jeudi 20 novembre 2025

Irruption


« Certaines phrases, certains passages écrits au sortir même de l'adolescence, me paraissent le produit de l'être que je suis aujourd'hui, formé par les ans et les choses. Je dois reconnaître que je suis bien le même que celui que j'étais alors. Et, sentant malgré tout que je me trouve aujourd'hui en grand progrès sur ce que j'ai été, je me demande où est le progrès si j'étais déjà le même

qu'aujourd'hui.

Il y a dans tout cela un mystère qui m amoindrit et m'oppresse.Il y a quelques jours encore, un texte très court de ce passé lointain m'a causé une impression déconcertante. Je me rappelle parfaitement que mon souci, tout au moins relatif, de beau langage ne remonte pas au-delà de quelques années. J'ai retrouvé au fond d'un tiroir un texte, beaucoup plus ancien, où ce même souci apparaît de façon très marquée. Positivement, je ne me suis pas compris dans le déroulement de mon passé: comment ai-je pu avancer vers ce que j'étais déjà ?

Comment me suis-je vu aujourd'hui alors que je n'ai pas su me voir autrefois? Et tout se mêle dans un labyrinthe où je m'égare moi-même, perdu sur mes propres chemins.

Ma pensée se perd en rêverie, et je suis certain d'avoir déjà écrit ce que j'écris en ce moment. Je me souviens. Et je demande, à ce qui en moi s'imagine être, s'il n'y a pas dans ce platonisme des impressions une autre anamnèse, plus orientée, un autre souvenir d'une vie antérieure qui serait seulement celui de cette vie-ci....

De qui donc, mon Dieu, suis-je ainsi spectateur? Combien suis-je?

Qui est moi? Qu'est-ce donc que cet intervalle entre moi-même et moi?

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquilité, 213



 
Il est des moments dans l’analyse où le sujet, sans même en avoir conscience, laisse tomber de lui, comme un vêtement trop lourd ou trop ancien, l’un des noms qui le soutiennent, et l’analyse qui suit, si elle est menée avec assez de tact, ressemble alors à ce que l’on ressent lorsqu’on marche dans une maison dont une porte, habituellement verrouillée, vient de s’ouvrir seule.
Aujourd’hui, Don Carotte… ou plutôt Igniatius, car je ne puis désormais l’appeler autrement dans ces notes, a laissé glisser ce nom avec cette pudeur effrayée et presque vertigineuse de celui qui dit quelque chose sans pourtant le reconnaître tout à fait. Ce nom, qui semble plus ancien que son propre souvenir, est revenu sur ses lèvres avec ce type de naturalité incontrôlée que Lacan aurait appelée “l’irruption de l’Autre dans le discours du sujet”.
Ce qui m’a frappé, ce que je tente de fixer ici, dans ces pages qui, une fois écrites, ne pourront mentir, c’est la manière dont ce nom, à peine prononcé, a réactivé chez lui la scène de l’orage. Non pas l’orage météorologique, mais cette scène primitive où les éclairs et les grondements ne sont que la traduction imaginaire d’une autre tempête, plus intime, plus humaine: celle d’un couple d’adultes dont la vie conjugale, faite d’accès et de lâchers, a dû résonner dans son enfance comme la version humaine de ces convulsions du ciel.
En écoutant Igniatius me parler de la lumière qui se retirait lentement du monde comme si elle craignait de décevoir les objets en les quittant, je n’ai pu m’empêcher de penser que cette lumière-là, vacillante, peureuse, presque polie, était peut-être la première voix qu’il a entendue disant : “Cela va être grave.”
Et l’orage, avec son grondement qui enfle, ses éclairs qui mettent soudain à nu ce qui d’ordinaire demeure voilé, m’a semblé n’être que la répétition, transposée dans la nature, de disputes parentales où les voix s’élèvent, se coupent, se heurtent, se cherchent, se perdent, crient et gémissent comme des fragments d’orages morcelés. L’enfant, incapable de donner un sens aux mots des adultes, n’avait plus alors que les bruits du ciel pour interpréter la violence du foyer. Et c’est sans doute pour cette raison que la nature, chez lui, a pris si tôt les habits du théâtre parental.
Mais ce qui m’a le plus touché, et qui, je crois, constitue l’un des centres de son économie psychique, c’est ce geste, si simple et pourtant si abyssal, de se blottir contre l’âne. Cet animal silencieux, ce tiers sans parole, cette présence d’un autre ordre, a tenu pour lui le rôle d’un médiateur: un médiateur de chaleur, de rythme, de continuité. Je m’en suis voulu presque d’y voir trop clairement ce que lui-même ne voit pas encore, mais il est difficile de ne pas imaginer ce que représentait cet animal pour lui: la peluche vivante, le doudou élargi à l’échelle d’un corps entier, la masse chaude et rassurante qui recueille la peur et l’empêche de se dissoudre dans un vacarme qui ne le concerne pas.
Quand il dit que l’âne “entendait pour lui”, je perçois quelque chose comme un geste fondamental de l’enfant: celui de déléguer à un autre, un autre neutre, un autre sans jugement, la tâche d’écouter ce qui est trop dangereux ou trop interdit pour être entendu directement. Là encore, Lacan y verrait la fonction de la “Chose” (das Ding), autour de laquelle le sujet se construit comme autour d’un noyau de silence. L’âne devient l’instance qui, sans symboliser, accueille.
J’ai essayé, avec douceur, de lui faire entendre les glissements que la mémoire opère et que lui prononce avec tant de souplesse qu'ils peuvent se confondre: terre/mer/ciel — père/mère/celle. Non pas pour lui imposer une explication, mais pour l’inviter à sentir que la mémoire, quand elle se protège, déplace volontiers les mots sur des signifiants voisins, qui ressemblent à des jeux de langue mais qui, en vérité, ramènent le sujet vers ses origines.
Lorsqu’il a admis que les voix, celles qu’il pensait venir du ciel, se calmaient, parfois, après de violentes détonations, j’ai senti quelque chose comme une fissure s’ouvrir dans sa narration: une brèche où pourrait s’insinuer la possibilité, encore fragile, d’une scène primitive que son psychisme, enfant, aurait transposée dans l’orage pour ne pas la voir directement. Une scène où l’union et la rupture des parents — leur lutte et leur réconciliation, étaient perçues comme les manifestations d’un monde qui se fissure et se recolle.
Ce qui est remarquable, et je l’écris ici pour ne pas l’oublier, c’est que dans ce souvenir, l’enfant Igniatius est à la fois trop proche et trop loin de cette scène : trop proche pour ne pas l’entendre, trop loin pour la comprendre. Il en reste donc le témoin impuissant, blotti dans la paille, dans cette odeur de chaleur et de fraîcheur mêlées, dans ce refuge où l’animal — qui est peut-être moins un animal qu’un tiers absolu — soutient l’enfant dans la traversée d’une expérience qui excède ses capacités de sens.
Je sens que nous sommes à un tournant. Le nom Igniatius a surgi; l’animal a été reconnu; la scène de l’orage se clarifie. Il faudra maintenant laisser ce signifiant, ce magma de souvenirs, de sensations, de douleur et de douceur, se dénouer lui-même. Je n’irai pas plus vite que lui, mais j’oserai, à la prochaine séance, revenir au bord de cette paille chaude, là où l’enfant entendait à travers un autre ce qu’il ne pouvait encore entendre de lui-même.
C’est là, j’en suis presque sûr, que gît le premier volcan.


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