un courage dont il n’imagine point être dépourvu, malgré la lancinante blessure de n’être point capable de résoudre l’énigme, Don Carotte remet ses pieds dans ses pas. Il retourne en tous sens ce qui ne cesse de le faire tourner en ronds. Comment s'est-il retrouvé au cœur d’un arbre aussi étrange qu'inquiétant, en face de l’âne mystérieux, nul ne le sait. Lui, encore moins que quiconque. Tout juste se souvient-il d’avoir suivi une de ces petites lumières bleuâtres et tremblotantes qui en jalonnent l’intérieur.
Il raconte à Sang Chaud qui se garde bien de l'interroger... tout en continuant avec tact de raisonner, au risque de fâcher, autant qu'il le peut... 
Face à l’âne, je remis de l’huile dans les rouages un peu rouillés de mon éloquence…
– Voyez-vous cela! Cher… Je ne trouvais point mes mots pour qualifier ce petit je ne sais quoi en forme d’âne minuscule…
Perçant les ténèbres de mon ignorance un silence bien gênant se fit jour... qui m'éclaira de brillante façon. Cela devait se voir sur ma triste figure.
– Donc, me répondit-il, si je suis… ou vous êtes le labyrinthe, celui qui dit: je suis, est le sujet conscient, mais éclaté, qui parle depuis une partie lucide en moi, en lui, observant ma, sa propre schizophrénie.
Comprenez-vous… c’est la partie consciente du labyrinthe.
– Mais alors! lui répondis je, “Qui suis-je si je ne suis que celui qui l’entend?”
À ma grande surprise, sans que j’entreprenne quoique ce soit, les éléments de l’énigme se mettaient en place comme jamais ils ne l’avaient été jusque là. À tel point que j’en fus littéralement émerveillé. Les mots sortaient de ma bouche sans même que je les prononce.
– Je suis l’inconscient captif d’une parole intérieure que je ne contrôle pas.
– C’est cela me répondit l’âne… Autrement dit... dites-le!
Alors sans hésitation, d'une voix claire, je le lui dis:
– Je suis celui qui reçoit la voix venue de mon propre inconscient. J’écoute une parole intérieure sans pouvoir l’arrêter, comme si une autre partie de moi-même parlait à ma placeJe suis dominé par ma propre altérité intérieure: je ne suis que l’auditeur impuissant de ma propre division.
Nous restâmes silencieux un instant sans que cela ne nous gêna le moins du monde.
– Donc, repris-je, je suis le moi passif, celui qui subit la schizophrénie intérieure sans pouvoir la comprendre ni la stopper.
– Je vous félicite Don Carotte! me dit l'âne luminescent en m’appelant par mon nom… ce qui, pour le moins était surprenant… étant donné que je ne m’étais point présenté…
– Voilà qui, mon cher Sang Chaud, je le ressentis ainsi, m'ébranla jusqu’au cœur…

Je perçus alors un vertige où je mêlais ma peur.

Peut-être, oui, peut-être, ce trouble étrange et sombre
 révèle que l’homme est son propre reflet dans l’ombre. 
Sang Chaud, d'abord émerveillé, sentit sur lui revenir l'ombre tortueuse de Don Carotte que la raison menaçait de quitter à nouveau. 
– Voilà que vous retombez dans vos travers Don Carotte! Et moi, aussi vrai que l'on me nomme ..., malgré mon admiration pour les incessantes gesticulations de votre pensée... je me dois de vous dire que... lorsque vous vous laissez aller à la poésie et quittez les rivages de la raison... sans vouloir vous blesser... vous devenez soporifique... Vous me faites tant mal à l'âme que l'envie de vomir me tiraille de partout... pendant que ma tête tourne  plus vite que le monde qui nous entoure...
– C’est la partie submergée de nous-même: le labyrinthe.
– D'où vient cette chose, alors? Qu'est-ce que c'est?
– Elle est de celles, Sang Chaud, qui tombent aux penseurs,

Et qui, sournoisement, parfois, frappent les rêveurs…
– Pour résumer Don Carotte, où en sommes-nous?
– Il y a une voix qui parle et énonce l'énigme...
– C'est le labyrinthe! me dit-il.
– Il y a celui qui croit parler! lui répondis-je.
– Il est déjà piégé par le labyrinthe!
– Il y a celui qui croit entendre...
– ... et qui n'écoute que la voix du labyrinthe!
– Messire Carotte, nous voilà bien avancés! 
– On en sort point...
– Nous avons besoin d'une autre clé...
– Il va falloir que j'y retourne, je suppose...