mardi 11 novembre 2025

Du dessin au dessein

 
« Ce n’est pas parce que quelque chose n’a pas de sens qu’elle n’a pas de raison d’être. Dans ce monde, il y a des choses qui ne s’expliquent pas, et pourtant, elles existent.»

Haruki Murakami, Kafka sur le rivage
 


Et voici qu’Igniatius, toujours hésitant sur le pas-de-porte de la gueule du monstre, écrit ce petit texte qui entre en résonance avec les paroles du monstre qui s’inscrivent en lettres de feu subtilement traversées et traduites par des lettres de fumée immédiatement évaporées, mêlant absurde, mystère, et une sagesse énigmatique:
– Serais-je la somme ou le résidu de ce que Monsieur Lucian me cède à mes dépends? Suis-je vraiment l’auteur de ces dessins comme il le prétend et que, pantin sans mémoire, j’aurais oublié quand je sors de l’état second pendant lequel je suis censé les avoir conçu et dessiné? Je ne crois pas avoir l’habileté de faire apparaître ce que je vois, une autre main me guide et n’est de loin pas celle d’un dieu… Je suis de plus en plus certain que l’auteur de ces dessins… devrais-je dire desseins… c’est lui! 

Ceci aussitôt dit, aussitôt fait débat:

– Quelle serait, Monsieur Lucian, la filiation entre le dessin et le dessein, leur séparation progressive, et ce qu’elle dit de notre rapport au monde, à la création et à la pensée?
– Il fut un temps, cher Ignatius, où dessin et dessein ne faisaient qu’un. Le trait et l’intention…
– Vous et moi..
– …la main et l’esprit, s’entendaient comme les deux voix d’un même chant. L’artiste traçait sur la feuille la pensée qui l’habitait ; le philosophe, en concevant le monde, en esquissait les contours invisibles. Dans cette proximité étymologique, ce mot double né du latin designare, « marquer d’un signe, indiquer, montrer », résonne une vérité oubliée: penser, c’était déjà dessiner.
– Vous voulez dire: le geste d’avant la scission?
Igniatius, en secret, voit arriver de l’eau à son moulin…
– C’est un peu cela… Le dessin, à l’origine, n’est pas seulement art plastique: il est geste de révélation.
– Tracer une ligne, c’est faire apparaître le monde!
– La main découvre ce que la conscience pressent confusément. Dans le trait, le visible advient à lui-même. Or ce geste n’est pas innocent : il contient un désir d’ordre, une projection du sens. Le dessin est un dessein qui s’ignore. L’homme des cavernes, lorsqu’il peignait un bison sur la paroi, ne faisait pas œuvre de représentation, mais d’invocation.
– Peut-être même une double invocation… pure hypothèse, si l’on considère qu’il entend une voix qui lui parle et dont la musique guiderait sa main…
– C’est cela Ignatius… Chaque trait portait un vouloir, une finalité magique, existentielle, cosmique.
– Dites-moi comment se fit la lente dissociation de l’esprit et de la main?
–  Le dessin était alors prière, plan, et acte à la fois: l’image et le projet se confondaient.  Puis vint le temps où le dessein s’émancipa du dessin.
– Comment cela?
– L’esprit abstrait, celui de la métaphysique, du calcul et de la planification, prit le dessus. Le dessein devint concept, projet, intention, une projection mentale tournée vers le futur. Le dessin, lui, demeura dans le présent du geste, dans la matérialité du trait, confiné au domaine du sensible.
Cette séparation, née de la modernité, a marqué la scission plus vaste de la pensée occidentale: celle du corps et de l’esprit. Là où le dessein veut maîtriser, ordonner, prévoir, le dessin accepte l’imprévu, la surprise du monde.
L’un s’inscrit dans la logique du plan, l’autre dans la grâce du mouvement.
Ainsi, ce qui autrefois unissait le créateur, sa pensée et sa main, s’est divisé: le dessein appartient désormais à l’ingénieur, au stratège, au démiurge abstrait; le dessin, à l’artiste, au rêveur, à celui qui ne sait pas encore ce qu’il fait mais le fait pourtant avec une justesse instinctive.
De cette scission naît une nostalgie du sens incarné. Car le monde contemporain regorge de desseins sans dessin: plans politiques, stratégies économiques, algorithmes de contrôle. Tout est conçu, prévu, calculé, mais rien n’est tracé à la main. La ligne vivante s’efface derrière la modélisation numérique.
Le dessin, réduit à une image décorative, n’a plus le pouvoir d’inventer; il illustre. Et pourtant, dans chaque trait authentique, qu’il soit artistique ou existentiel, renaît la possibilité de leur réconciliation. Quand la main retrouve sa pensée, quand l’intention se laisse guider par la ligne, quelque chose de profondément humain se rejoue : l’accord du voir et du vouloir.
– Vers une réconciliation?
– Réunir le dessin et le dessein, ce serait réapprendre à penser avec les doigts.
– C’est-à-dire rendre à la pensée sa matérialité, à la main son intelligence.
– Dans le dessin, le dessein se redécouvre à travers l’expérience du monde sensible. Et peut-être est-ce là le rôle de l’art aujourd’hui : réparer la fracture entre la vision et le geste, entre le plan et la présence.
- Le dessin devient alors une méditation…
– Oui… non pas l’exécution d’un projet, mais la naissance lente d’une intention, la révélation progressive d’un sens qu’on ne possède pas encore.
– Et qu’on ne connaîtra peut-être jamais!
– Le dessein, loin d’être un plan figé, redevient ce qu’il fut à l’origine : un élan, un souffle, un signe jeté vers l’avenir, non pas pour maîtriser le monde, mais pour l’habiter.

Ignatius, dans son carnet, note:
Le dessin est le dessein de la main  le dessein, le dessin de l’esprit.
Leur rencontre, rare et fragile, est le lieu même de la création.

Aucun commentaire: