dimanche 31 août 2025


« L’étendue de l’amnésie dans notre culture n’est égalée que par une fascination toujours plus prégnante pour la mémoire et le passé..»


A. Huyssen, «Présent et passé à l’époque des médias»
in La hantise de l’oubli:
essai sur les résurgences du passé, Paris, Ed. Kimé, 2011


Et voilà qu’après tout se soit calmé et que l’avant-dernier spectateur ait déserté, à nouveau, après l’amnésie de la nuit, tout recommence. Jour après jours, le vent se lève, ou semble se lever. Le dedans et le dehors, imperceptiblement se mêlent. La toile frémit et le chapiteau tangue, légèrement comme un bateau fragile pris entre les incessantes vagues et les racines d'une illusion.
Dans sa loge voilée, le dernier spectateur, obligé à l’ultime discrétion pour ne pas être découvert, s’accroche à son immobilité et à son siège. En silence, il pense intensément. 
– En de fugitifs instants, il me semble comprendre: ce vent pourrait ne pas être l’extérieur qui s’invite, ce serait l’intérieur qui se révèle. L’inconscient souffle, invisible mais puissant, et tout vacille. Les souvenirs de l’homme qui se fait appeler Don Carotte, ses paroles, ses gestes…  tanguent au même rythme que la toile. Dans ce miroir secret d’autres lieux rien n’est stable, mais se pourrait-il qu’en ce dangereux déséquilibre puisse apparaître, à défaut de vérité, quelque chose de véritable?
Combien de fois l’ai-je vu en pleine piste, prisonnier de sa cage de lumière, vacillant, qui marche comme sur le pont d’un navire? Chacun de ses pas est un effort pour ne pas sombrer. Sa mémoire… sa bouche… s’ouvre, se referme, comme une malle ballottée sur le pont d’un navire. Du fond des temps et de sa gorge un objet surgit, plus très net, en forme de mot… usé certes, mais encore scintillant, et l’instant d’après disparaît, perdu dans l’obscurité de la cale dont la porte s’ouvre et se ferme tel un monstre des profondeurs dissimulant en lui lui-même de profondes abysses. Ce qui se perd est peut-être plus vrai que ce qui se montre. Et moi, spectateur prévenu mais encore fasciné par le réalisme du spectacle qui m’emporte, je comprends que cette oscillation n’est pas accident mais nature: l’esprit n’est pas une architecture fixe, mais une tente qui tremble, une nef sous le vent... bientôt inondée. Un homme qui bégaye de la bouche jusqu'aux pieds…

 
 

 
Les projecteurs, tremblant eux aussi, tournoient sans relâche. Ombres et lumières se poursuivent comme des pensées contraires qui ne veulent pas se rejoindre. De nombreux éclairs cherchent à le saisir par surprise, mais l’ombre s’interpose. C’est alors qu’autre chose me vient à l’esprit: l’ombre n’est pas l’ennemie de la lumière. Elle est une moitié, l’autre versant de sa piste intérieure. Et si cet homme que depuis si longtemps je poursuis du regard était entièrement lumière, il se dissoudrait… et s’il n’était qu’ombre, il disparaîtrait. C’est le tournoiement des deux qui dessine sa présence fragile.
Alors, l’homme de la piste devient plus qu’un homme. Il est figure de psyché. Le chapiteau serait sa tête: les poteaux, la structure qui le tient debout; les cordes, ses attaches invisibles, ses liens intimes; le vent, l’inconscient qui souffle, imprévisible sous la toile rouge, son enveloppe qui protège et menace de rompre. Et au centre, lui, minuscule et immense, se croit maître de son pas, quand tout son être n’est que balancement.
Je l’entends parler. Sa voix sort des haut-parleurs, ou de son front, ou de mon propre crâne, je ne sais. J’en doute mais elle dit la fragilité du souvenir, l’impossibilité de saisir, la présence fantomatique de l’autre.
Je ne peux m’empêcher de penser que c’est à moi qu’il s’adresse…
Subjugué, je réalise: ce n’est pas un numéro qu’il exécute. C’est un acte de confession. Non pas répétée mais réitérée de soir en soir… Une traversée du vide, mais ce vide ne serait pas rien: ce serait l’espace même où le sens se forme en réponse, en révolte même, contre l’idée obsédante d’un paradis perdu.
Et moi, spectateur, je sens que je tangue avec lui. Que mes propres poteaux, mes propres cordages, grincent sous le vent. Que ce chapiteau qui tremble, ce n’est peut-être pas le sien: ce pourrait être le mien, emporté par des racines dont je peine à retenir l’essor et l’origine.


samedi 30 août 2025


 

 
Après qu’à leur réveil, au dehors, les racines entremêlées aient enfermés nos deux compagnons et qu'elles se soient jetées dans les creux de l’océan, le ciel avait disparu derrière une épaisse muraille d’ombres menaçantes. L’homme aux aguets, attentif au moindre des mouvements, se tient au lointain et observe, dans l’invisibilité cristalline de la nuit, cette présence presque imperceptible qu’il ressent bien plus qu’il ne la voit. Du moins il le croit et médite.
 
 

 
– Je sens une autre présence. Elle est dans l’ombre, à l’affût, immobile, discrète au possible.
Cette présence, par illusion de perspective ou accident de simultanéité, semble lui répondre.
– Moi, invisible spectateur du dedans, si j’en crois, sans la moindre vertu, ce que plus d’une fois j’ai vu et revu, il n’est pas au centre d’un cercle: il se présente, frasques d’un autre âge, prisonnier de l’ovale qu’impose la perspective, centre obscur d’un œil qui observe autant qu’il est observé. Ce n’est pas lui qui maîtrise le regard, c’est le regard qui le maîtrise.

L’homme éclairé, se projetant loin des convenances naturelles, est à découvert, insaisissable malgré ses incessants efforts de paraître, ce qu’il est vraiment peine à se faire voir, comme si son être se tenait dans l’interstice entre la lumière et l’ombre.

Le chapiteau s’anime. Ses poteaux massifs, plantés comme des colonnes vertébrales, soutiennent l’ensemble, mais ils éclipsent tout ou partie de ce qui doit être vu. Je perçois, vision presque macabre, les fragments d’un être traversé par la toile tissée des lambeaux de sa propre mémoire. Les cordages solidaires tirent, tendus, comme des nerfs blancs qui vibrent à chaque rafale. Ils tiennent tout, mais leur tension est aussi menace: qu’ils cèdent, et tout s’effondre.





... mihi... ita in orbe termini circumfluentis reciproco gressu mea recalcans vestigia vagarer errore certo.”


 Apulée, Métamorphoses (Livre IX, vers 11) 

« … je déambulais en traçant mes pas dans le même cercle, reculant selon un mouvement réciproque sur cette surface fluide, mes traces vacillant en un échec certain.»

Apulée, Métamorphoses, Traduction littérale 
 



Solitaire dans l’ombre d'un chapiteau qui tangue, Sang Chaud, spectateur immobile, entend quelque chose ou quelqu’un, qui, en lui, médite à voix basse, au seuil de l’érudition et de la confession. Tout est ramené dans sa bouche, comme une psalmodie à demi rêvée:
 

« Dans cette solitude, ombre parmi l’ombre, littéralement cloué à mon fauteuil, je suis spectateur, guettant le moindre signe dans son numéro, mais tous se montrent illisibles, un à un je les revois et je demeure coi. Le vent se lève, la toile frémit, le chapiteau tangue comme une nef fragile. Et moi, immobile, je tangue aussi, mais de l’intérieur. Chaque soir Don Carotte, mille fois revient, traçant des cercles dans le cercle de la piste… 
orbite circonscrite, image d’un chemin fermé, d’un tour sans fin où l'on croit se mouvoir mais reste enfermé. Les yeux clos il se voit planant entre les planètes alignées d'un destin de rêve passant en un clin d’œil, sans sursit ni sursaut, du cirque au théâtre d'un autre temps. Par un pas réciproque, moi aussi les yeux clos, je marche d’avant en arrière, sans réel avancement. Sous le chapiteau qui tangue, de vagues souvenirs flottent.»


vendredi 29 août 2025

Vendredi

 
 

 
Comme chaque soir, l’homme au centre de la piste, Don Carotte se fait-il appeler, prisonnier du faisceau de lumière, tel la foudre tombant du ciel, danse comme un sourd privé de musique. Il gesticule, tend l’oreille en tous sens… et répète sans même articuler devant des gradins depuis longtemps désertés:
« Les heures de la folie sont mesurées, celles de la sagesse ne le sont pas», dit-il sans fin, comme une marionnette déréglée.
Sans cesse il dot être emporté par de mystérieuses racines dans un océan et un archipel qui le sont tout autant…
À mon tour, dans un de ces minuscules intervalles dans lesquels tout semble s’arrêter avant de repartir de plus belle, c’est plus fort que moi, je ne peux m’empêcher de répéter à voix basse: 
– Ce n’est pas folie, c’est funambulisme. Ce qu’il met en jeu, c’est ce désordre qu’il exhibe comme d’autres montrent un tour de force.
Rien n’arrête cette mécanique répétitive. Aucun de ses efforts supposés ne lui porte atteinte, pas plus que les miens. Immanquablement après de trop légères pauses qui ressemblent à des hoquets, elle se remet en branle.
Ses souvenirs, comme les miens, à nouveau, dans un désordre à peine différé, gisent comme des objets tombés d’une malle trop pleine… mais qui, à force de s’épuiser, s’use lentement…
Lui et moi, lui dans son îlot de lumière, fruit d’un misérable projecteur, moi bien calé dans l’ombre de ma loge, emportés par ces racines, qu’à force de répétitions je finis par imaginer moi aussi, nous balançons entre l’oubli et l’évidence, et dans ce balancement surgit parfois une fragile certitude. Mais cette certitude, aussitôt, devient vertige.
Je ne peux tout voir, mais je comprends que ce que je ne vois pas fait partie du spectacle. L’ombre et l’écran, le poteau et la corde, tout cela appartient à la mise en scène. Ce pourrait être comme si sa mémoire, s’offrait dans ses lacunes mêmes. Car le vide, chez lui, pourrait ne pas être absence, mais intervalle où se jouerait l’essentiel.
À nouveau, me désignant sans me voir, il murmure:
– Et toujours cet insaisissable fantôme revient, plus pressant: l’autre, présent dans le manque, tyran invisible. Parlant de moi comme un autre… Et son numéro prend une autre allure…
Se pourrait-il que lui aussi fasse des efforts pour sortir de toutes ces épuisantes répétitions pour en faire des représentations?
Il n’est pas seul dans l’arène, il converse avec l’absence. Et ce dialogue est ce qui le tient debout, fragile colonne au centre de l’ovale qui ressemble tant à un œil. Œil qui voit, mais surtout qui est vu. Et je devine que lui-même, là-bas, pris dans un mécanisme dont il se sent protégé… mais aussi prisonnier, se regarde, autant qu’il est regardé.

Je voudrais applaudir, mais l’applaudissement serait trop pauvre. Ce que je viens de voir, ce tangage de chapiteau, ce jeu d’ombres et de lumières qui le dissimule tout en le révélant, cette mémoire qui se défait en se disant, se redisant sans cesse, c’est le plus périlleux des numéros. Car il n’exhibe ni muscles ni prouesses, mais l’énigme nue d’exister.


jeudi 28 août 2025

 

Alors que toutes les tentures frémissaient en silence, les colonnes lentement s’affaissaient et les lumières s’éteignaient ou semblaient disparaître, l’observateur fatigué, s’était légèrement assoupi. Une légère absence et de légers soubresauts qu’il retenait à grand peine. Puis, sans autre procès, ses paupières, d’un coup s’étaient fermées et, lentement, telle une avalanche de poudreuse il tombait dans un profond brouillard d’une blancheur éclatante. Peu à peu des images prennent vie dans sa tête:




Il voit… ou plutôt revoit ce qui lui semble familier… l’énigmatique parcours d’un être en perpétuelle perdition. L'homme sur la piste brusquement s'était retourné. Et voici que tout tangue, comme si le brusque changement de l'homme avait déclenché quelque mécanisme destructeur. Le chapiteau n’est plus un abri mais un navire. La toile gronde, plie, comme si le vent extérieur voulait pénétrer et retourner la nef de l’intérieur. Tout autour de moi vacille, se dit-il, moi aussi, je sens le roulis, mais c’est surtout lui qui tangue, cet homme au centre, pris dans un navire sans gouvernail et qu’il me semble reconnaître. Il croit marcher sur un sol ferme, et c’est un pont instable qui se dérobe sous lui.

Alors, j’écoute encore. « Les heures de la folie sont mesurées, celles de la sagesse ne le sont pas », dit-il. Et je me dis: ce n’est pas folie, c’est du funambulisme. Ce qu’il met en jeu, c’est ce désordre qu’il exhibe comme d’autres montrent un tour de force. Ses souvenirs gisent comme des objets tombés d’une malle trop pleine, certains brillent, éclatants, et l’instant d’après se dissolvent, fades, inutiles. Il balance entre l’oubli et l’évidence, et dans ce balancement surgit parfois une fragile certitude. Mais cette certitude, aussitôt, devient vertige.

Je ne peux tout voir, mais je comprends que ce que je ne vois pas fait partie du spectacle. L’ombre et l’écran, les poteaux et les cordes, le cirque même, tout cela appartient à la mise en scène. Comme une mémoire qui s’offrirait dans ses lacunes mêmes. Car le vide, chez lui, n’est pas absence, mais intervalle où se joue l’essentiel.




mercredi 27 août 2025

 Au même instant, en deux univers parallèles mais différents, Don Carotte, probablement sauvé de la noyade par un compagnon qu’il peine à reconnaître, regarde le monde comme une première fois. Rien de ce qu’il connaît n’est plus à sa place et Sang Chaud, par ailleurs… ou autrefois si petit, lui paraît si grand que pour un peu il le prendrait pour un de ces géants d’un autre monde qu’il ne peut s’empêcher de combattre… Était-il déjà en train de payer le prix de son isolement ou son cerveau se trouvait en état de régénération tel que, sans doute, il évoluait vers une raison que jusqu’ici il combattait?
 
 
 

 
– Serait-il possible que vous soyez celui que je crois que vous soyez?
–Tout dépend de ce que vous croyez… mais sachez que la croyance n’est pas un savoir comme les autres… elle ne garantit point la connaissance…

En ce monde comme dans l’autre, au même instant, comme s’ils se fût mis à l’échelle de l’univers tout entier, le ciel avait rassemblé ses rayons et ce qui eut dû calmer les ardeurs de tous les souffles, au contraire, les souleva en une gerbe telle que les deux mondes, dans un même temps virent arriver de très loin une tempête que nul encore n’avait jamais vu. Sans aucun espoir espoir de pouvoir échapper à ce qui de très loin les survolait, littéralement pétrifiés, les deux mondes aspirés en un même mouvements pensaient intensément.  Lorsque de pareils  événements se produisent, au lieu qu'un seul résultat se réalise, les deux mondes se séparent à nouveau de multiples univers parallèles où toutes les autres possibilités se concrétisent…


mardi 26 août 2025

 
 Don Carotte est inconscient. Pour lui ce qui se passe sur l'île est bien loin de lui. Et pour Sang Chaud, c'est exactement l'inverse. Il ne sait pas où est Don Carotte... peut-être même le croit-il mort... en tous cas mourant.
 

 
Pendant que l’île, déserte jusqu’alors, est submergée par les racines géantes d’un arbre inconnu qu’elle n’avait point vue jusqu’alors, celles-ci, se multipliant infiniment, l’entraînent dans sa chute aussi sûrement que l’aurait la moindre éruption.
Au cœur de ce chaos bigarré, serpentant aux confins de l’âme de cet inconnu, surgit toujours, à ses côtés le même fantôme: une présence et absence, double complice et spectre tyrannique. Ainsi l’irrépressible acrobate ne danse jamais seul: un second partenaire, invisible, l’accompagne, et son pas hésitant cherche à combler l’ombre laissée par cet autre. Voilà le nœud de son numéro: l’amitié transformée en hantise, la mémoire qui devient personnage.
Je regarde, fasciné. Ce cirque n’a ni fauves ni dompteur, mais un homme qui se débat avec ses propres ombres qu’il tente de dompter. 
L’observateur, songeur, n’a de cesse de noter. 
Tout spectateur, tôt ou tard, devient complice. Car en vérité, en écoutant cette voix étrangère, je reconnais la mienne. Oui, ses hésitations sont les miennes, ses oublis sont mes propres gouffres. Cet homme est un miroir, et moi qui croyais observer un clown, je me découvre observé par lui.
Alors, dans le silence du chapiteau, à nouveau endormi, j’applaudirais presque. Non pour saluer une prouesse, mais pour remercier cet homme et ce cirque d’oser offrir en spectacle ce que chacun de nous cache: le désordre secret d’une mémoire qui nous tient debout.
Alors que le cirque, toutes tentures déchirées et colonnes affaissées, lumières éteintes, semble disparaître, l’observateur fatigué peine à soutenir ses paupières. Lentement, il tombe dans un profond sommeil. Peu à peu des images prennent vie dans sa tête:
Un homme se tient au centre d’une piste. Mais il ne ne tient pas vraiment debout: il oscille, dérive, comme pris dans le courant invisible d’un temps qui s’épaissit et se retire. Ses gestes hésitent, mais ses hésitations ont de l’allure… tout un art. Le chapiteau l’engloutit, le recrache, comme s’il voulait faire de lui non pas un clown mais un mystère qui tente de renouer avec ses origines.
Autour de lui, les projecteurs tournent, s’allument, s’éteignent. Lumières et ombres se poursuivent, se chevauchent, comme deux bêtes furieuses dans un cercle trop étroit. 
Moi, l’autre, observateur attentif, je demeure dans l’ombre.
Ses traits se dérobent. Son pas se brouille. C’est un paradoxe éclatant: le centre est invisible. La lumière ne le révèle pas, elle le contourne, comme si elle craignait d’exposer ce qui s’y tient.
Alors, au lieu de voir, j’écoute. Je tends l’oreille à cette voix qui parle dans l’air, voix qui se dit sienne et qui ne l’est peut-être pas tout à fait.
Mais ma vision n’est jamais complète. Car devant moi se dressent les poteaux du chapiteau, colonnes massives qui coupent le cercle en morceaux. Des cordages épais, tendus comme des nerfs, m’interdisent de saisir la totalité. Je n’ai que des fragments, tronqués, voilés qui, à défaut de véritable communication, font signes de l’extérieur. Comme si je regardais une mémoire rédimée qui vole en éclats… ayant perdu son irrévocable appartenance au présent et déjà je comprends: ce que je perçois de cet homme, c’est exactement ce qu’il vit de lui-même. Une suite d’écrans, d’empêchements, de morceaux de passé qu’on ne peut rassembler.



lundi 25 août 2025

Sauvetage

 
Oscillant entre passé et présent, au centre de la piste d’un cirque, fantôme chancelant habillé des tentures rougeâtres du couchant, sous les yeux d’un spectateur ébahi, mais lucide, dans un de ces moments où le réel et l’hallucination se chevauchent, Don Carotte, en plein naufrage, attaqué de toutes parts par les vagues et les racines, sombre dans sa nuit et s’adresse à Sang-Chaud, son fidèle et loufoque compagnon qu’il ne voit point et croit disparu.

Connaît-il au moins le destin qui m’accable.
J’ai bravé mille fois ce pouvoir implacable;
Toujours il crut me suivre, je le suivais pourtant,
Et ses pas obstinés m’ont rejoint à l’instant.
Ne joignez plus vos jours à ma course funeste:
Votre cœur innocent mérite une autre fête.
Sellez donc mon coursier, je pars, je fuis, je veux.
La douleur m’accompagne et me suffit pour dieux.
Gardez, s’il vous en reste, un espoir légitime;
Ce que j’emporte, hélas, n’est que l’ombre et le crime.
Moi, je vais seul errer, sans désir, sans chemin,
Dérivant comme un mort aux flots d’un noir destin.
Si jamais le bonheur rallume sa lumière,
Si ma nuit se dissipe en une aurore entière,
Alors, dans ce retour, je penserai à vous,
Dont l’amitié fidèle a soutenu mes coups.
Il fallut que votre cœur, frappé d’effroi, me suivit.
Mais ce cœur, déchiré vif, résistait, mais fléchit.
Sourd à ses vains propos, à ses tendres prières,
J’étais rocher dressé, refusant la lumière.
Il amena mon destrier; je l’embrassai longtemps,
Compagnon de mes pleurs, doux témoin de mes ans.
Puis je partis, couvert des ombres de la nuit,
De ce lieu désolé, tombeau de tout esprit.
Je ne voyais plus rien, ni chemin, ni détour:
Car j’avais perdu terre, désir, et long séjour.

Brusquement, Don Carotte gesticule, change de direction et dans le même éclair de temps sa voix change aussi radicalement. Était-ce encore lui qui racontait ou la présence invisible, fantomatique même, d’un compagnon?
 
 

 
– C’était sans compter sur la longue cordelette qui soutenait nos pantalons et nous unissait par le nœud que j’avais moi-même solidement noué. D’un geste auguste il l’avait voulu trancher. Mais son bâton loin d’avoir le tranchant de l’épée ne fit que le déséquilibrer. Je dus, par la force de mes poignets et de mes jarrets, par la corde qui nous unissait, le ramener sur l’une de ces racines qui, malgré nous, dans ce lointain immense nous emmenaient.
À ce stade il fit une pause… Non, le monde entier fit cette pause… Il me semblait que tout s’était arrêté, que tout s’était figé… sauf moi…




dimanche 24 août 2025


Parfaitement en résonance avec les bribes de sa mémoire défaillante, Don Carotte, oubliant sa quête et les racines qui l’emmènent avec Sang Chaud vers d’autres horizons, est transporté sur cette scène qu’il a connu jadis et en qui se reflètent d’autres mémoires. L’idée lui vient de considérer l’intuition que la mémoire et la pensée ne sont pas fixes, mais en mouvement, fragiles et puissantes.
Il se tient au centre de la piste. Il se croit voyant, mais il est en même temps objet d’un autre regard. Une question surgit dans sa propre conscience ou celle qui surgit en lui, éloignée de lui, actrice du dialogue intérieur. La vision de «ce qui est vu» et «ce qu’il voit» se heurtent dans cette dualité. Ce qui crée suspension et incertitude.
Le sujet percevant et l’objet perçu ne sont jamais pleinement compatibles, ce qui cadre bien avec les sentiments de Don Carotte et ses idée de mémoire instable, de passerelles invisibles, d’un récit qu’on perçoit sans l’avoir commencé.
L’ambiguïté perceptive Don Carotte le fait constamment douter de la forme de la piste (ronde pour lui, ovale pour le spectateur). Sans le savoir, presque malgré lui, Don Carotte doute et incarne l’ambiguïté fondamentale, cette dissonance entre la sensation intérieure et la réalité extérieure.


Le spectateur immobile poursuit sa description. Il note tout, en détails.
« Le temps n’est pas une succession mais un manège, et lui, dont je ne puis savoir le vrai nom, est comme un cavalier qui monte un cheval invisible. Il tourne, tourne, sans fin, jusqu’à s’oublier lui-même. Il tâtonne dans son passé comme dans une chambre encombrée. Les souvenirs, le plus souvent imaginaires: débris, jouets cassés, masques délaissés… et soudain l’un d’eux brille, impose sa forme, devient fragment de réel. J’observe ce moment comme on observe un funambule qui, après cent balancements, trouve enfin son point d’équilibre. Mais à peine trouvé, il bascule encore. Tel est son art: l’instabilité tenue comme une corde tendue.
Car il n’est pas fou, non. Il danse au bord de cette folie comme un prestidigitateur manipule son chapeau : en tirant de l’ombre une vérité fragile. Sa mémoire n’est pas lacunaire, elle est féconde. Elle invente ses propres souvenirs, elle enfle et se rétracte comme un poumon géant, comme un monstre de caoutchouc qui se souvient d’une forme, puis d’une autre.»

samedi 23 août 2025

Emportés

 
 
 Don Carotte et Sang Chaud… ainsi beaucoup d’autres ont la fâcheuse, ou merveilleuse tendance de se mouvoir dans plusieurs monde… en même temps. Pendant que l’un… ou l’autre s’évade, par la pensée, celui qui reste, forcément se voit dans l’impossibilité de comprendre… Pendant que Don Carotte s’évadait dans ses pensées, Sang Chaud, en équilibre instable sur les racines ondulantes au dessus des flots n’en menait pas large.
 
 


Don Carotte, la tête illuminée, les épaules affaissées, vers le large sur les racines se dirigeait.
– Adieu… dit-il.
Sang Chaud, désorienté:
– J’étais inquiet. Que faisait-il et, surtout, qu’avait-il en tête? Jamais jusqu’ici il n’avait, par souci d’observance et par mégarde, prononcé le nom de Dieu. Et si le mécanisme de l’habitude qui nous fait perdre le sens des choses, des mots et des croyances me fit penser à une sorte d’au revoir… à qui s’adressait ce salut? Au moment même où, intérieurement, je prononçais ce dernier mot: salut, le sens, ignoré de nos jours, fit irruption dans les soubresauts de plus en plus pressants de l’entier de mon corps. 
– Don Carotte! Revenez! 
Il ne m’écoutait point. Déjà, je le voyais ailleurs.
– Venez Sang Chaud! Me cria-t’il.
Il n’en était point question… Se refuser à ses instances… Comment le faire… comment le dire… Faire semblant? Une ruse que je me refusais d’user à son encontre.
– Je ne puis, Don Carotte…
Ma voix m’avait lâché, un faible gémissement s’était fait entendre sans être compris.
– Que prétend tu miséreux?
En une inclinaison subite, du mieux que je le pouvais je m’obstinais à lui barrer le passage, mais, si je faisais le poids, je n’en avais point le courage. Nonobstant une peur qui montait de mes profondeurs et tourneboulait de fonds en combles tout ce qui d’un instant à l’autre allait forcer les derniers et fragiles remparts de mon corps, je parvins, au mépris de l’instabilité à venir de nos pantalons, à saisir le bout du cordon qui nous servait de ceinture et à l’attacher au bout du mien. 
Avec une présence d’esprit que je n’avais plus eu depuis longtemps, d’un pas hésitant entre vaillant et vacillant, j’y allais, le cœur en déroute et la tête à l’envers.
– L’honnêteté m’empêchant de le faire par moi-même, vous serait-il possible, par pure bonté d’âme, de dégager ma parole afin que je puisse, sans autre procès, retourner auprès de…
– Impudent! Quelle est ce délire? Vous en prendre à moi de si funeste manière! Quel est ce délire?
 Délirer n'est point gage de longévité, Don Carotte le sait. 
– On n’échappe pas à son destin, Don Carotte! Je m’arrête là!
– Que me chantez vous là? Sang Chaud!
– Le mien, je parle de mon destin, semble attaché au vôtre… sans que je n’aie pleinement donné mon accord … Sur terre et dans les airs, j’étais venu de bon cœur… encore que jusqu’à certaines hauteur… de celles qui ne me donnent point de vertige, d’accord… mais sous les eaux… en de monstrueux royaumes… non! Je n’irai point de mon plein gré.
Planté sur des deux pieds, fouetté par les embruns, lesté par l’eau des vagues, la sueur froide de la peur et les larmes de désespoir, déjà lourd et dense de nature, Sang Chaud, tel un enfant qui ne veut être porté, se fit plus lourd encore. Don Carotte, à moitié amusé, à moitié déséquilibré sur les racines mouvantes, ne pouvait le faire bouger mais fermement l’empêchait de reculer. La peur et la corde au ventre, Sang Chaud n’en menait pas large, mais obstinément refusait l’obstacle.
– Nous n’avons plus le choix, Sang Chaud… Elles nous entraînent… Si je lâche… nous tombons tous deux. Agenouillons-nous et prions!
Par un hasard des plus curieux, les lents mouvements de reptation des racines s’étaient brusquement et très momentanément accentués et non moins brusquement arrêtés, de telle manière que nos deux héros s’étaient retrouvés, non pas agenouillés, mais littéralement à cheval sur ce qui au large les emportait. Ni l’un ni l’autre ne pouvait formuler de pensées suivies. Leur pensée, suivant les lents mouvements des racines, au ralenti à nouveau, se formaient en harmonie avec elles. En de douces ondulations qui contrastaient fortement avec l’agitation les vagues déferlantes, vers le large et l’inconnu, tout comme nous, elles avançaient. 

 “Ce qui voit est incompatible avec ce qui est vu.” 
 
Paul Valéry 
 
 
 

 
En ses moments d’absence, que, paradoxalement, il appelle de ses vœux, Don Carotte, armé d’un puissante et fragile lanterne, mais tantôt privé de la présence de Sang Chaud, tantôt libéré de celle-ci, mesure du regard le désordre régnant en son histoire. Passant en d’invisibles passerelles, il va et vient, pensant à haute voix, il se croit voyant:
– La vision est mystère qui rayonne et dont je voudrais depuis longtemps m'approcher... c'est un acte volontaire qui relie et sépare... mais ce qui se donne à voir n'est pas toujours ce qui est...
Il sent soudain que “ce qui voit est incompatible avec ce qui est vu”… Oui, il est vu par un regard dont il ne connaît pas l’origine, un œil dépassant le sien, un murmure de mémoire étrangère. Ça et là gisent des souvenirs épars qu’il peine à rassembler et plus encore à identifier. Tout ce dont il se souvient, tel un monstre… lui-même à mémoire de forme oscille entre des états extrêmes. Ces éléments, précis et prégnants, se révèlent, dès l’instant d'après, flous et vides de sens. Et puis, d’oscillations en oscillations, les écarts se réduisant, une incertaine stabilité se forme où prend place, imposant et fragile, un fragment inaltérable qui, aussi brusquement qu’il apparaît, le projette dans un réel, ce présent aux allures de passé où règne en maître intransigeant le fantôme de Sang Chaud.
Dans l'ombre, à l'abri des projecteurs, un spectateur s'est installé dans les fauteuils des premiers rangs. Du dehors il observe.
« Je vois un homme. Je ne sais qui il est, ni qui il n’est point. Il s'active en tous sens, mais je sens déjà qu'il ne marche pas vraiment, il flotte. C'est son pas, oui, mais c'est aussi la dérive d'un esprit en pleine marée, qui avance sans la possibilité d'un rivage. Ce qui s’exhibe ici n’est pas un corps mais une mémoire qui trébuche. Il se tient là, et pourtant il se déplace, comme ces rêves où l’on reste immobile et où tout bouge.
La piste s’arrondit parfaitement, nous le savons, mais lui, tout comme moi, qui nous fions à nos sens plus qu'à la raison, nous la croyons ovale. Étonnante illusion: comme si le monde entier, vu du dedans de son crâne, se pliait à la déformation de ses humeurs. L’ovale, c’est l’œil: l’œil immense du cirque, qui l’absorbe et le renvoie à lui-même. Lui croit regarder, mais il est regardé. Et ce numéro, qu’il improvise sans le savoir, pourrait être celui de l’homme qui devient spectacle pour lui-même.»


vendredi 22 août 2025

 
"Tout ce qui jusqu'à aujourd'hui fut appelé étranger, insolite, inattendu, surprenant, mystérieux, amoureux, surhumain, héroïque et divin même, tout ce qui est Autre; – c'est-à-dire, dans chacun de ces mots de mettre en valeur dominatrice la part du Divers essentiel que chacun de ces termes recèle."
 
Victor Segalen 
 

 
Don Carotte essaie vainement de mettre de l’ordre dans ses pensées et tente de construire un récit cohérent sur lequel il pourrait s’appuyer. Par moments, se détachant brièvement d'un temps qu'il sait ne pas être le sien, se sachant lui-même démuni, il se découvre largement inspiré par les brillants auteurs qui le précèdent* et qu'il mime sans fard,  jouant avec eux, déjouant les traquenards et les méandres de la mémoire, essayant de ne point trop se laisser piéger par la diversité des artifices innombrables qui l'entourent, jour après jours, page après pages, sans en ignorer la vanité, il note, corrige, dessine, efface, reprend et continue sans cesse…

… pour être témoin d'un duel qui est toujours là.

Certes. Mais l'épisode et la mise en scène du voyage, mieux que tout autre subterfuge, permettent ce corps à corps rapide, brutal, impitoyable, et marquent mieux chacun des coups. La loi d'exotisme et sa formule, comme d'une esthétique du divers, se sont d'abord dégagées d'une opposition concrète et rude: celle des climats et des races. De même, par le mécanisme quotidien de la route, l'opposition sera flagrante entre ces deux mondes: celui que l'on pense et celui que l'on heurte, ce qu'on rêve et ce que l'on fait, entre ce qu'on désire et cela que l'on obtient; entre la cime conquise par une métaphore et l'altitude lourdement gagnée par les jambes; entre le fleuve coulant dans les alexandrins longs, et l'eau, rapide comme la prose qui dévale vers la mer et qui noie; entre la danse ailée de l'idée, et le rude piétinement de la route; tous objets dont s'aperçoit le double jeu, soit qu'un écrivain s'en empare en voyageant dans le monde des mots, soit qu’un voyageur verbalisant parfois contre son gré, les décrive ou les évalue.

Cette histoire ne veut donc être ni le poème d'un voyage, ni le journal de route d'un rêve vagabond. Cette fois, portant le conflit au moment de l'acte, refusant de séparer, au pied du mont, le poète de l'alpiniste, et, sur le fleuve, l'écrivain du marinier, et, sur la plaine, le peintre et l'arpenteur ou le pèlerin du topographe, se proposant de saisir au même instant la joie dans les muscles, dans les yeux, dans la pensée, dans le rêve, il n'est ici question que de chercher en quelles mystérieuses cavernes du profond de l'humain ces mondes divers peuvent s'unir et se renforcent à la plénitude.

Ou bien, si, décidément ils se nuisent, se détruisent jusqu'au choix impérieux d'un seul d'entre eux, sans préjuger duquel d'entre eux, et s'il faut, au retour de cette Expédition dans le Réel, renoncer au double jeu plein de promesse sans quoi l'homme vivant n'est plus corps, ou n'est plus esprit.

 

 

 

 
 « Ce n’est pas moi qui parle, ce sont les morts. Ou plutôt: ce n’est pas moi qui parle des morts, c’est eux qui parlent, et je suis ce peu de chair traversé par leur voix.»

Pierre MichonVies minuscules



Depuis longtemps, comme aujourd’hui, dans le cirque où il croit se souvenir d’être né, bien avant qu’il ne se mette en quête et rencontre Sang Chaud, dans son esprit et dans son corps, Don Carotte observe deux mondes qui se font faces…
– Ce n’est pas un duel… et ce n’est pas dans ou pour une hypothétique victoire qu’ils existent, songe-t’il: c’est dans leur fuite réciproque. Comme deux voltigeurs qui se croisent dans l’air sans jamais se saisir, laissant au public l’illusion d’une prouesse. Le triomphe de l’un n’est que l’absence de l’autre.
Et pourtant, il le voit, il le sent: ces mondes partagent tout… poussière, objets, et les mêmes corps. Nul besoin de franchir des mers ou des montagnes: il suffit de poser un pas, de lever les yeux. Le duel est déjà là, entre le rêve et l’acte, entre la cime conquise par un mot et la pente gravie par les jambes, entre la phrase coulante et l’eau qui noie, entre l’élan d’une idée et le piétinement de la route.
Ce qui se dit en lui devient alors limpide: le récit n’est ni poème ni journal. Il veut tout prendre d’un même geste: l’effort et la pensée, la sueur et l’image, le cri du muscle et la danse du mot. Ne plus séparer le marcheur de l’écrivain ou le nageur du rêveur. Le peintre et le pèlerin tout est ensemble, respiration unique. L’énigme se déplace: où, dans l’humain, se loge cette puissance de tenir ensemble ce qui s’oppose, d’unir sans réduire?
Et aussitôt vient l’autre crainte: si ces mondes se détruisent? Si l’un efface l’autre, jusqu’à ne laisser subsister qu’une moitié d’homme? Ce serait le plus grand appauvrissement: renoncer au double jeu, perdre l’alliance de la chair et du songe, du geste et du regard. Car vivre n’est-ce pas être deux en un seul instant?
Don Carotte se tient toujours au centre. Il ne bouge pas, et pourtant il vacille. Il se sent œil: mais œil regardé, plus que regardant. Pupille offerte aux projecteurs, aux spectateurs, au monde. Dans cet instant, ce n’est plus sa pensée qui prolonge son être, c’est la pensée qui le traverse. Non plus folie, non plus raison, mais ce point obscur où tout commence sans avoir commencé, où tout est là sans être encore.

jeudi 21 août 2025

 « Le langage n’est pas simplement et seulement un outil ou un moyen dont l’homme dispose. Le langage est la maison de l’être. Dans cette demeure, l’homme habite. Les penseurs et les poètes sont les gardiens de cette demeure. (…) L’homme ne possède pas le langage, mais c’est le langage qui possède l’homme. Il le conduit dans son essence, dans sa capacité à être.»

Heidegger, Chemin qui mène au langage

 


Dans une sorte d’instant suspendu, un présent qui se déroule comme une scène intérieure. La voix de Don Carotte vit ce qui se pense, au moment même où cela s’invente.
Don Carotte se tient au centre de la piste. Mais déjà une hésitation s’installe: peut-on être le centre d’un cercle qui, vu par les autres, s’étire en ovale? Pour lui, la piste s’arrondit, se ferme sur elle-même comme un anneau. Pour le spectateur, elle s’allonge, se déforme. Le centre se déplace, se dérobe. Et Don Carotte se dit: je suis au milieu, mais ce milieu n’existe pas. Je suis le cœur d’un regard, mais lequel? Le mien, ou celui qui me voit?
Une voix parle en lui. Elle n’est pas la sienne, il le sait. Pourtant, ce qu’elle dit, il pourrait le dire. Elle annonce un récit, mais ce récit n’a pas commencé. Elle promet un départ, mais rien ne s’ébranle. Tout demeure suspendu, comme une piste vide avant l’entrée des artistes. Et Don Carotte reconnaît dans ces mots une vérité: ce que j’entends en moi m’appartient sans m’appartenir. Si ce que je pense m’emprunte… Comment puis-je m’emprunter à moi-même?
Cela, pour le moins le laisse perplexe. Puis il comprend:
– Toute aventure pourrait se jouer avant d’avoir lieu. Le voyage ne serait pas dans le mouvement, mais dans l’attente du premier pas. Avant même d’être écrit ou lu le livre fermé pourrait contient déjà tout ce qu’il dira. La piste vide contenir déjà tous les gestes. L’aventure n’est pas ce qui advient, mais ce qui tremble avant d’advenir. Là où l’imaginaire se penche vers le réel, et où le réel, en retour, se gonfle d’imaginaire. Deux mondes s’effleurent ainsi sans se confondre. Chacun croit être seul, et se rassure dans sa solitude.


  
Veuillez excuser un petit problème technique (momentané) empêche la publication de l’image.



Don Carotte, seul au milieu de la piste du cirque de sa jeunesse, qui apparaît, suspendu dans le temps, puis  disparaît et dont il croit ne pas se souvenir, pense intensément mais la voix qu’il entend* n’est point la sienne. Il le sait, malgré le fait que ce qu’elle dit , il eut pu le dire… Elle vient de l’un de ces innombrables livres qu’autrefois il a tenu entre ses mains, comme aujourd’hui il tient son carnet, et que sa raison, bien que fortement dérangée, lui suggère d’oublier.

– “C'est pourtant un récit de ce genre, récit de voyage et d'aventures, que ce livre propose dans ses pages mesurées, mises bout à bout comme des étapes. Mais qu'on le sache: le voyage n'est pas accompli encore. Le départ n'est pas donné. Tout est immobile et suspendu. On peut à volonté fermer ce livre et s'affranchir de ce qui suit. Que l'on ne croie point, du même geste, s'affranchir de ce problème, - doute fervent et pénétrant qui doit remplir les moindres mots ici comme le sang les plus petits vaisseaux et jusqu'à la pulpe sous l'ongle, et qui s'impose ainsi: l'imaginaire déchoit-il ou se renforce quand il se confronte au réel? Le réel n'aurait-il. point lui-même sa grande saveur et sa joie?
Car ces deux mondes s'attribuent tour à tour la seule existence.
Ils restent si étranges l'un à l'autre, que les représentants humains, les disciples en la chair desquels ils s'incarnent, s'efforcent de se fuir plutôt que de se chercher et de combattre. Ce qui, supprimant tout conflit, permet aux deux partis de se croire vainqueurs.
Et ils éconduisent ainsi l'un des moments mystérieux les plus divinisables par la qualité d'exotisme qu'il contient, sa puissance du Divers. Et cependant la plupart des objets dans ces deux mondes sont communs. Il n'était pas nécessaire, pour en obtenir le choc, de recourir à l'épisode périmé d'un voyage, ni de se mouvoir à l'extrême pour être témoin d'un duel qui est toujours là.
– J’ai toujours tenu pour suspects ou illusoires des récits de ce genre: récits d'aventures, feuilles de route, racontars, joufflus de mots sincères, d'actes qu'on affirmait avoir commis dans des lieux bien précisés, au long de jours catalogués.”

*Victor Segalen , Équipée, Voyage au pays du réel 


mercredi 20 août 2025

Mercredi






Don Carotte, pris en étau entre le feu et le verbe, ne se lasse point de fuir une réalité qui le poursuit avec ardeur. Sang Chaud qui n’a de cesse de tenter de le remettre à l’endroit où ils devraient être, patiente du mieux qu’il peut, mais à peine allumée, la moindre étincelle, dans le cerveau de Don Carotte, allume un feu qui lui semble éternel et dont le moindre reflet projette une ombre, fugitive et inquiétante, dans la tête de Sang Chaud.

– Voilà, Sang Chaud, ici, le feu ne dort jamais. L’ile entière est constellée de flammèches, de petits yeux incandescents qui clignent au hasard des fissures, et les fumerolles qui s’en échappent semblent parfois me suivre comme des esprits lents et chauds. Lorsque l’une d’elles frôle les racines, le vert s’assombrit, se pique de taches cendrées, puis bascule, en quelques jours ou semaines, vers un noir de charbon humide.
– Elles meurent?
– Ce n’est pas une mort; c’est un combat. Le végétal, s’il en est, sécrète alors une liqueur dense et claire, que je crois chargée d’huiles inconnues, formant un mince vernis qui crépite sous l’assaut des braises. J’ai songé à un contrefeu, un feu intérieur, invisible, qui répond au feu extérieur pour l’épuiser, et qui, par une chimie propre à l’île, fige la progression de la brûlure.
Sous mes yeux, une métamorphose s’opère: la peau carbonisée s’épaissit, se ride comme un cuir antique, puis se crevasse en losanges irréguliers. Très vite, bien qu’à l’échelle des siècles, ce «très vite» n’ait pas de sens, la matière prend l’aspect d’une coulée de lave solidifiée. À distance, impossible de distinguer racine et basalte; la plante s’y camoufle, devient relief, devient pierre, jusqu’à ce que la surface se fende, laissant choir des écailles entières de minéral.
Alors, comme le serpent fait peau neuve, apparaît, d’un seul coup, un vert éclatant, presque douloureux au regard; une chair neuve qui s’élance à travers la croûte comme si la roche n’était qu’une gaine temporaire. Rien d’étonnant, me dis-je, qu’un novice croie voir ici la lave elle-même prendre vie.
– Mais ces phénomènes ne nous appartiennent pas, Don Carotte… Nous, créatures rapides et impatientes, sommes façonnés pour lire le monde dans l’instant… Pardonnez mon insolence mais est-ce que vous avez peur de la mort?
– Vous plaisantez Sang Chaud, nos cerveaux, en quête d’alignements avec ce qu’ils connaissent déjà, court-circuitent tout ce qui s’y oppose. Nous effaçons ce qui nous contredit, comme on biffe d’un geste rageur une phrase qui dérange! Mais les rêves, Sang Chaud, ne s’effacent point… Ils vont et viennent selon les besoins… croque-mots comme croque-morts… à leur guise… mais ils ne perdent rien pour attendre…
Dans la tête de Sang Chaud, les images refusent de mourir. Il a, parfois, le sentiment dangereux mais presque joyeux, d’échapper à la vie mouvementée des vivants 




mardi 19 août 2025

Mardi


Ce livre ne veut donc être ni le poème d'un voyage, ni le journal de route d'un rêve vagabond. Cette fois, portant le conflit au moment de l'acte, refusant de séparer, au pied du mont, le poète de l'alpiniste, et, sur le fleuve, l'écrivain du marinier, et, sur la plaine, le peintre et l'arpenteur ou le pèlerin du topographe, se proposant de saisir au même instant la joie dans les muscles, dans les yeux, dans la pensée, dans le rêve, il n'est ici question que de chercher en quelles mystérieuses cavernes du profond de l'humain ces mondes divers peuvent s'unir et se renforcent à la plénitude.
Ou bien, si, décidément ils se nuisent, se détruisent jusqu'au choix impérieux d'un seul d'entre eux, sans préjuger duquel d'entre eux, et s'il faut, au retour de cette Équipée dans le Réel, renoncer au double jeu plein de promesse sans quoi l'homme vivant n'est plus corps, ou n'est plus esprit.”

Victor Segalen, Équipée (Voyage au pays du réel)
 
 
 
 
 

 Sang Chaud avait choisi la fuite… mais une fois la peur et le résidu de colère passés, il avait dû admettre que sa dépendance était, sans être absolue,  devenue trop importante pur que la rupture fusse consommée. Il était revenu en arrière…
– Depuis combien de temps êtes-vous sur cette île, Don Carotte?
– Je ne puis le savoir tant sont floues les limites entre le jour et la nuit… le jour et la semaine… les mois entre-eux… tout autant que le décompte des saisons ou l’émergence improbable des îlots…
– … et l’engloutissement progressif de votre raison…
Fort heureusement pour lui, Don Carotte, par feinte ou paresse ne prête point l’oreille.
– J’ignore encore à quelle sorte de vérité appartient cette île et de cet arbre dont je ne puis voir, et, à plus forte raison nommer. Son sommet est invisible tant il est perpétuellement noyé autant dans ses propres exhalaisons que dans son feuillage.
– Et l’objet de votre quête, Don Carotte?
– Existe-t’il réellement dans l’archipel tel qu’on me l’a esquissé? Je l’ignore encore. Les cartes que j’ai reçues, abstractions griffonnées et vaguement annotées sur un cahier pour moitié déchiré et dont l’humidité a rongé les bords, ne me guident guère; elles ne font que m’accompagner comme les innombrables livres que j’ai lu avec ferveur qui, je le sens bien… s’avèrent aujourd’hui inutiles… Ils sont au mieux une superstition utile. Mais, je te le confie comme l’on confie un précieux secret, aujourd’hui, j’ai vu ce que nul autre homme n’a vu…
– La révélation?
– N’exagérons rien, Sang Chaud!
– Qu’avez-vous vu… alors… de vos yeux vus?
– Les racines du Grand Arbre, Sang Chaud! Dit-il l’air hagard…
– Celui-là même où Céleste vous est apparu?
– Celui-là même, Sang Chaud!
– Mais, Don Carotte… il n’est rien de nouveau sous le soleil! Cela fait plusieurs jours que nous essayons vainement de les démêler… enfin …de trouver un chemin…
– Détrompez-vous… et souvenez-vous… quand nous avons été mis en présence… nous étions perdus. Nous ne savions point où nous étions. 
– Ce qui est encore le cas maintenant!
– L’arbre lui-même, comme je viens de vous le dire, nous ne l’avons pas vraiment vu… même si j’ai eu à pénétrer son feuillage… dans lequel vit Céleste et ceux de son espèce… Aujourd’hui, je le sais…
– Comment l’avez-vous appris?
– J’ai fait un rêve, Sang Chaud! Il est d’une espèce vagabonde et s’élève…
– Vous parlez de votre rêve?
– Je parle de l’arbre… Triple idiome! Cet arbre, pour un temps, solitaire, sur la dalle de basalte fissuré, domine la côte orientale. Certes, le ciel étant au plus bas je n’ai vu que la base de son tronc qui n’est pas d’un bois que je connaisse. Il m’a paru être plus ancien que l’île elle-même. Au début ces racines étaient d’un vert presque liquide, d’un vert qui n’appartient ni aux mousses ni aux lichens.Elles serpentent sur la roche nue comme si elles s’étaient glissées hors de la terre pour respirer l’air pourtant chargé de soufre.



lundi 18 août 2025

Lundi

 
J’ai toujours tenu pour suspects ou illusoires des récits de ce genre: récits d'aventures, feuilles de route, racontars, joufflus de mots sincères, d'actes qu'on affirmait avoir commis dans des lieux bien précisés, au long de jours catalogués.
C'est pourtant un récit de ce genre, récit de voyage et d'aventures, que ce livre propose dans ses pages mesurées, mises bout à bout comme des étapes. Mais qu'on le sache: le voyage n'est pas accompli encore. Le départ n'est pas donné. Tout est immobile et suspendu. On peut à volonté fermer ce livre et s'affranchir de ce qui suit. Que l'on ne croie point, du même geste, s'affranchir de ce problème, - doute fervent et pénétrant qui doit remplir les moindres mots ici comme le sang les plus petits vaisseaux et jusqu'à la pulpe sous l'ongle, et qui s'impose ainsi: l'imaginaire déchoit-il ou se renforce quand il se confronte au réel? Le réel n'aurait-il. point lui-même sa grande saveur et sa joie?
Car ces deux mondes s'attribuent tour à tour la seule existence.
Ils restent si étranges l'un à l'autre, que les représentants humains, les disciples en la chair desquels ils s'incarnent, s'efforcent de se fuir plutôt que de se chercher et de combattre. Ce qui, supprimant tout conflit, permet aux deux partis de se croire vainqueurs.
Et ils éconduisent ainsi l'un des moments mystérieux les plus divinisables par la qualité d'exotisme qu'il contient, sa puissance du Divers. Et cependant la plupart des objets dans ces deux mondes sont communs. Il n'était pas nécessaire, pour en obtenir le choc, de recourir à l'épisode périmé d'un voyage, ni de se mouvoir à l'extrême pour être témoin d'un duel qui est toujours là.
Certes. Mais l'épisode et la mise en scène du voyage, mieux que tout autre subterfuge, permettent ce corps à corps rapide, brutal, impitoyable, et marquent mieux chacun des coups. La loi d'exotisme et sa formule, comme d'une esthétique du divers, se sont d'abord dégagées d'une opposition concrète et rude: celle des climats et des races. De même, par le mécanisme quotidien de la route, l'opposition sera flagrante entre ces deux mondes: celui que l'on pense et celui que l'on heurte, ce qu'on rêve et ce que l'on fait, entre ce qu'on désire et cela que l'on obtient; entre la cime conquise par une métaphore et l'altitude lourdement gagnée par les jambes; entre le fleuve coulant dans les alexandrins longs, et l'eau qui dévale vers la mer et qui noie; entre la danse ailée de l'idée, et le rude piétinement de la route; tous objets dont s'aperçoit le double jeu, soit qu'un écrivain s'en empare en voyageant dans le monde des mots, soit qu’un voyageur verbalisant parfois contre son gré, les décrive ou les évalue.

Victor Segalen, Équipée (Voyage au pays du réel)
 


 
 
 
En un instant, un cri démentiel et la très longue litanie de ses échos avait traversé le ciel de part en part. Le soir était tombé lui aussi. Les gesticulations et les gémissements de Don Carotte allongé et presque mourant, c'est ainsi qu'il se voyait, dans un repli de racines étaient presque devenus inaudibles tant sa voix au loin s’était perdue. Don Carotte, la mémoire défaillante, dans un murmure aphone, appelait son bon Sang Chaud alors que le sien, froid au demeurant, sans bruit se déversait et le fuyait comme le torrent dans la vallée, emportant avec lui la misérable vie et la quête qu’il s’était assigné. D’une misérable égratignure perlait une minuscule goutte de sang, mais le pied, avait enflé et enflait encore… se propageant au mollet… puis à la cuisse… puis dans le corps entier de Don Carotte qui, dans l’instant même où l’enflure atteignait son cerveau, se vit comme un de ces géants qu’il avait mission de combattre. En un rien de temps il fut sur pied… hélas sur le mauvais… et l’instant suivant, Sang Chaud vit débouler sur lui un amas de bras de tête, de mains, de pieds et de jambes emmêlés et tous enflés qui lui firent fort heureusement répéter le petit pas de côté qui l’avait déjà sauvé.

Sang Chaud, incapable de choisir entre rire et pleurer, avait profité de l’apparition de Céleste pour s’éclipser. Depuis peu il s’était mis à craindre ce qu’il supposait être la folie grandissante de celui qu’il ne voyait plus comme son Maître. Il avait choisi la fuite…