– En si peu de temps, comme tout peut être bouleversé… Mais tout peut encore et toujours changer. Il suffit pour cela d'accorder ses valeurs à l'humeur du moment. Encore faut-il pour cela être sûr d'être le possesseur, et non la possession, de ces humeurs qui nous submergent.
– Résoudre les énigmes d'un monde qui leur est invisible, voilà quelle est notre tâche.
– Comment pourrions-nous faire cela?
– Rien de plus facile… nous ne pouvons faire autrement…
– Expliquez-moi!
– C’est simple… cela se fait…
– Comment?
– Il nous suffit de répéter ce que nous entendons… Nous autres perroquets, selon notre nature, agissons en répétant inlassablement. On pourrait croire que ces répétitions sont toujours les mêmes, mais, selon moi, je crois qu'il y a une évolution constante qui vise un but qui nous échappe…
– Ou sommes-nous l'image de lui-même qu'il se crée?
– Il se pourrait, dans les deux cas, que nous ne soyons que des sortes de miroir...
« La page écrite, imprimée, met en jeu comme toute pratique du langage, une théorie du langage et une histoire du discours... Toute page est un spectacle: celui de sa pratique du discours, la pratique d’une rationalité, d’une théorie du langage. Page dense ou éparse, le spectacle est ancien... la circularité du commentaire autour d’un texte qui est déjà lui-même répétition d’un texte absent-présent, figure la transmission même. »
Marc-Alain Ouaknin, Le Livre brûlé, Points Sagesses
Comme un nouveau-né, la voix de Pinocchio, l’Autre, elle aussi, comme l’enfant-Lune, s'essaie à explorer le ciel. Se pliant aux caprices du souffle, elle articule, bafouille, glisse sur un cheveu ou, tentée, revient au même. Elle s'éclipse par moments, laisse le vent sortir sans un mot en sifflant au passage qu'elle modèle et module selon l’impulsion.. avant de brutalement s’interrompre et revenir sans cesse à sa place, derrière les sourires qui se glacent, quand la porte se forme, toute luisante, reluisante, gisante, émérite et secrète hésitance, se ferme et se fige. Elle écoute... et s'écoute. Motus et bouche cousue. Tenir et retenir secrets et magouilles. Se tenir et s'en tenir à ce qui sans goût dégoûte puissamment pourtant. Dans l'abri secret s'agite et pense ce qui cherche et se raconte sans doute et sans mots.
Ce qui en plein jour disparaît est ce qui, dans l’obscurité, impudiquement se donne à voir...
– Derrière les paupières à peine closes s’agitent en cadence des remous à peine visibles, certes, mais entraînants.
– Tenter de résoudre les énigmes d'un monde invisible, voilà quelle est l’une des tâche que notre maître nous a assigné…
– Quel serait le signal qui nous conduit vers la passe?
– Vous parlez de cet endroit dangereux où la porte quelquefois s'ouvre, à moins que ce ne soit un piège qui se referme…
– C’est cela… Vous doutez bien qu’un passage à cet endroit, s’il était connu, ferait venir quelques curieux. Alors… le signe?
– Je ne le connais pas…
– …
– Pas encore…
– Pinocchio, l’Autre, a l’air de le connaître… lui…
«Vivre, c’est être autre. Et sentir n’est pas possible si l’on sent aujourd’hui comme l’on a senti hier»
Fernando Pessoa
– Savent-t’ils que c’est leur propre voix qu’ils entendent?
– De qui parlez-vous, de ceux qui sont là devant nous?
– Non, je parle de ceux qui nous regardent...
– Alors, dites-moi, entendent-ils leur propre voix?
– La plupart du temps, non... et de plus...
– Et de plus?
– Ils ne connaissent ni, à fortiori, ne reconnaissent, leur propre voix.
– Finalement, c’est un peu comme nous...
– Et même ce n’est « pas qu’un peu»...
– Vous n'avez pas honte?
– De quoi devrais-je être honteux?
– De parler de cette manière...
Monsieur
En fait, au sens le plus fort du terme, quand je vous parle, je ne puis vous voir ni savoir qui vous êtes. Il est fort probable que je ne vous rencontrerai jamais… enfin… peut-être... Paradoxalement, bien que je sois le produit de votre imagination, nous n'appartenons pas au même monde. Je le sais. Cependant ces mondes, le votre et le mien, quelles qu'en soient la manière ou la matière... s'interpénètrent. Ils sont comme des arbres dont les branches se mélangent. Les mots de l'un se confondent avec les mots de l'autre. Cela me rappelle la nature de cette forêt de mots que nous plantons et que, dans le même temps, nous avons en quelque sorte déraciné. Tout ce bois mort que les vents, les flammes et les fleuves transforment et transportent… Ce que je vous dis vous inquiète… je le sens. Cette sensation me rappelle un rêve que j'ai fait il y a déjà longtemps. Des images… de véritables séquences de mémoire, des moments réels, mais recomposés. Dans la sombre forêt de ce rêve j’étais debout en face de vous. Je levais la tête vers le ciel et je vous disais :
– C'était il y a quelques jours, quelques mois ou quelques années. Il m'est impossible de savoir quand, de même qu'il m'est impossible de savoir comment. J'appartiens à une famille. La même que les innombrables copies de notre illustre ancêtre et dont je ne suis qu’une sorte de clone... aussi ... aujourd'hui, je l'ai déjà dit tant de fois: je suis Pinocchio, l'Autre et, même si la ressemblance est frappante avec tous le Pinocchio de la terre, j’ai la prétention non seulement d’être unique... mais de plus je vais m’affranchir de vous. Cela signifie que dorénavant j’ai l’intention de parler pour mon propre compte. D’ailleurs, ces mots qu’aujourd’hui je prononce ne constituent pas une conversation. Même pas un dialogue... De toutes manières, jamais jusqu'à aujourd'hui, vous ne m'avez répondu... Ce nom qui me décrit est aussi un nom de famille. Une grande ... trop grande famille. Il y a tellement d'histoires qui peuvent être déroutantes ou paresseuses, avec quelques idées ou simplement des morceaux, combinés avec des notes écrites à différents moments, pour créer autant de belles histoires que possible. Du lointain d'où elles viennent … ces lettres rassemblées un jour formeront quelque chose qui, sans être la vérité, sera véritable … Et ce quelque chose, à mon avis… pourrait bien être aussi votre auteur.
« Ce n’est pas comment est le monde qui est le mystique, mais qu’il soit. »
– Croyez-vous que nous aussi nous sommes mystiques... après tout nous sommes de ce monde...
– Et alors?
– Alors, si ce monde est un mystère...
– Ce n’est pas une question de vouloir.
– De quoi est-il question alors?
– Il est question de lecture... Les mots sont là sous ses yeux et dès le moment où il les voit... il les entend...
– C’est cela...
– Il me semble que vous alliez ajouter quelque chose?
– Je voulais ajouter que même s’ils nous entendaient ce ne serait point nous qu’ils entendraient...
– Qui entendraient-ils?
– Ils entendraient la voix que nous imitons...
– Celle de notre maître... je comprend...
– Nous entendent-ils?
– Qui donc?
– Ceux qui nous lisent...
– Oui... mais...
– Pourquoi ce « mais »?
– Ils entendent nos paroles... mais ce n’est pas notre voix qu’ils entendent...
– Vous voulez dire que ce serait la voix de notre maître qu’ils entendent... cette voix que nous imitons?
– Non, la voix qu’ils entendent est la leur...
