mardi 12 août 2025

Mardi

 

Au grand étonnement de Sang Chaud, chemin faisant, Don Carotte lit, dessine et écrit dans son petit carnet.
– Pardonnez la maladresse de mon maigre langage, Monseigneur, mais comment se fait-il que… ce que nous sommes devenus et même… ce que nous devenons… soit, le plus souvent… pour ce que je sais… déjà écrit dans votre carnet? Se pourrait-il que ce que nous sommes soit ce que nous étions… Ce qui voudrait dire que nous puissions le vivre plusieurs fois!
– Il y a déjà fort longtemps que cela est connu… Sang Chaud! Voyez-vous, je n’ai pas un seul carnet, j’en ai plusieurs… Et ces carnets… s’ils se ressemblent tous, sont tous différents et ont tous été écrits en des temps différents, lapalissade étincelante… Quand l’envie me prend de vouloir écrire ou dessiner je plonge dans les poches intérieures de mon ample manteau, je saisis le premier carnet venu et je couche sur le papier ce qui me fait tenir debout! Il s’ensuit que par la grâce de la méthode la suite des événements se trouve parfaitement décalée en des temps fort différents et provoque, par les mystères du hasard, le sentiment que le temps, contrairement à ce que nous avons l’obligation d’apprendre, n’est pas une suite ininterrompue de moments cohérents les uns avec les autres… ou, pour le dire plus simplement, une suite ininterrompue de fusions cohérentes.



En un instant, à peine avions-nous le temps de fermer les yeux et de les rouvrir, tout avait changé. L'intérieur du cirque où nous étions entré surgissaient d'autres tentes qui ressemblaient à des cavernes dans la montagne et les gradins sur lesquels nous avions pris place étaient devenus de vraies montagnes desquelles nous ne voyions jamais l'entièreté du cirque si nous pouvions encore l'appeler ainsi. Au sommet d'une tente apparaissait sans cesse une nouvelle tente apparemment plus petite, mais le temps de cligner des yeux le rapport s'était inversé. Ce qui était sûr était le fait que nous nous sentions, Don Carotte et moi-même, petits... très petits...
– Fermez les yeux! Sang Chaud. Fermez-les et cessez de penser... Regardez ce sont des géants!
– Le calme l'avait quitté. Quelque chose bouillonnait dans les veines de Don Carotte
– Ces géants nous mangerons si l'on n'y prend garde... Prends garde Sang Chaud... En garde Sang Chaud!
– Il ne tenait plus en place et je m'inquiétais. Ce ne sont que des tentures agitées par le vent, lui dis-je le plus calmement possible, essayant de maitriser ce qui ne cessait de tanguer dans mon esprit, lui-même fortement agité par les vents.
Se rendant compte à quel point Don Carotte commençait de s'identifier au Quichotte, Sang Chaud eut une lueur, une éclaircie de l'esprit: Il croit que ces tentes agitées par le vent et les remous de son esprit sont des moulins à vent.
– Que sont ces moulins à vent? lui demande à brûle pourpoint Sang Chaud. 
– Ce sont des géants, je vous l'ai dit... point des moulins à vent. Pour qui me prenez-vous? Vous vous faites des illusions...
– Ce ne sont point des illusions, Don Carotte, mais des objets. De petits objets "autres"... Des objets cause du désir que vous projetez et voulez attaquer pour mieux ne pas les atteindre...
– De mieux en mieux...
– Ces objets  sont ce qui vous manque, Don Carotte. Ce qui vous fait des trous dans le réel.
– Prends garde que mon bâton ne te fasse un petit trou dans ton réel! Manant!
– Ces tentures agitées par le vent ne sont point des erreurs de perception, Don Carotte. Elles sont la vérité de votre désir... Et je dois ajouter au risque de vous fâcher, votre désir dans ce qu'il a de plus obscène, de plus irreprésentable. En les attaquants, vous tentez, c'est le cas de le dire, de faire exister ce que le monde nie.
– Et qui serait? Monsieur le Nouveau Maître. Dites-le moi!
– L'existence du sens au-delà du sens.
Sang Chaud n'en revient pas. D'où me viennent de telles parole? Suis-je moi aussi devenu à son image
 
 

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