samedi 31 octobre 2015

31 0ctobre (79) Sans autre masque

Épisode 79

Bonjour à vous, cher Marcel
Hier, je ne vous l'ai pas dit, moi aussi, il y a un certain temps... pour ne pas dire plus... j'ai été été fort surpris en recevant votre première lettre. Le simple fait de l'avoir reçue m'avait rendu inquiet. Je ne vous dirais pas, moi aussi combien la curiosité, l'estime et l'amitié que je vous portais étaient sujette à caution... Si je ne l'avais pas ouverte immédiatement et surtout si j'ai mis autant de temps pour y répondre, c'était en raison d'une trop forte inquiétude. Vos lettres je les ai lues et relues, non parce que j'en admirais le style, mais parce qu'elles me montrait un passé que je ne connaissais pas. Tout ce que je croyais connaître se révélait tout autre. Non pas que j'aie perdu mes propres souvenirs... Mais aujourd'hui je me retrouve avec deux mémoires sans que je puisse dire que l'une prenne le dessus sur l'autre. Pendant des années je craignais que leurs contenus ne vienne troubler mes espoirs. Parce que, et c'est là le plus surprenant, j'en ai encore. Vous vous en doutiez peut-être, mais j'aimerai préciser certains points , l'histoire de Don Penul...

                          suivent quelques lignes malheureusement illisibles



"De quelle existence mise en pièces cette toile est le reflet?
Regardez-la qui danse et joue joyeusement sans autre masque qu'elle même."

Walid Neill
 
 
 
Don Penúl, sur son île presque déserte joue avec les éléments.
– Cela m'aide à réfléchir... Il se pourrait même que cela soit plus que cela.... Il se pourrait que réfléchir ne soit pas autre chose que ce jeu...
Un petit souffle de vent fait se gonfler la triste dépouille. La toile vide s'anime et tisse d'élégantes arabesques. Don Penúl, d'abord surpris, puis ravi, se prend au jeu.

– Venez Lancinante ! Jouez avec nous ! 

vendredi 30 octobre 2015

30 octobre (78) Marcel écrit

Épisode 78

Bonjour à vous, cher Joachim
Hier, je vous l'ai dit, j'avais été été fort surpris et fortement ému par votre lettre. Sans même l'avoir lue, le simple fait de l'avoir reçue m'avait rendu heureux. Je vous disais aussi combien la curiosité, l'estime et l'amitié que je vous porte étaient sans égales. Si je ne l'avais pas ouverte immédiatement c'était en raison d'une trop forte émotion. Il est vrai que ce n'est que bien plus tard que je me suis mis à la lire. Je craignais alors que son contenu ne vienne troubler mes espoirs. J'avais tort et si le souvenir que vous me racontez est encore bien présent dans mon esprit, je dois, comme promis hier vous faire part du point de vue qui est le mien et qui diffère légèrement du votre. Je crois toujours que nous arriverons finalement  aux mêmes conclusions. Maintenant que j'ai réglé quelque affaire pressante... Je me remets à la tâche. Je ne vous cache pas que, pour moi, elle soit ardue. Si notre penchant pour l'ordre, aussi naturel qu'il soit ou qu'il nous paraisse, nous amène à penser que nos actes en seraient une sorte de conséquence, il assez ahurissant de constater à quel point tout cela se fait "bien malgré nous". Certains diraient: "à l'insu de nous". C'est là le centre de ce que je voudrais vous dire. Même si, dans la mesure du possible, je ne me fais aucune illusion: tout ce que je dirai sera, potentiellement réalisé ou non, complètement réinterprété. Vous le savez, ce que nous appelons langage, chose fort complexe, véhicule des règles qui ne limitent ou ne conservent en rien ce qu'elles sont censées protéger. Comment pourrions-nous échapper à cette forme d'emprisonnement symbolique?
Justement, il me semble aujourd'hui et contrairement à ce que nous pensions alors, qu'il n'est pas possible d'y échapper...
Ainsi les mots enfermeraient ce qu'ils sont censés protéger...
Premier paradoxe : je vous disais tout à l'heure que nous arriverions, plus ou moins aux mêmes "conclusions". Eh bien là se trouve peut-être le vrai problème...
Qu'est-donc qu'une conclusion. Sans même penser à séparer les diverses sortes de conclusions, elles ont toutes, en commun, le fait de faire une pause dans laquelle s'inscrirait une sorte d'image figée de ce qui a été. Cette image serait, en quelque sorte, la vision d'un passé qui ne pourrait plus être changé. Vous vous rendrez compte, de vous même, que cela n'est point chose possible sans l'aide d'un concept. Or tout concept n'est-il point la manifestation de l'esprit et non du monde naturel, au sens banal et terre- à terre de la nature?
Vous le voyez, cher Joachim, le doute me ronge et tout en me demandant si cela n'était pas le fait de ce rongement, je pense que nous sommes loin d'être sorti de l'auberge... Surtout qu'ici, sur cette île presque déserte, il y a loin d'y avoir une auberge...
C'est ainsi que j'en suis arrivé à penser que tout ce que nous avons mis sur pied ne pouvait marcher... Vous savez, il y a toujours un moment particulier, qui se situe généralement à un stade avancé d’une discussion, aussi banale soit-elle, où l’on en vient à mentionner ces "Tyrans" qui nous gouvernent ou qui nous ont gouverné. 
Il m'arrive parfois de penser que sans toutes ces interrogations nous serions encore en train de "nous la couler douce"... et immédiatement, arrivant au galop, la pensée, certaines pensées s'installent sous le masque derrière lequel nous somme, plus que nous le pensons, enfermés... Elles nous disent, en nous faisons croire que nous en somme les auteurs, combien il est nécessaire de construire.
Construire quoi? 
... une "humanité meilleure"... meilleure que quoi ?
Il n'est point de meilleur sans comparaisons... Vous souvenez-vous Joachim, de cet élan qui était le nôtre. Je vous l'avoue, quand j'y repense aujourd'hui j'ai quelques frissons et je me demande si ce qui les suscite est l'élan lui-même ou ce que j'en pense aujourd'hui...


 

30 octobre (77) Rideau rouge

Épisode 77

"À quoi jouent-ils ?
Ils jouent au jeu du rideau ou de la porte,
celle qui se joue de l'ombre et laisse entrevoir un mince filet de lumière."


Walid Neill
 
 


Pendant un temps, sur une île déserte, Don Penúl a trouvé,
échoué sur la plage une grande pièce de tissu rouge.
Le jour se lève. Lentement, Don Penúl soulève l'étoffe.
Il regarde avec amusement son ombre projetée
et les jeux de la lumière dans les replis rougeâtres du tissus.
Dans le ciel, au sortir de la nuit
lentement la porte s'est ouverte,
le soleil chasse les étoiles attardées.

jeudi 29 octobre 2015

29 octobre (76) Silence rompu

Épisode 76

Où Joachim, surpris de la réponse... ou plutôt du silence enfin rompu,
réfléchit sans vraiment y croire à la première lettre de Marcel depuis de longues années. 

Cher Joachim
J'ai été fort surpris et fortement ému par votre lettre. Sans même l'avoir lue, le simple fait de l'avoir reçue m'a rendu heureux. Bien que la curiosité, l'estime et l'amitié que je vous porte soient sans égales, je ne l'ai pas ouverte immédiatement. Ce n'est que bien plus tard que je me suis mis à la lire. Sans doute aussi, un peu, craignais-je que son contenu ne vienne troubler mes espoirs. Je m'imaginais, ce qui est fort crédible à l'âge que nous avons, que vous ne m'appreniez quelque mauvaise nouvelle... J'avais tort et le souvenir que vous me racontez est encore bien présent dans mon esprit. J'ai à ce propos un point de vue un peu différent du votre, même si, j'en suis sûr, nous arriverons aux mêmes conclusions. Je vais y revenir dès que j'aurais réglé quelque affaire pressante...



Sur une île déserte, Don Penúl et Lancinante, sa monture et son guide, conversent.
La nuit est tombée. Brusquement, Don Penúl se lève et jette en l'air une poignée de sable.
Dans le ciel, les grains de sable et les étoiles se confondent.

Don Penúl
 – Depuis que nous sommes ici, je n'ai point dormi!

Lancinante

– Cela ne fait que peu de temps, mon Maître.

Don Penúl
 – Voyez-vous, tout ce que nous disons est comme ces grains de sable qui coulent entre mes doigts. J'ai beau essayer de les compter, je n'y arrive pas. Je pensais que vous pourriez être mon guide Lancinante... et pourtant quand je vous écoute vos paroles, comment dire... me perdent. Je crains qu'il en soit de même avec vous qu'avec ceux que j'ai quitté. Rien ne reste à la fin... Il me semble que je ne reconnais plus rien... Cette musique qui me charmait il y a peu, je ne l'entend plus. Où se cache le musicien que vous ne pouviez voir ? Il est peut-être là devant nous et nous ne savons le discerner, ni l'entendre. Laquelle de ces pierres ou de ces tout petits cailloux en contient la mémoire ?

Lancinante
– Peu importe, Monsieur.


Don Penúl
– Lancinante, vous avez raison, "peu" importe. Ce peu qui se rapproche tellement du rien contient tout.

Lancinante
 – Il nous faudrait songer à partir.

Don Penúl
 – Non, nous ne partirons d'ici qu'à l'instant où je reverrai le visage porté par le vent.

Lancinante
 – Quel est ce visage ?

Don Penúl
 – Celui que nous cherchons, Lancinante. Celui pour qui nous sommes partis. Celui qui nous appelle.

Lancinante
 – Vous ne dormez peut-être pas, Don Penúl, mais vous rêvez. Sûrement...

Don Penúl
 – Quelle est cette petite pointe d'ironie qui m'est apparue malgré l'incontestable douceur de votre voix?

– Il me semble Monsieur, que beaucoup de ce que vous croyez participe à votre présence...

– Encore, ce me semble, une parole qui ressemble à une pensée... Ne pourriez-vous pas, pour une fois, me faire une réponse claire?

– Il faudrait pour cela que votre question le soit aussi...

– Cette fois ce n'est plus de l'ironie !

mercredi 28 octobre 2015

28 octobre (75) Absence

Épisode 75

 Où Marcel, poursuivant son monologue intérieur, répond sans vraiment y croire à la première lettre de Joachim.

"L'absence évoque l'absence chez celui qui l'accueille."

Walid Neill
 
Cher Joachim
Après tant d'années, je ne sais si je me réjouis du fait que vous m'ayez écrit ou si cela provient du fait que je commence à penser que tout cela n'était pas entièrement rêvé... Tout cela n'est-il point comme le sable qui me coule entre les doigts? Il est des pensées qui résistent à l'écriture, ne trouvez-vous pas? Elles se bousculent virevoltent et puis disparaissent... Il me plait de croire que...
( lignes illisibles )

Bien à vous
Joachim 
 

Sur une île déserte, Don Penúl et Lancinante, sa monture et peut-être son guide,
conversent. La nuit est tombée. Brusquement, Don Penúl se lève
et jette une poignée de sable. Dans le ciel, le sable et les étoiles se confondent. 

Don Penúl, perplexe devant la complexité de la pensée Lancinante, à demi-voix, ne cesse de s'étonner :
Ai-je vu, de mes yeux vus, ce léger scintillement qui lui fit, je le crois, fermer subrepticement une de ses paupières ?

Sans transition, à haute voix
Lancinante, dois-je comprendre de ce clin d'œil, que vous n'êtes pas entièrement sérieuse ? Si ce devait être la cas, vous me libéreriez ainsi d'une part importante de mon obligation de maintien. Si je vous ai bien compris, cet œil, le votre, que j'ai vu se fermer, me rendait-il inexistant pour moitié ?

mardi 27 octobre 2015

27 octobre (74) Bien réel?

Épisode 74

Où Joachim, sortant de son silence, répond avec retard à la dernière lettre de Marcel.

 
Cher Marcel
Je ne sais si je puis vous appeler ainsi. Mais il y a déjà si longtemps que tout s'est passé qu'il me semble fortement improbable que nos lettres puissent susciter le moindre intérêt de la part de ceux qui nous ont succédé. Certes, leurs comportements pourraient laisser croire qu'ils auraient goût à cela, mais on peut croire, à les voir, qu'ils n'ont rien de mieux à faire que de s'agiter devant leurs propres miroirs en proclamant comme le fit notre présent ministre de la Porte et Tyran sortant:
– Le sort s’acharne sur nous. L'incendie est à nos portes. Au-delà des jalousies et des bassesses nous aurions besoin d'un leader fort!
C'est ainsi, souvenez-vous, qu'il prit la place de "notre roi". Vous ne pouvez connaitre toute l’histoire puisqu'une partie a eu lieu lorsque vous étiez déjà loin. Il ne m'est guère possible de vous rendre compte de tout ce qui s'est passé, mais sachez que, s'il fut démocratiquement élu, il ne lui pas fallu bien longtemps, à force de repousser les limites de l'acceptable, pour établir une ploutocratie digne des plus grandes périodes de notre histoire. 
Vous souvenez-vous, cher Marcel, de ce jour où,par le plus grand des hasards, nous avions fait fait route commune avec lui pour nous rendre à notre assemblée des ministres? Témoin privilégié, comme vous, pour ma part, je m'en souviens comme si c'était hier...
La réunion s'était bien passée. Tout avait bien commencé. Tout joyeux de ne point nous être fâché avec quiconque nous nous étions mis en route pour le retour. Et puis, comme dans un partie d'échec, s'est mis en route l'enroulement classique des tournures, la lente et progressive mise en place des éléments. Sans que personne ne tire sur le fil, la pelote se déroule. Et si le chat joue l'homme marche sur le fil qui se tend... Équilibre instable. Au moment voulu, au prix d'une indéniable créativité, la langue se tord. Ce ne fut pas même une surprise de le voir sortir de ses gonds. Il m'a semblé que cela fut sans même qu'il s’aperçoive de rien. Un passage presque en douceur. Du calme le plus enjôlant, presque rassurant, tout de même un peu mielleux, monte graduellement jusqu'à la tempête la plus vorace des paroles. L'entendre véhiculer avec une force peu commune un discours banal et convenu au plan des mots me semblât tout-à-fait déplacé. La surprise vint après. Je me demandais si je n’avais pas affaire à un fantôme ou à un ivrogne sur un fil marchant et balayant par gestes imprévisiblement larges toutes velléités de réponses. En pleine campagne, sur l'autoroute du succès, loin de se calmer notre ministre postulant, redoublant d'énergie fait une apparition théâtrale et délirante. Guignolet... Si l'ambition et la soif du pouvoir déforme, toute parole transporte une infinie diversité d’interprétations possibles. Facettes inédites ou clichés convenus, c'est à choix... Cette diversité se manifeste notamment par le ton que le parleur convoque et emploie. Mais le discours dont je vous parle, que je considérais comme étant assez lénifiant et fallacieux, peut-être avec excès je vous l'avoue, contenait une telle violence tourbillonnante au niveau des sentiments invisibles qu'il me semblait percevoir une tornade d'émotions reliées, prisonnières les unes des autres... Les mots et les sentiments s’enchaînent. Cela eut dû nous faire réfléchir encore plus intensément... Mais comment réagir dans ce type de circonstance... Les bravades qui s'imposent de manière aussi abrupte demandent du temps pour être digérés. Point de sagesse et de raison dans l'emportement... vous le savez mieux que quiconque. Rideau tiré et gueule de bois assurée...
Aujourd'hui encore, il faut que ceux qui, bien plus tard, durent, au prix d'un inlassable labeur, corriger lentement, une par une, les catastrophiques conséquences de ces actes et de ceux de ses prédécesseurs.
Cher Marcel, votre silence, inhabituel, me pousse à contrevenir à nos conventions et à vous écrire. Sachez que j'attends avec impatience votre prochaine lettre. Je ne suis pas toujours d'accord avec l'entier de votre discours, mais cela n'est pas nouveau...

Bien à vous
Joachim 
 

 "Entre les mains de mon maître se jouent des destins qu'il peine à connaître"
Lancinante
 

Lancinante, docte et placide ne s'émeut guère du questionnement incessant de son maître mais refuse de s'engager dans une querelle inextinguible. Patiemment et peut-être aussi vainement, elle essaie de démêler le laborieux esprit de Don Penúl.

Lancinante
– Il n'y a point de vérité qui se forme sur le monde, Don Penúl. Tout peut être vérité. La plus absurde des choses est réelle mais peut aussi ne pas exister. C'est le regard que vous portez sur elle qui la fait exister. Si vous me dites que ce que vous portez en vos mains fait partie de la vérité, je vous suis. Si vous me dites que cette chose vit indépendamment de vous, je ne vous suis plus.

Don Penúl
Mais, Lancinante, vous me dites que, par mon regard, elle serait réelle. Bien. Mais que se passe t'il lorsque je cesse de la regarder? Comment cette chose pourrait ne pas exister ? Et... suffit-il pour cela que je ne la regarde plus ?

Lancinante
C'est exactement cela, Don Penúl.

  C'est absurde !

Lancinante
– Certes, c'est absurde... mais bien réel. 

lundi 26 octobre 2015

26 octobre (73) Un absurde bien réel

Épisode 73

 "En tout feu dormant, une flamme rêve.
Voyez-vous ces formes parsemées et mouvantes
qui s'élèvent jusqu'au ciel?""
Lancinante
 
 
 – Aussi petit soit-il, je ne peux croire
que vous ne puissiez le voir, chère Lancinante.

Don Penúl
Ce que je peux prendre dans ma main, très chère Lancinante pourrait être soit la funeste conséquence d'un esprit trop à l'étroit et par là peu enclin à entrevoir se former une vérité différente sur le monde... soit...

Don Penúl ne finit point sa phrase. Son regard, pour un instant, s’égare.

Don Penúl
 – Je ne puis vous croire, trop chère Lancinante, lorsque vous me dites que, par mon seul  regard, elle serait réelle...
Lancinante
– Et pourtant...
Don Penúl
– Mais comment cette chose pourrait-elle ne pas exister ? Suffit-il pour cela que je ne la regarde plus?
Lancinante
- C'est exactement cela, Don Penúl.
Don Penúl
- C'est absurde !
Lancinante
- Certes, il se pourrait que cela soit absurde, mais cet absurde est lui bien réel.

dimanche 25 octobre 2015

25 octobre (72) Dans l'ombre d'un doute

Épisode 72

"C'est dans l'ombre du doute que la vérité fleurit."

Walid Neill
 
 
 
 Don Penúl peine à convaincre Lancinante de la présence de celui qu'il appelle l'accordéoniste.
 
Don Penúl
– Lancinante, je vous trouve obtuse ! Il ne se peut que vous ne voyiez ce qui, de toute évidence est là, bien vivant devant nous, et que mes yeux reconnaissent sans l'ombre d'un doute.
 
Lancinante
- Sans l'ombre d'un doute, je ne vois rien, Monsieur.
 
Don Penúl doute. Il ne doute pas de la présence de ce qu'il a sous les yeux, mais il a peur de ne pas comprendre ce que lui dit sa noble monture. Si celle-ci dit qu'elle ne peut "rien voir sans l'ombre d'un doute", cela signifie qu'elle a besoin d'un doute pour voir. Cette pensée entraîne un mécanisme dans lequel "les choses" ne peuvent exister s'il n'existe une possibilité que ce ne soit pas le cas.

Don Penúl
 - Lancinante, je te remercie, le doute dont tu parles s'est emparé de mon esprit ! C'est la preuve que ce que je dis est vrai.

Lancinante
Monsieur, je doute que ce soit le cas. Car dans celui-ci, le doute n'existe pas : je ne vois rien.
 
Don Penúl
 – Cela ne se peut...

L'esprit de Don Penúl s'échauffe en même temps que le soleil monte à l'horizon. 

samedi 24 octobre 2015

24 octobre (71) L'ordre est le plaisir de la raison

Épisode 71

"L'ordre est le plaisir de la raison :
mais le désordre est le délice de l'imagination."
Paul Claudel


Don Penúl
 – Dites-moi, Lancinante, qui est cette personne jouant sur nos rivages? D'où vient-elle et où va-t-elle? Nous n'avions point de rendez-vous, à ce que je crois, sa présence est pour le moins incongrue et la place qu'elle occupe est justement celle où je projetais de reconstruire notre château.

Le ton de Don Penúl est redevenu normal: quelque peu compassé, ce qui ne manque pas de désarçonner encore une fois sa monture.

Lancinante
- Vous devez avoir raison, Don Penúl.

La réplique est prononcée de telle manière qu'elle puisse être interprétée de deux manières fort différentes. Personne ne sait si elle répond à son maître ou si c'est là une simple constatation concernant son état mental.

Interloqué mais digne, Don Penúl lève légèrement l'oreille et le sourcil

– Je ne suis pas sûr de bien vous comprendre et encore moins que ce soit à ma question que vous ayez répondu, ma chère. Je dois vous dire que je suis assez décontenancé par votre attitude si changeante. Si vous voulez que nous menions à bien notre mission il faudra faire montre d'un peu d'ordre et de contenance. Pour commencer, répondez-moi simplement: Qui est cette personne que nous avons devant nous ?

Lancinante
Je ne puis vous répondre simplement parce que, pas plus que vous je ne sais pas qui est la personne dont vous me parlez et que je ne vois ni n'entend!

Don Penúl

Voilà une réponse simple. Trop simple peut-être pour être honnête... Il se peut que dans cette simplicité se cache un certain penchant pour le mystère...

Lancinante
 - Je n'ai aucun penchant pour ce que vous dites là. Méfiez-vous cependant, si j'en crois ce que je possède bien mieux que vous et qui m'ordonne de me méfier.

Don Penúl
Pourquoi devrais-je en tous points être pareil à vous et me méfier de la première personne que je rencontre? Et quelle est donc cette chose que vous posséderiez mieux que moi ?

Lancinante
 – Je me méfie parce que tous mes sens me disent que ce n'est pas la première personne venue...

Don Penúl l'interrompant
– Qui d'autre encore foule au pied mon royaume?

Le ton monte en même temps que la marée...

vendredi 23 octobre 2015

23 octobre (70) Ce qui sans cesse roule

Épisode 70

"C'est qu'autre chose va venir. Faites silence :
Vous rompriez sinon le charme."
Prospéro
La Tempête
Shakespeare
 - Entends-tu, Lancinante, cette plainte qui monte de la plaine ?

Lancinante entend mais ne peut répondre. Don Penúl a perdu l'esprit. Il s'embrouille et se perd dans les tourbillons du temps. Tant de changements en si peu de temps. Voilà maintenant que son maître la tutoie.

Dans un murmure qui se mêle au vent du large, se parlant à elle-même, Lancinante répond :

– C'est le souffle des vagues qui se brisent. Chevauchant à l'infini la moindre vague, éphémère et scintillante couronne blanche, l'horizon sans cesse roule, se jette et meurt sur la plage...

Don Penúl, qui a tout entendu malgré lui, est un peu ému:

– Que c'est beau, Lancinante, te voilà devenue poète et ton chant s'accorde si bien à cette musique qui nous vient de loin ! D'où te viennent ces mots inconnus que, sans même songer au pouvoir de les écrire, je ne puis par moi-même entendre, ni même penser... et que je peine à prononcer ?

jeudi 22 octobre 2015

22 octobre (70) Lointain écho

Épisode 69 

Où Lancinante n'en croit pas ses oreilles. Celui qui jusque là, sans aucun doute, était son maître, dit des choses qui lui paraissent ressortir du délire. Mieux que cela, se dit Lancinante:
– Au sens propre, c'est une véritable logorrhée verbale...


Salut à mon noble Seigneur ! Salut grand Maître !
Je viens faire ton bon plaisir. Me faudra-t-il
Voler, nager, plonger dans le feu, chevaucher
Les nues frisées ? À tes ordres irrésistibles,
Soumet Ariel et tous ses dons."

Shakespeare, La Tempête
 
 
Don Penúl
 – Entendez, Lancinante, cette voix qui vient à nous, bravant les flots et le vent !

Lancinante

– J'entends nien, Don Penúl. Mais il me semble que ce ne sont point là paroles qui vous sont adressées. Elles furent certainement autrefois prononcées... en d'autre lieu et ce que vous entendez n'en est que le lointain écho...

Don Penúl, méconnaissable, hurle avec force et hardiesse
 – Sotré, armanèque, arrozote et sourcefouaille !

mercredi 21 octobre 2015

21 octobre (69) Sommeil agité

Épisode 69


 
 
"En cet instant, en d'autres lieux, nombreux sont ceux
qu'une grandeur invisible guide
dans les profondeurs invisibles
de l'ombre de nos pas..."


Don Penúl
 
Lancinante
- Sommes-nous donc condamnés à un éternel retour, Don Penúl?
Il me semble que ne devriez pas mépriser cette vie ici-bas pour rêver à un ailleurs au-delà...
Il me semble aussi que cet au-delà qui vous fait tant rêver est tout aussi bas que ce sable d'où nous étions partis et où nous sommes revenus.

 
Don Penúl n'entend rien. Il dort d'un sommeil agité par de bien obscures pensées et flotte comme un roi sur l'étendue d'un royaume qu'il croit sien. Pour lui le voyage continue. Figure de proue échouée, il parle d'une humanité plus haute et plus grande: vaste féerie tragique et grotesque qui grave sur son visage le masque du fou.

mardi 20 octobre 2015

20 octobre (68) Les cavalcades du ciel

Épisode 68


Une colonne de sable s'est élevée.
Elle n'a guère donné le choix ni même le temps de réfléchir
à nos deux héros.


Les vagues de la mer se mélangent furieusement aux nues qui se déchirent.
Le vacarme des flots surpasse les cavalcades du ciel.
Le vent soulève le sable de la plage et forme une colonne sans fin qui relie le vaste haut et la basse terre.
Lancinante s'agite.- Toute cette mémoire m'aveugle et ne nous empêchera pas de disparaître, Don Penúl.
Je n'y vois plus rien...

lundi 19 octobre 2015

19 octobre (67) Pas vraiment le choix

Épisode 67

"Au fond le seul courage qui nous est demandé
est de faire face à l'étrange, au merveilleux,
à l'inexplicable que nous rencontrons."
 
R.M. Rilke


Une colonne de sable s'élève, signe manifeste de la colère du ciel pour les uns et signe de miséricorde pour les autres. Elle ne donne guère le choix ni même le temps de réfléchir.  Faute de terrains fertiles où pourrait se porter avec vaillance l'épée du verbe flamboyant, nos deux héros, bien malgré eux, se laissent porter vers un ailleurs dont ils ne savent s'il vaudrait mieux qu'il diffère en substance ou que tout soit finalement pareil mais remis dans l'ordre qui prévaut à l'origine.

dimanche 18 octobre 2015

18 octobre (66) Espoir

Épisode 66


"Nombreux sont ceux qui, par le monde, à l'affut du moindre de ses frémissements
et soucieux d'en être les hôtes, courtisent sans fin cette maladie incurable,
dont le nom soigne d'un même élan doctes et ignares,
et qui se prononce comme une interrogation : espoir !"
 
Lancinante





Lancinante
– Regardez Don Penúl, au loin l'horizon se soulève! Dans un instant nous serons submergés!

Don Penúl
 – Que cela se fasse! En cela réside tous nos espoirs, chère Lancinante.
Il y a peu , ici même se tenaient Prospero et sa fille Miranda. Qui sait si nous ne pourrions tendre si bien l'oreille que nous l'entendions. 

 Lancinante
- Comment avez-vous eu connaissance de cela?

Don Penúl
 - Je vous l'ai dit tout à l'heure, le sable qui nous porte est la mémoire de tous les mondes. Chaque grain est comme un livre.
 

samedi 17 octobre 2015

17 octobre (65) Petits grains de sable

Épisode 65



– Chère Lancinante, il en est de nos pensées et de nos paroles comme ce château de sable qui s'effondre. Chacun de ces petits grains de sable contient plus de mémoire que nous deux réunis et si parfois, ils acceptent d'être réunis, ce ne sera que pour un temps limité.

vendredi 16 octobre 2015

16 octobre (64) Vacillants repères

Épisode 64

"Je ne peux taire que ce que je sais..."

Walid Neill

Lancinante peine à comprendre son maître. Avec bienveillance et beaucoup de patience elle tente de relier ce qu'elle connaît modestement au monde de Don Penúl.


"Grain qui roule rejoint la houle..."

Mémoires et grimoires de Lancinante


Lancinante
– Don Penúl, où voulez-vous en venir ? Je dois vous dire qu'à mon tour, subissant peut-être un peu de vos influences, je me sens un peu perdue.

Don Penúl
–  C'est précisément là que je veux en venir, chère Lancinante. Dans cette zone où l'esprit n'a plus que de très infimes et vacillants repères. C'est là que se trouve notre seule chance de vivre une véritable aventure. Si cela vous semble dangereux, légèrement décousu ou même en dehors du sens commun de l'existence, c'est que nous sommes sur la bonne voie...

jeudi 15 octobre 2015

15 octobre (63) Les limites du ciel

Épisode 63

"Had we but world enough and time..."
Andrew Marvell


Cher Joachim
Aurons-nous un jour le plaisir de nous revoir?


  Je veux qu'en plein ciel se dévoile enfin ce qui ne peut s'entendre !

Don Penúl, spectaculairement et tout aussi vainement, s'active à la construction de son château.

Lancinante
- Don Penúl, j'essaie en vain de vous dire que la voix que vous entendiez et entendez à l'instant est mienne !
Don Penúl
- J'entends bien Lancinante, mais je ne suis pas sûr que vous me compreniez. Je sais fort bien que la voix qui fait trembler mes oreilles, si légèrement que ce soit, et qui anime mes pensées, passe par vous. Ce qui me pose question, c'est: comment ces mots que vous prononcez vous sont-ils venus à l'esprit ? Ne les entendez-vous pas avant de les prononcer ? Si c'est le cas, on pourrait dire que vous ne soyez qu'un relai. On pourrait alors dire qu'ils ne viennent pas seulement du néant de votre être, mais aussi de plus loin que vous. Dans ce cas, cette voix, bien qu'issue de vos entrailles, n'est pas entièrement vôtre.

Lancinante
Sans hâte, comprenant qu'il sera impossible de lui faire entendre raison, elle tente de détourner l'attention de son maître:
- Don Penúl il n'est point de château qui puisse atteindre les limites du ciel !
Don Penúl
- Vous vous trompez Lancinante, montez avec moi en haut de cette tour où murmurent et chuchotent les anges..
.


mercredi 14 octobre 2015

14 octobre (62) État de chasse

Épisode 62


Cher Joachim
En fait, je crois de plus en plus que les histoires que je vous rapporte sont, d'une certaine manière, non pas les miennes... mais des histoires qui sont en état de chasse et dont nous serions le gibier...




Don Penúl reprend son récit à l'endroit précis où un questionnement intempestif l'en avait chassé.

Don Penúl

– Accroché à votre extrêmité que vous me tendiez obligeamment, une voix, je vous le disais, a traversé mes oreilles. Ce qu'elle me disait, je ne le comprenais pas :
Lancinante
« Don Penúl, retrouvez vos esprits! Et au besoin, cher Maître, façonnez-en de nouveaux! Réifiez! Le matériau ne manque pas...»

Don Penúl
...et je ne le comprends pas encore. 

Tout en parlant, Don Penúl s'est mis à jouer dans le sable, retrouvant progressivement les plaisirs oubliés de l'enfance. Sans s'en douter le moins du monde, il obéit à la voix.

Lancinante, un peu émue:
– Don Penúl, revenez sur terre, cette voix était la mienne !
Don Penúl
-– Ah! Je ne suis donc pas fou, vous aussi, vous l'avez entendue ?
Lancinante
– Je l'ai entendue, certes, mais parce que c'est la mienne.
Don Penúl
Lancinante, vous avez beau vouloir en être le possesseur, cette voix n'a fait que passer et qui sait combien à cette heure sont ceux qui l'ont entendue et qui comme vous pensent la détenir...
Lancinante
 – Don Penúl, nous sommes seuls sur cette île ! Personne ne peut nous entendre!

mardi 13 octobre 2015

13 octobre (61) Question de sable

Épisode 61


Cher Joachim
En relisant notre correspondance, il m'a semblé, avec une certaine évidence tout de même, que je ne mettais pas assez l'accent sur la vie présente. Il se pourrait que si, par le plus grand des hasards, quelqu'un avait la possibilité de lire le contenu de ces lettres, il pourrait penser que nous vivons  dans une sorte de nostalgie un peu désuète et désincarnée. Il se tromperait lourdement... Comment pourrait-il se douter que le moindre vol d'un oiseau au-dessus de ma tête a plus d'importance pour moi que la masse d'archives que nous avons, vous et moi, rédigé du temps, non pas de notre splendeur, mais du temps de la splendeur du mouvement que nous avions initié... enfin... que nous croyions avoir initié... et qui, je le crois et le crains, a du, bien après notre départ, s’effondrer comme un château de sable...



Lancinante
 – C'est justement de ce sable que j'aimerais que vous m'entreteniez...Don Penúl
 – Il porte la mémoire de ce qui fut autrefois.
Lancinante
 – Serait-ce de nous que vous parlez comme si nous n'étions plus?
Don Penúl
 – Je ne vous parle pas seulement de nous, je vous parle aussi du monde et de son infini qui vous porte. D'ailleurs, chère Lancinante, je ne vous comprends pas. Vous ne répondez pas entièrement à mes questions. Sans cesse une autre question naît de mes réponses. Ainsi nous parlions du sable sur lequel nous sommes assis loin de tout et subitement vous me parlez comme si ce tout était là sous notre cul et qu'en plus vous me suggérez que nous appartiendrions au passé. Dois-je entendre par là que nous ne sommes plus?
Lancinante

– Don Penúl, vous manquez d'ordre et de rigueur. Tout à l'heure vous me parliez d'une voix "descendue du ciel" que vous auriez entendue et puis subitement vous vous êtes interrompu. Maintenant qu'un peu de notre fatigue a disparu, voulez-vous reprendre votre récit?

lundi 12 octobre 2015

12 octobre (60) Lors de nos rêves

Épisode 60


Cher Joachim
Qu'il est loin le temps où nous nous bercions d'illusions... Nostalgie? Non. Pas du tout. Je ne regrette en rien le "temps des mensonges". À commencer par ceux que nous nous faisions à nous-mêmes... Car il faudra bien s'y résoudre, tout, ou presque, était une sorte de mensonge... À commencer peut-être par ces silences de la mémoire qui font qu'à espaces plus ou moins réguliers nous avons l'impression de nous réveiller sans nous souvenir de nous être couché.



Allongés sur la plage, Lancinante et Don Penúl, chacun selon ses qualités, peinent à se remettre sur pieds. Don Penúl se réveille à peine :

– Il faut que je vous dise, Lancinante, que tout à l'heure, alors que vous me sauviez d'une fatale noyade, j'entendis des voix. Ou plutôt une voix venue du ciel. Cette voix, douce à mes oreilles, me parlait de choses et d'idées que je ne connaissais pas. Je me demande, et par suite je vous demande s'il se peut que vous puissiez, tout en restant discret, sur ce point m'éclairer ?

Lancinante

– Dites toujours, Don Penúl, comme vous pouvez le constater, nous sommes seuls et si le scintillement qui nous entoure nous transporte dans une voie aux apparences célestes, ce n'est qu'un effet de la fatigue de nos sens. Nous ne sommes que deux pauvres hères revenus d'un long voyage, allongés sur la plage et l'or de nos rêves n'est rien d'autre que sable brûlant.

dimanche 11 octobre 2015

(59) Un commencement bien avant...

Épisode 59

- "Soit donc le Ciel tout entier ou le Monde!"*


Posons d’abord, chère Lancinante, en ce qui nous touche, une question, laquelle dirions-nous, il faudrait poser, ou plutôt énoncer avant de commencer toutes choses:
– Avons-nous existé toujours, n’y a-t-il pas eu un commencement bien avant notre naissance? comme le dit Socrate. A-t-il commencé à partir d’un certain terme initial dont nous serions, en quelque sorte une des fins possible ?

Lancinante

- Mon Maître que je porte au mieux, je ne suis, de par ma condition, point assez élevé de corps et surtout d'esprit pour vous répondre !

Cher Joachim
Voyez-vous, je suis un peu comme Lancinante, il m'a fallu ... il me faut encore du temps, beaucoup de temps... et je n'en ai plus beaucoup... Je suis peut-être dépourvu, non pas de corps et d'esprit, mais de corps et d'esprit aptes à fonctionner au service de... Voyez-vous j'hésite, les mots m'échappent. Ainsi je ne saurais dire avec précision à quel service les mots que j'écris m'ont conduit. Comme si ces mots avaient un pouvoir sans même que je le leur donne de mon plein gré.

11 septembre (58) Lointaines lunes

Épisode 58

"Celui qui sait voyager ne laisse pas de traces.
Celui qui sait parler ne fait pas de fautes.
Celui qui sait compter n'a pas besoin de boulier.
Celui qui sait garder n'a nul besoin de serrures
Pour fermer, ni de clés pour ouvrir.
Celui qui sait lier n'utilise pas de cordes
Pour nouer.

Ne pas révérer l'enseignement subtil
Ne pas respecter la matière brute
Amène grande erreur
Quel que soit le savoir.

La parole conduit au silence
Autant en pénétrer le sens.

L'essentiel est énigme."


Lao Tseu





– Montez, chevalier ! Et que votre âme ne reste céans !

Lancinante
– C’est en pensant à vos paroles d’hier, quand, de grand cœur, vous m’avez prié de vous laisser élargir mon point de vue sur les étendues infinies, que j'ai décidé de ne point mourir sur le champ. Je pensais que personne ne serait plus capable que vous-même, si vous le voulez encore, de poursuivre un si noble mais poussiéreux chemin. Après avoir si longtemps hésité, vous avez engagé votre si profonde personne dans une périlleuse quête et combattu le doute qui sans cesse nous étreint.Vous avez su trouver les mots et les gestes qui réveillent. Il n’y a que vous qui avez partie liée à ces temps anciens, ruines majestueuses mais rugueuses, parmi les hommes de ce temps qui puissiez m'insuffler cet air large, profond et pourtant vif qui me convienne. Maintenant que j’ai traité la question dont vous m’aviez chargé, je vous prie à mon tour de me traiter, non comme destrier, mais comme serviteur et compagnon. Je ne suis plus guère qu'un misérable et inconfortable sac de peau, mais ce qu'il contient ne recèle pas que des os et des maux. C'est ainsi que, sur mon dos, vous pourrez à votre tour étendre votre regard aux plus lointaines lunes. 

Cher Joachim
Pouvions-nous nous douter de ce qui autour de nous allait se passer. Aurions-nous pu prévoir tout cela? Je vous avoue qu'il m'arrive d'avoir des doutes, bien sûr, mais aussi je crois que nous n'avons pas su lire ce que nous avions sous les yeux. Et c'est là que je dois reprendre ce que je vous disais à propos du paysage. Tout le monde sait ce qu'est un paysage... personne ne doute du fait qu'il est là sous leurs yeux. Et pourtant, là, sous leurs yeux, sous nos yeux, il y a tout sauf un paysage... Une multitude infinies de phénomènes existent, interagissent, se transforment, disparaissent réapparaissent en un mouvement probablement perpétuel sans que nous ne puissions le moins du monde l'appeler un paysage... A moins que... À moins que nous ne décidions, par la grâce du langage, de réduire, d'enfermer cet infini insaisissable par nature, en un mot : le paysage...

samedi 10 octobre 2015

"Parfois, un marché secret se conclut entre l'auteur et le lecteur dès le premier paragraphe, à l'insu des personnages qui ignorent que l'auteur et son lecteur échangent un clin d'oeil amusé derrière leur dos".
Amos Oz 
L'Histoire commence 
Éditions Calmann-Levy

10 octobre (57) D'admirables transports

Épisode 57

"Pleust à Dieu qu'un chascun sceust aussi certainement sa geneallogie, depuisl'arche de Noë jusques à cest eage! Je pense que plusieurs sont aujourd'huy empereurs, roys, ducz, princes et papes en la terre, lesquels sont descenduz de quelques porteurs de rogatons et de coustretz, comme, au rebours, plusieurs sont gueux de l'hostiaire, souffreteux et miserables, lesquelz sont descenduz de sang et ligne de grandz roys et empereurs, attendu l'admirable transport des regnes et empires"*...
*Gargantua,
Rabelais




Lancinante
– Mon Maître, auriez-vous la sympathie de bien vouloir me parler plus simplement ?
Son maître
– Pourquoi cela Lancinante ?

Lancinante
– Pour la bonne raison que je ne comprends rien à la descendance des règnes et autres fanfreluches de l'esprit.


Cher Joachim
En relisant notre correspondance assis confortablement sur mon mon île, toujours du haut de la petite montagne qui la surplombe toute nimbée de la fêle lumière rosée du matin, je me demande encore, après tant d'années, quel est ce sentiment qui me submerge à la vue de tout ce que nous nommons paysages... Et quand, depuis hier, j'en suis arrivé à ce mot : paysage, la question s'était transformée. C'est vrai que le mot paysage était devenu le centre de mes pensées. Je vous l'ai dit, et redis, je n'ignore point que beaucoup ont déjà réfléchi à ce sujet. La question, pour autant, n'a toujours pas perdu de son intérêt. J'ai, depuis hier, tenté assez vainement de fixer ce qui ne devrait pas l'être. Peut-être...La pensée est fragile, vous le savez aussi. Et dangereuse aussi. Mais est-elle artificielle au sens où elle ne serait pas concrète. Au sens opposé de ce que l'on veut dire en prononçant une formule comme "terre à terre". En vous disant cela, il me vient en mémoire ce que je vous ai déjà raconté autrefois, mais qui aujourd'hui prend un tout autre sens. ce qui, je dois l'avouer m'émerveille. Les histoires que nous inventions passaient littéralement "entre les gouttes". Personne ne s'est jamais douté de rien pendant toutes ces années. Certes, nous passions pour des illuminés, mais sans plus...
Comment ont-ils fait pour ne pas comprendre?..


– Cher Lancinante, sans vouloir vous faire offense, de nombreux témoignages de mes sens me forcent à croire que vous n'êtes, de par votre naturel et votre éducation, à la hauteur des questions et de la quête qui nous préoccupent. Il me faudra, pour remédier à cela, que je me hisse au-dessus de vous pour atteindre une certaine hauteur de point de vue. Celle-ci ayant été atteinte, il ne fera aucun doute que nos horizons s'élargissent. Le mien par la hauteur que vous me prêterez et le votre par ce que je partagerai avec vous. Ce à quoi, pour ma part, je consens de bon cœur.

vendredi 9 octobre 2015

9 octobre (56) Le lumière dorée du couchant

Épisode 56
"De la nuit déserte aux yeux d'aveugle"
Empédocle

Cher Joachim
En regardant mon île, du haut de la petite montagne qui la surplombe toute nimbée de la lumière dorée du couchant, je me suis demandé, après tant d'autres, quel est ce sentiment qui nous submerge à la vue de certains paysages... Et quand j'en suis arrivé à ce mot : paysage, la question s'est transformée. C'est le mot paysage qui est devenu le centre de mes pensées. Je vous l'ai dit, je n'ignore point que beaucoup ont déjà réfléchi à ce sujet. La question, pour autant, ne perd pas de son intérêt. La plupart du temps arbitraire, une définition n'est jamais autre chose qu'une tentative de fixer ce qui ne devrait pas l'être. Peut-être... Peut-être faut fixer ces limites imaginaires pour avoir accès à ce qui est sans limites. Peut-être...

mercredi 7 octobre 2015

7 octobre (55) Illusion

Épisode 55

Quand l'illusion disparaît...
... la place se libère pour une illusion plus grande encore:
celle qui croit en elle-même.
Walid Neill

 
Tout bon vouloir aura son compromis.
Et le soulas qui iadis fut promis
Es gens du ciel, viendra en son befroy.
Lors les haratz qui estoient esthommys
Triumpheront en royal palefroy."*


Cher Joachim
Vous le savez, le temps fait son œuvre...
Qui pourrait dire quelle est cette œuvre?
Bien sûr, vous le savez aussi, personne ne peut y répondre, mais il m'arrive aussi de me demander si ce n'est pas une fausse question et si, plutôt que de se poser ce genre d'interrogation, il ne valait pas mieux laisser aller cette histoire qui nous contient. Ainsi étais-je dans cette disposition lorsque m'est venu à l'esprit un souvenir qui dans un premier me surprit :
– Que vient faire ici ce souvenir, ce fragment d'histoire incohérente, qui ne fait suite à rien d'intelligible?
Je n'avais aucune réponse. Heureusement il y avait cette disposition d'esprit dont je parlais tout-à-l'heure...


– Levez-vous, mon brave, l'histoire nous attend !

Au moment précis où l'ombre du bâton disparait:

– Je veux qu'en plein midi se dévoile enfin ce qui ne peut se voir qu'à minuit !

"Et durera ce temps de passepasse
Iusques à tant que Mars ayt les empas.
Puis en viendra un que tous aultres passe
Dilitieux, plaisant, beau sans compas,
Levez vos cueurs: tendez à ce repas
Tous mes féaulx. Car tel est trespassé
Qui pour tout bien ne retourneroit pas,
Tant sera lors clamé le temps passé"*
 
 
*"Et les abysmes eriger au dessus des nues "
Rabelais