vendredi 22 août 2025

 
"Tout ce qui jusqu'à aujourd'hui fut appelé étranger, insolite, inattendu, surprenant, mystérieux, amoureux, surhumain, héroïque et divin même, tout ce qui est Autre; – c'est-à-dire, dans chacun de ces mots de mettre en valeur dominatrice la part du Divers essentiel que chacun de ces termes recèle."
 
Victor Segalen 
 

 
Don Carotte essaie vainement de mettre de l’ordre dans ses pensées et tente de construire un récit cohérent sur lequel il pourrait s’appuyer. Par moments, se détachant brièvement d'un temps qu'il sait ne pas être le sien, se sachant lui-même démuni, il se découvre largement inspiré par les brillants auteurs qui le précèdent* et qu'il mime sans fard,  jouant avec eux, déjouant les traquenards et les méandres de la mémoire, essayant de ne point trop se laisser piéger par la diversité des artifices innombrables qui l'entourent, jour après jours, page après pages, sans en ignorer la vanité, il note, corrige, dessine, efface, reprend et continue sans cesse…

… pour être témoin d'un duel qui est toujours là.

Certes. Mais l'épisode et la mise en scène du voyage, mieux que tout autre subterfuge, permettent ce corps à corps rapide, brutal, impitoyable, et marquent mieux chacun des coups. La loi d'exotisme et sa formule, comme d'une esthétique du divers, se sont d'abord dégagées d'une opposition concrète et rude: celle des climats et des races. De même, par le mécanisme quotidien de la route, l'opposition sera flagrante entre ces deux mondes: celui que l'on pense et celui que l'on heurte, ce qu'on rêve et ce que l'on fait, entre ce qu'on désire et cela que l'on obtient; entre la cime conquise par une métaphore et l'altitude lourdement gagnée par les jambes; entre le fleuve coulant dans les alexandrins longs, et l'eau, rapide comme la prose qui dévale vers la mer et qui noie; entre la danse ailée de l'idée, et le rude piétinement de la route; tous objets dont s'aperçoit le double jeu, soit qu'un écrivain s'en empare en voyageant dans le monde des mots, soit qu’un voyageur verbalisant parfois contre son gré, les décrive ou les évalue.

Cette histoire ne veut donc être ni le poème d'un voyage, ni le journal de route d'un rêve vagabond. Cette fois, portant le conflit au moment de l'acte, refusant de séparer, au pied du mont, le poète de l'alpiniste, et, sur le fleuve, l'écrivain du marinier, et, sur la plaine, le peintre et l'arpenteur ou le pèlerin du topographe, se proposant de saisir au même instant la joie dans les muscles, dans les yeux, dans la pensée, dans le rêve, il n'est ici question que de chercher en quelles mystérieuses cavernes du profond de l'humain ces mondes divers peuvent s'unir et se renforcent à la plénitude.

Ou bien, si, décidément ils se nuisent, se détruisent jusqu'au choix impérieux d'un seul d'entre eux, sans préjuger duquel d'entre eux, et s'il faut, au retour de cette Expédition dans le Réel, renoncer au double jeu plein de promesse sans quoi l'homme vivant n'est plus corps, ou n'est plus esprit.

 

 

 

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