« Les noms propres sont comme des nuages, ils changent de forme et de couleur selon les souvenirs et les rêves qu’on y attache.»
Marcel Proust, Le Côté de Guermantes
– Vous savez... Ignacio, vous permettez que je vous appelle par votre prénom?
C’était une bien étrange question… cela faisait bien des mois et même plus d’une année… peut-être deux… que nous nous rencontrions et que nous étions amis…
– Ignatius, mon ami… répondis-je, légèrement dérangé comme à chaque fois que quelqu’un modifie mon nom… Igniatius del Amaro… C’est ainsi que j’ai été appelé…
Depuis peu, je me demandais ce que pouvait écrire Lucian lorsque, comme il convient entre amis, nous discutions de choses et d’autres. C'était une sorte de manie, en quelque sorte professionnelle, puisqu’il était psychiatre. Mais ces derniers jours j’avais acquis la quasi certitude, par le fait que sa main et son poignet décrivaient des mouvements trop amples pour écrire normalement… qu’il n’écrivait point mais qu’il dessinait. Plus encore, j’avais, je ne sais pourquoi, après une poussée subite montée du plus profond de moi-même, sans égard pour la politesse, par égarement dont j’eus dû souffrir sans que cela soit… j’avais, disais-je, par une irruption non consentie dans son espace privé, vu brièvement et reconnu le style… et plus encore… de ses dessins… Une sorte de signature dans sa manière de dessiner qui me faisait penser au dessin qui m’avait frappé dans une galerie que je visitais lors d’un séjour à l’étranger. Je l’avais acheté et je le lui avais amené pour l’analyser. Comme il était assez grand, par commodité nous l’avions suspendu à son mur pour mieux le voir…
– Vous avez raison Ignatius, me dit-il, pas du tout confus, il m’arrive de dessiner dans mon carnet…
Naturellement une sorte de confusion, mêlée à une bouffée de satisfaction se fit sentir et me rougir quelque peu…
– À force d’encourager mes patients à le faire, je me suis dit que cela m’aiderai à faire de même… sans autre ambition que celle de vouloir comprendre mieux certaines situations. Et je dois dire que, avec modestie, je me suis pris au jeu. Je décidais donc que je ne me laisserai point guider par l’imagination… enfin… je parle de ce que je comprenais de l'imagination… J’ai beau savoir ce que je veux dessiner… en général je sais ce que je vais représenter, une scène que mes patients m’ont raconté par exemple… ce qui arrive sur la page ou la feuille me dépasse largement…
Et, en ce concerne la petite esquisse que vous avez, de force, entraperçue… si vous avez eu de la peine à comprendre ce qui s’y passe, j’en ai tout autant et je dirais même que tout l’intérêt réside, aussi absurde que cela puisse paraître, dans le fait même d’être dépassé. Voyez, c’est cela même qui m’a poussé, comme il me semble que vous l’avez deviné, à entreprendre ce travail sans deviner le moins du monde, que, par un de ces hasards qui font et défont le monde, vous ne vous retrouviez nez à nez avec ce dessin que vous m’avez amené….
J’étais éberlué, je ne pus m’empêcher de demander:
– Cette image, qui nous occupe… en seriez-vous l’auteur?
– Pour ma part, répondit-il un peu confusément, ce qui ne lui ressemblait guère, j’eus le sentiment que je la rencontrais, je ne sais si je puis le dire ainsi… pour la deuxième fois… Et quand vous m’avez demandé de l’analyser, il ne m’a pas fallu longtemps pour m’apercevoir qu’elle m’était devenue, de manière surprenante, parfaitement étrangère!

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