jeudi 31 mai 2018

Le gouffre du matin


« Et sache que le non-savoir est le fondement de la liberté de choix.»

Rabbi Nahman de Braslav



Bien avant l'aube, certains souvenirs et dialogues fantasmatiques sortent incertains dans le gouffre du matin...

 Don Carotte, dont on va dire l'histoire, sait que cette histoire n'est pas complètement inconnue de certains sachants. Il y a fort longtemps, du temps de sa splendeur, connaissant l'intérêt d'une poignée infime de lecteurs, l'enfant Lune, qui, sans vraiment le savoir, n'est point étranger dans cette histoire, va faire des pieds et des mains pour faire connaître les cahiers et les chroniques dont il a hérité...









La soif du natal


" En deçà de ces configurations dessinées dans la langue, en deçà de ces réseaux de significations locales, il y a une signifiante universelle dont nous avons soif. Antérieure à tout fractionnement, à toute opération de discernement aussi bien que d’entendement, mais à la source des deux, elle précède et excède toute lucidité de savoir. Parce qu'elle renoue avec une lucidité puissance elle, non de savoir mais de puissance et d'accueil, la poésie est un ressourcement perpétuel de la langue. Elle entretient dans la langue la soif du natal."


Décidément, je le répète, mais vous m'étonnez, ce que vous venez de décrire est un peu ce qui constitue leur travail. Vous savez, le fait qu'une de leurs oreilles...
– Pur juger, faut-il que...
– Je vous le disais, le fait est qu'une de leurs oreilles est placée plus haut que l'autre fait qu'ils peuvent capter les très légères différences et les variations dans les temps d'arrivée des ondes sonores, ce qui leur permet des nous localiser et ainsi de faire de nous des proies plus ou moins faciles.
– Mais, je vous le disais aussi, faut-il pour bien juger, avoir les deux oreilles pareilles?
– Cela n'a rien à voir avec la hauteur...
– .... et pourquoi dites-vous des proies?
– Parce que ce sont des chasseurs.
– Pourrait-il nous arriver quelque chose de fâcheux s'ils connaissaient notre présence?
– Tout dépendrait de la sorte de pensée que cela produirait en nous-même et de l'état dans lequel ils seraient.
– Ont-ils des états d'âmes?
– Bien entendu, mais ces états influent peu sur leurs décisions.
– Alors que craignez-vous?
– Je ne peux pas vous le dire. Si, par mégarde, une part de ce que je vous dit était entendue, je crois que nous pourrions mettre fin à notre voyage et conséquemment à la mission que je suis en train d'accomplir.
– Pour ce qui est de mon entendement, je ne suis pas sûr que cela changerait grand-chose mais je suis surpris, j'étais presque certain que vous avez laissé tomber cette quête que vous aviez l'air de trouver vaine.


Ce qui est visé


" Pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent tous des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience, avec les mille nuances fugitives et les milles résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles (…)."

Bergson, Le rire.



– Une vérité secondée par une intelligence pleine d'esprit peut se révéler un piège d'une puissance à la mesure de l'intelligence de celui qu'elle vise. 

– Voulez-vous, je vous prie, me le répéter lentement...


mercredi 30 mai 2018

En ce point


« En ce point et qui n’est point, tant il frôle la mort avec la violence qui fait danser l’être au-dessus du gouffre, dans son âme, l’être est saisi... »
Annick de Souzenelle, Job, sur le chemin de la lumière, Albin Michel 






Pas la sienne


" L’homme ne parlerait pas s’il n’avait soif du tout."


– Que me dites -vous?

– Ce que vous êtes le seul à entendre ..

– C’est ce que vous croyez...

– Ce n’est pas ce que je crois, c’est certain.


– Comment pouvez-vous être certain d’être certain ?

– C’est une évidence...

– Laquelle ?

– Je suis là et mon corps exerce une activité telle qu’il produit des sons qui correspondent au concept ou aux idées qui me passe par la tête, si je fais exception des échos qui s’en vont je ne sais où et Dieu sait pour combien de temps, j’en tire la conclusion que vous êtes le seul à réellement m’entendre...

– Mais, vous le savez, ceux qui vous lisent entendront aussi une petite voix...

– Ce ne sera pas la mienne...


Théâtre de l'illusion


« Tout à fait entre nous, la servitude, souriante de préférence, est (…) inévitable. Mais nous ne devons pas le reconnaître. Celui qui ne peut s’empêcher d’avoir des esclaves, ne vaut-il pas mieux qu’il les appelle hommes libres ? Pour le principe d’abord, et puis pour ne pas les désespérer. On leur doit bien cette compensation, n’est-ce pas ? De cette manière, ils continueront de sourire et nous garderons bonne conscience. Sans quoi, nous serions forcés de revenir sur nous-mêmes, nous deviendrions fous de douleur, ou même modestes, tout est à craindre. Aussi, pas d’enseignes, et celle-ci est scandaleuse. D’ailleurs, si tout le monde se mettait à table, hein, affichait son vrai métier, on ne saurait plus où donner de la tête ! Imaginez des cartes de visite : Dupont, philosophe froussard, ou propriétaire chrétien, ou humaniste adultère, on a le choix, vraiment. Mais ce serait l’enfer ! Oui, l’enfer doit être ainsi : des rues à enseignes et pas moyen de s’expliquer. On est classé une fois pour toutes.»

Albert camus, La chute, Gallimard, 1956, p. 56-57




– On dit du théâtre qu'il est le lieu de l'illusion. En ce cas, je dirai que le monde est un théâtre dont nul pièce se joue si n'est en permanence... Qu'en pensez-vous?

– Eh bien  dites donc! Vous voilà devenu philosophe ou est-ce une illusion dans l'illusion? 

– Je vois que vous n'êtes pas en reste... 

Avec ardeur






– Permettez-moi de vous raconter ce qui, d’hier jusqu’à aujourd’hui, dans l’ombre des tendances régressives, progresse avec ardeur ...

mardi 29 mai 2018

De "lui à lui"

« La genèse d’une forme est un événement qui se transforme en lui-même. Cette transformation plénière, cette mutation de "soi à soi" suppose le vide. Et le vide est la ressource de la forme en formation.»
 
Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, Cerf,  p. 133
 
 
 
– La genèse de Don Carotte serait-elle une forme étrange, une sorte d'événement qui se transformerait en lui-même.
 
– C'est parfaitement cela. Et cette transformation pleine et entière, cette mutation de "lui à lui" suppose le vide...
– N'est-ce pas là ce que notre maître appelait un vertige?

 
 

lundi 28 mai 2018

Le miroir et le masque


« Je conçois deux manières d’arriver à la félicité. L’une en satisfaisant ses passions et l’autre en les modérant: par la première on jouit, par la seconde on ne désire point, et l’on serait heureux par toutes deux s’il ne manquait à l’une cette durée et à l’autre cette vivacité qui constituent le vrai bonheur.»
Jean-Jacques Rousseau, Mémoire à M. de Mably, 1740
 

 – "À l'aube, dit le poète, je me suis réveillé en prononçant des mots que je n'ai d'abord pas compris. Ces mots étaient un poème. J'ai eu l'impression d'avoir commis un péché, celui peut-être que l'Esprit ne pardonne point. 
– Celui que désormais nous sommes deux à avoir commis, murmura le Roi. Celui d'avoir connu la Beauté, faveur interdite aux hommes. Maintenant il nous faut l'expier. Je t'ai donné un miroir et un masque d'or; voici mon troisième présent qui sera le dernier.
Il lui mit une dague dans la main droite. Pour ce qui est du poète nous savons qu'il se donna la mort au sortir du palais; du Roi nous savons qu'il est aujourd'hui un mendiant parcourant les routes de cette Irlande qui fut son royaume, et qu'il n'a jamais redit le poème." *

* Jorge Luis Borges | Le Miroir et le Masque

De plein pied dans le ciel




" Les choses sont en elles-mêmes dans leur être de choses, inaccessibles aux mots. Ce qui les fait choses c'est leur profondeur intraversable, qui s’étend jusqu’au racines du monde, dont l’altérité fait la réalité. La proximité absolue n’offre pas plus de prise au langage que l’éloignement absolu.
Henri Maldiney, L'art, l'éclair de l'être, Cerf




– Atteindre de plein pied dans le ciel du livre ce qui sur la terre se fait invisible, est le but ultime et désirable de cette histoire "terre-à-terre", comme le répétait à l'envi notre maître...

– Elle n’a pas pour but de remuer ou de ressasser un passé révolu, pas plus que, stimulé par l'ivresse des images, de nous retourner en arrière pour réveiller avec nostalgie ce qui se glisse secrètement dans les élans impétueux d’une personnalité attachante.

– De qui parlait-il?

– De Don Carotte, naturellement...

– N'a-t'il pas, crânement mais sans faste et depuis longtemps disparu de ce terre-à-terre qu'il a, sans gloire aucune, tant aimé...

– Il ne s’agit pas davantage d’évoquer avec tristesse l’entreprise héroïque, sincère et retentissante de Don Carotte pour conclure avec foi que son action remarquable restera pour toujours inégalée.

– Cela, je ne crois pas qu'il l'eut souhaité. D'autant que sa gloire, très relative ne manque pas d'être contestée et contestable...

– Comment cela?

– La double épreuve, parfaitement inconnue de son vivant mais qui justifierait quelques années d'indulgences... au sens moyenâgeux de cette expression...

– Vous savez cela? Vous?

– Aussi bien que vous... mais revenons à notre histoire...

– Comme le dit on maître, œuvre de foi, quoique d'une érudition très sommaire, cet ouvrage ne ménage guère les méninges des quelques sages et singes plus ou moins savants.

– Restez poli, nous n'avons que de rares lecteurs...

– L'essentiel n'est pas là... À notre insu, de telles erreurs sont possibles, proclamait-il bien haut...

– Don Carotte, naturellement, mais croire qu'il croyait sincèrement en un au-delà, je crois que nous nous tromperions.

dimanche 27 mai 2018

Discrètement


" Le voyageur, d’en bas, suivait ce travail sans désemparer, il commençait à avoir le cou raide et les yeux qui lui faisaient mal, tant le ciel était inondé de soleil."

Kafka, La colonie pénitentiaire




 – Discrètement, certains se rendent dignes du mérite que leur grandeur mérite...

 Don Carotte, comme son illustre frère, tente de s'initier au mérite du récit...

Entendez-vous?




" Mais comme, pour nous, le passé est ignorance, comme la rêverie est impuissance, voici notre but : guérir l’esprit de ses bonheurs, l’arracher au narcissisme que donne l’évidence première, lui donner d’autre ; assurances que la possession, d’autres forces de conviction que la chaleur et l’enthousiasme, bref, des preuves qui ne seraient point des flammes."

G. Bachelard, Psychanalyse du feu


– Entendez-vous ce qui "parle un si joli langage à l’oreille des solitaires, à travers le bruissement des feuilles, la chanson de la pluie dans les forêts, le bavardage des cascades et la grande voix du vent."

– J'entends bien, mais me direz-vous ce qui est arrivé à l'enfant Lune... si vous le savez...

– Je le sais... mais il se peut que vous ne pouviez le croire... 

– Il rêve. Tout simplement.

– Mais comment s'est-il retrouvé prisonnier dans la cage et surtout comment se fait-il que nous pouvons le voir?

– Le voir est une chose mais la vraie question que vous devriez poser est: où se trouve-t'il?

– N'est-il pas là devant nous?

Au point où...


"Cela veut peut-être dire qu’au point où nous en sommes nous avons perdu tout contact avec le vrai théâtre, puisque nous le limitons au domaine de ce que la pensée journalière peut atteindre, au domaine connu ou inconnu de là conscience; et si nous nous adressons théâtralement à l’inconscient, ce n’est guère que pour lui arracher ce qu’il a pu amasser, ou cacher, d’expérience accessible et de tous les jours."

Le théâtre et son double 
Antonin Artaud

– En un certain endroit, à l'envers d'un décor dont je ne puis pas me souvenir du nom, il n'y a pas si longtemps vivait un des nôtres, lui aussi perroquet ami de la langue. Il était de grande vaillance bien qu'assez pantouflard de nature. Tout comme nous, il aimait lire, écouter et penser.  Pour tout vous dire, il avait lui aussi pour maître un de ces hommes qui aiment raconter des histoires. Je l'ai rencontré dernièrement et voici ce qu'il m'a raconté. Je suis presque certain que cela vous intéressera.


samedi 26 mai 2018

Une existence séparée


"L’idée de solidité est celle de deux objets qui, poussés par une force extrême, ne peuvent s’interpénétrer et conservent toujours une existence séparée et distincte. Donc la solidité est parfaitement incompréhensible seule, en l’absence de la conception de corps qui sont solides et conservent cette existence séparée et distincte. Or quelle idée avons-nous de ces corps ? Les idées de couleurs, de sons, et d’autres qualités secondes sont exclues. L’idée de mouvement dépend de celle d’étendue, et celle d’étendue, de celle de solidité. Il est donc impossible que l’idée de solidité puisse dépendre de l’une des deux autres. Cela reviendrait en effet à tourner en rond et à faire dépendre une idée d’une autre, alors que dans le même temps, la seconde dépend de la première."

D. Hume, L'entendement , Traité de la nature humaine, Livre I


– Dites-moi, pourriez-vous me dire de quoi est faite une idée?


– Vous savez bien que c'est impossible...
– Pourquoi cela?
– Parce que c'est impossible pour perroquet d'expliquer une chose pareille. Une idée va et vient, on peut au mieux la capter... mais on ne peut qu'en faire le constat.



Immuable


" Il est évident que, puisque les idées des diverses qualités distinctes successives des objets sont réunies entre elles par une relation très intime, l'esprit, en parcourant la succession, est nécessairement porté d'une partie à une autre par une transition aisée et ne peut plus percevoir le changement que s'il contemplait le même objet immuable."

D. Hume, L'entendement , Traité de la nature humaine, Livre I
 

– Avez-vous aperçu l'enfant Lune aujourd'hui?

– Je l'ai vu qui marchait dans la montagne, c'est alors qu'il m'aperçut,bien avant que je ne le voie...

– Comment le savez-vous? Je m'étonne, car, si je ne me trompe, je l'ai toujours vu avec les yeux fermés...

– Vous avez raison, mais quelque chose me dit que c'était le cas... j'en ai la certitude... enfin je l'avais jusqu'à ce que vous me posiez cette question, qui, je vous l'avoue, sème le doute dans mon esprit.
En tous cas il était tout en haut d'en rocher en forme de colonne et disait:  «Je vais m'installer là-haut... plus haut encore...»

– Vous l'avez entendu dire cela? 

– Je l'ai entendu comme je l'ai vu qui me regardait...




L’esprit et les sens


« L’Esprit et les sens s’affinent à mener cette vie, toute contemplative, d'observations et de réflexions continuelles...»
Alexandra David Neel


– Dites-moi, voudriez-vous me faire l'honneur de me raconter comment votre maître s'y prenait pour vous expliquer...

– Pour m'expliquer quoi?

– Comment dire? 

– Le plus simplement possible...

– Je dois pour cela vous raconter une histoire...

– D'où vient-elle?

– C'est précisément l'objet de ma question...

– Alors racontez!

– Dans un lieu presque semblable à celui-ci, naïvement, je pensais que dans la perspective de comprendre l'enseignement de mon propre maître, qui m'échappait presque complètement... je pensais que l'air la montagne et plus encore l'air des sommets me donnerait cette chose inexprimable qui me permettrait de comprendre... C'est alors que je le vis.

– Qui donc?

–  Un homme. Il était exactement là où je vous disais tout-à-l'heure que j'avais vu l'enfant Lune...




Jusque-là


« Solitude, encore, toujours. L’esprit et les sens s’affinent à mener cette vie, toute contemplative, d’observations et de réflexions continuelles. Devient-on visionnaire ou n’est-ce pas plutôt que jusque là on a été aveugle?»

Alexandra David-Neel, Mystiques et magiciens du Tibet


– Votre histoire est intéressante et je suis navré de vous interrompre, mais avez-vous vu que nous sommes observés?

– Parfaitement...

– Et cela ne vous dérange pas?

– C'est votre interruption qui est gênante...

– Je vous en demande pardon... continuez... 







Dans le même temps


"L’idée de solidité est celle de deux objets qui, poussés par une force extrême, ne peuvent s’interpénétrer et conservent toujours une existence séparée et distincte. Donc la solidité est parfaitement incompréhensible seule, en l’absence de la conception de corps qui sont solides et conservent cette existence séparée et distincte. Or quelle idée avons-nous de ces corps ? Les idées de couleurs, de sons, et d’autres qualités secondes sont exclues. L’idée de mouvement dépend de celle d’étendue, et celle d’étendue, de celle de solidité. Il est donc impossible que l’idée de solidité puisse dépendre de l’une des deux autres. Cela reviendrait en effet à tourner en rond et à faire dépendre une idée d’une autre, alors que dans le même temps, la seconde dépend de la première."

D. Hume





vendredi 25 mai 2018

Perdu


« Où étais-je donc quand je vous cherchais? Vous étiez présent  devant moi, et j’étais  éloigné et comme absent de moi-même, et je n’avais garde ainsi de vous trouver, puisque je ne pouvais pas me trouver moi-même.»
 

Saint Augustin, Les  Confessions



– Le voyiez-vous?
– L'enfant Lune alternait des périodes de prostration avec d'élégants va-et-vient, incessants, aériens, qui mobilisaient l'entier de son corps et qui donnaient l'impression de tourner en rond, des mouvements répétitifs de fauve en cage. Rien dans ce mouvement ne permettait de savoir si la porte s’ouvrait dans un sens ou dans l’autre.
– Où  était l'enfant Lune?
– Perdu pour les uns...
– Et les autres?

Sans passer


“Que mon ancienne idée de bonheur me paraît courte! Elle a dominé dix ans de ma vie, mais je crois que j'en suis presque totalement sortie” En fait, je n'y échappai jamais tout à fait. Plutôt, je cessai de concevoir ma vie comme une entreprise autonome et fermée sur soi; il me fallut découvrir à neuf mes rapports avec un univers dont je ne reconnaissais plus le visage. C'est cette transformation que je vais raconter.”

Simone de Beauvoir, Incipit de la deuxième partie de La Force de l’âge, 1960


– Ce qui se passe n'est pas seulement ce qui passe et l'on peut rarement s'en passer...

Le souffle du vertige



Entre la tête de son maître et Pinocchio, l'Autre, un pont s'est construit sur lequel montent et descendent une masse presque indistincte de mots. Des mots qui se croient, qui se croisent , s’agglutinent et forment une masse indistincte pour qui ne sait entendre le silence qui les fend, les rend à la terre où ils retournent. En silence une voix y monte et descend. Pinocchio en est frappé de plein corps, en plein cœur qui se bat en un silence trompeur.

– Toujours dans le vide regarder, toujours par le vide penser. Toujours dans le vide se laisser porter. Toujours dans le vide se voir par le dedans. Dedans le vide voir ce qui plus encore s’y passe. Ce qui y pousse. Ce qui y résiste et souffle son vertige comme les ailes de l’oiseau Lune.

Saisir ou se saisir


“Pour moi, le bonheur était avant tout une manière privilégiée de saisir le monde; si le monde change au point de ne plus pouvoir être saisi de cette façon, le bonheur n'a plus tant de prix.”

Simone de Beauvoir, Incipit de la deuxième partie de La Force de l’âge, 1960
 

Où donc était allé se percher l'enfant Lune?
«Ce qui serait là, sous mes yeux, ne serait qu'un miroir trompeur de ce qui prétend ne pas être moi...», murmurait-t-il en regardant alentour.





jeudi 24 mai 2018

Il y était


« Si je cherche à me souvenir de tout ce qui est arrivé, chaque événement, chaque détail de cette aventure, cela m'est impossible, non pas faute de mémoire, mais parce que ces jours et ces nuits de guerre me semblent très longs et très chargés, et que je ne pourrais pas en retrouver le cours exact.
Comme un temps que je n'avais pas vécu, mais qu'on m'avait raconté, un temps qui avait commencé loin avant moi, dans la mémoire d'un autre. Mêlé de rêves, d'images, de vacarmes, de cris, d'illusions. Mêlé au temps des autres, aux souvenirs des autres, aux espoirs et aux désespoirs des autres. tout ce que je puis affirmer, c'est: j'y étais.»

Révolutions, Jean-Marie Le Clézio, Gallimard, p.61


– Moi aussi, j'y suis.



L'une, lune...



Seul face à la lune, sans le savoir, l'enfant Lune se parle.

– Juste des mots... Le monde n'est pas juste des mots... ne peut pas être juste des mots... Avec bien peu de chose, tout change. Il suffit d'un mot à la place d'un autre pour ma vision change. Il suffit aussi d'un tout petit mot qui se prononce pour que s'efface ce qui l'instant d'avant sur la lune était posé... et d'un autre pour que... sur la page un ombre se pose...




L'instant d'avant



Il suffit aussi d'un tout petit mot qui se prononce pour que se pose ce qui l'instant d'avant n'était point là... et d'un autre pour que...



Faille


« L’amitié est un nom sacré, une chose sainte. Elle n’existe qu’entre gens de bien. Elle naît d’une mutuelle estime et s’entretient moins par les bienfaits que par l’honnêteté. Ce qui rend un ami sûr de l’autre, c’est la connaissance de son intégrité.»

 Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire



– Ce qui est éclairé dissimule ce qui ne l'est pas...

Cependant, comme une vallée entre deux montagnes, une faille obscure et profonde comme la nuit sépare le monde de l'enfant Lune. Une faille qui absorbe leurs ombres et tout ce qui de trop près vient la visiter.

Suspendue dans le ciel


« Il est certain qu’avec la liberté on perd aussitôt la vaillance. Les gens soumis n’ont ni ardeur ni pugnacité au combat. Ils y vont comme ligotés et tout engourdis, s’acquittant avec peine d’une obligation. Ils ne sentent pas bouillir dans leur cœur l’ardeur de la liberté qui fait mépriser le péril et donne envie de gagner, par une belle mort auprès de ses compagnons, l’honneur et la gloire.
Issue de la révolution industrielle, notre éducation est centrée sur la pensée de l’usine, et sa vertu cardinale est la conformité. Pas la créativité, pas l’amour des savoirs, pas l’épanouissement; non, la conformité avant toute chose.»

Etienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire


Avant que le  chien n'apparaisse, l'enfant Lune regardait-il le monde d'une autre façon? En tous cas, avec ou sans le chien la cage est là, suspendue dans le ciel...




mercredi 23 mai 2018

Un peu moins inconstant


“La vérité est un rêve,
un peu moins inconstant“..."
Blaise Pascal, « Pensées », fragment 386 (de l'édition Brunschvig)




L'inconstance est propre au rôle, celui-ci se joue de la durée mais celle-ci finit toujours par gagner...


– En forçant quelque peu le trait, on pourrait dire que l'amitié qui s'est instaurée entre Platon le chien et l'enfant Lune est un peu du même ordre que celle qui existe entre le soleil et la lune.
– Expliquez-moi cela!
– L'une transmet avec constance ce que l'autre lui donne.
– C'est un jeu de mot?
– On peut le dire... C'est ce que me disait mon maître... et cela le faisait sourire...




Sine die


« De l’histoire mondiale il peut être dit […] qu’elle est la présentation de l’esprit, de la façon dont il arrive à élaborer le savoir de ce qu’il est en soi
Hegel, La philosophie de l’histoire, Livre de poche, 2009


 – J'ai dit "c'est maintenant ou jamais" à ce que j'avais reporté depuis si longtemps...
– À ce que vous aviez congédié "sine die"?
– C'est cela...
– N'est-il rien de pire que de devenir un esclave de votre créature?
– C'est tout ou rien...
– Telle est notre destinée...
– Non... voilà comment les choses sont.
– Quelle la différence? 
– La différence est tout entière dans le présent...
– Je ne comprends pas.
– La destinée implique un futur.
– Ce n'est point là chose répréhensible!
–  Certes non, mais je ne veux comprendre que ce qui est présent...
 – À votre esprit?
– C'est cela...
Il reste néanmoins que c'est une question de fond qui là se pose...
– On ne dit pas ainsi...
– Et, selon vous, comment dit-on? 

Face à cette cage



Face à cette cage vide, dont il ne comprend guère l'usage, l'enfant Lune ne peut s'empêcher de croire qu'il y a là une sorte de message secret qui lui est adressé. Alors que lui-même vit sa propre histoire, l'enfant Lune est devenu, par hasard, porteur des mémoires de Don Carotte. Afin d'y comprendre quelque chose, qui puisse, dans le meilleur des cas, éclairer quelque peu sa propre histoire, il tente, du mieux qu'il puisse, de les classer.

Rapport numéro 1 de l'enfant Lune

" Notre présentation se veut, c'est la moindre des choses, aussi honnête que possible, ceci afin d'offrir à d'éventuels et courageux lecteurs les éléments nécessaires –textes et images– pour une connaissance des faits essentiels et quelques réflexions pour les analyser, mais il serait parfaitement d'un intérêt contraire de chercher à imposer une quelconque interprétation. Et ce d'autant plus que la masse d'informations, si grande soit-elle, est purement lacunaire. Par expérience, cependant, nous savons que le regard, quel qu'il soit, de l'amateur, de l'historien ou du sociologue peut se révéler "subversif", peu importe que cela soit volontaire ou non, particulièrement lorsqu'il se porte sur des phénomènes tels que ceux qui sont arrivés à Don Carotte, et que lui-même déjà, si peu de temps après qu'il les eut vécu, tente de restituer dans son contexte. Il va de soi qu'avant de montrer ce texte, nous avons donc tenu à en envoyer la première version à l'enfant Lune lui-même, afin de lui donner la possibilité de nous faire part de ses commentaires."




Selon le point de vue


« Qu’en est-il des intellectuels ? Qui sont-ils ? Qui mérite de l’être ? Qui se sent disqualifié si on lui dit qu’il l’est ? Intellectuel ? Ce n’est pas le poète ni l’écrivain, ce n’est pas le philosophe ni l’historien, ce n’est pas le peintre ni le sculpteur, ce n’est pas le savant, fût-il enseignant. Il semble qu’on ne le soit pas tout le temps pas plus qu’on ne puisse l’être tout entier. C’est une part de nous-mêmes qui, non seulement nous détourne momentanément de notre tâche, mais nous retourne vers ce qui se fait dans le monde pour juger ou apprécier ce qui s’y fait. Autrement dit, l’intellectuel est d’autant plus proche de l’action en général et du pouvoir qu’il ne se mêle pas d’agir et qu’il n’exerce pas de pouvoir politique. Mais il ne s’en désintéresse pas. En retrait du politique, il ne s’en retire pas, il n’y prend point sa retraite, mais il essaie de maintenir cet espace de retrait et cet effort de retirement pour profiter de cette proximité qui l’éloigne afin de s’y installer (installation précaire), comme un guetteur qui n’est là que pour veiller, se maintenir en éveil, attendre par une attention active où s’exprime moins le souci de soi-même que le souci des autres. »
Maurice Blanchot, Les Intellectuels en question, 1996 (Fourbis)


– Méfie-toi petit d'homme... selon le point de vue que l'on adopte la cage n'a point de porte...

mardi 22 mai 2018

À sa manière


– Voulez-vous me dire si savoir c'est être responsable?
Rien de ce qui se dit n'est audible autrement que par les sons que ces mots produisent lorsqu'ils sont prononcés... portés par la voix qui les modulent, les sculptent ... en font des objets agissants...



Si dans la tête de Platon, le chien, ne résonnent point les mots de l'enfant Lune, pas plus que ceux de quiconque, mais un ensemble de sensations qui ont pour effets à peu près la même chose... Elles racontent à leurs manières une histoire qui nous échappe et que Platon, le chien, à sa manière, reconstitue...

La voix monte


"Ce qui importe avant tout, c’est que le sens gouverne le choix des mots et non l’inverse. En matière de prose, la pire des choses que l’on puisse faire avec les mots est de s’abandonner à eux." 
 George Orwell


L’enfant lève la tête et sa voix monte sans que pour cela il n’aie rien décidé. Quand sur le sol son regard se pose, sa voix lentement y descend, alors monte dans le corps cette fois cette autre voix des profondeurs, celle qui quelquefois lui fait peur ou fait peur. Celle qui s’entend, malgré lui, malgré le fait, il en est sûr, elle ne dépend pas de lui. Entre sa tête et lui un pont sur lequel montent et descendent une masse presque indistincte de mots.


Dans la tête de Platon, le chien, ne résonnent point les mots de l'enfant Lune ni ceux de quiconque, mais un ensemble de sensations.