vendredi 30 novembre 2018

(30) Un ailleurs


Mais vous, les vrais enfants du ciel, réjouissez-vous dans la beauté vivante où vous nagez; que la puissance qui vit et opère éternellement vous retienne dans les douces barrières de l’amour, et sachez affermir dans vos pensées durables les tableaux vagues et changeants de la Création. 
J.W. Goethe, Faust


Quatre-cents-cinquième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Bleu


Ses yeux rougis ont l’ardeur du feu même qu’il contemple.

Je voyais très bien quelle place pouvait occuper cet ailleurs dans l'histoire familiale: une étonnante inertie, une certaine incapacité, une obéissance maladive et chronique avait en effet fait naître mes parents dans un espace qui annulait de fait leurs origines pour se marier au conformisme. C'est banal, je ne le sais que trop. Un aventurier dans la famille, serait lui venu d'un ailleurs dangereux et honni. Le grand ailleurs de mon histoire familiale et ces confins impénétrables: tel fut mon refuge sans que, aujourd'hui comme hier, je sache le nommer.

(30) Une certaine absence


L’hypocrisie, fraude et distorsion fondamentale de l’ego, a la peau extrêmement dure et épaisse. Nous avons tendance à porter une cuirasse faite de couches protectrices superposées. Cette hypocrisie est très dense, et elle a plusieurs niveaux: n’avons-nous pas plutôt retiré une épaisseur de notre cuirasse que nous en découvrons une autre par-dessous. Nous espérons toujours que nous n’aurons pas à nous déshabiller complètement.
Chögyam Trungpa, Pratique de la voie tibétaine


Quatre-cents-quatrième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Bleu


Hier ou avant-hier, peu importe, c'était dans un autre monde, je revoyais ce qui dans la tête d'un enfant ou dans son lit ne peut être sans une certaine absence... Ce soir-là, je me représentais à nouveau cette sensation souvent ressentie que le monde sous mes yeux se reformait...







(30) Advienne que pourra


« Je ne peux conformer ma vie à des modèles, ni ne pourrai jamais constituer un modèle pour qui que ce soit ; mais il est tout à fait certain en revanche que je dirigerai ma vie selon ce que je suis, advienne que pourra. »

Lou Andreas-Salomé, Ma vie






 

jeudi 29 novembre 2018

(29) Éveil


« La poésie est une sorte d’antidote à la philosophie, à son caractère parfois un peu trop bavard. Il faut essayer d’aller au-delà de ce qu’est la philosophie et s’alimenter d’une altérité, s’alimenter de ce qu’elle n’est pas d’une certaine façon, parce que c’est par ce détour poétique qu’elle peut s’enrichir et développer son propre discours.»

Chantal Jaquet




Quatre-cents-quatrième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Bleu



Hier, c'était dans un autre temps, je m’étais éveillé après une trop longue nuit. Rien ne laissait présager ce qui allait se produire. Se produire est une expression curieuse qui généralement passe inaperçue ou, plutôt, son sens n’apparaît pas. Se produire indique que le mouvement vient de l’intérieur même de la chose qui se produit . Toujours est-il que devant moi j’avais une sorte d’événement auquel je ne pouvais échapper et auquel j’appartenais déjà...


(29) Invisible porteur


« ... demandez-moi tout ce que vous voudrez; tout ce que j'ai est à vous.
– Ah! je puis avec bien plus de raison, répondit Mesrour, vous en offrir autant; mais en vous l'offrant, je vous en offrirai toujours moins : car je n’ai qu’un œil, et vous en avez deux ; mais un œil qui vous regarde vaut mieux que deux yeux qui ne voient point les vôtres. » La dame sourit, car les galanteries d’un borgne sont toujours des galanteries, et les galanteries font toujours sourire. »

Voltaire, Le Crocheteur borgne



Quatre-cents-troisième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Bleu

  
S'il est vrai que ce que nous pourrions entreprendre est bien souvent une misérable soumission, alors il faudrait reconsidérer ce que l'on nomme l'ordre du monde... auquel, bien entendu, il faudrait ne pas être entièrement soumis... Alors il se pourrait que l''une ou l'autre des raisons de cette soumission pourrait être la peur de de cet inconnu plus que des lois dont il serait l'invisible porteur...

(29) Soumission



Quatre-centième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Bleu

Ce que nous entreprenons est bien souvent une misérable soumission à ce que l'on nous présente comme l'ordre du monde... auquel, bien entendu, nous serions entièrement soumis... L'une des raisons de cette soumission pourrait être la peur de l'inconnu.




(29) En permanence





Quatre-cents-unième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Bleu

La continuité est chose, si ce n'est absurde, peut-être provisoire, qui peut savoir, c'est sa nature, mais totalement intégrée à notre esprit... En réalité nous vivons éternellement dans le présent, mais ce que nous sommes change en permanence... sans compter que cette présence est comme trouée...



(29) Demi-sommeil





Quatre-cents-deuxième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Bleu


Ce n'était qu'une sieste légère. Un de ces demi-sommeils dans lesquels on entre... presque sans le vouloir... dans un de ces lieux qui semble hors d'atteinte des règles de la raison.



mercredi 28 novembre 2018

(28) Blob


« Un jour aux États-Unis une dame trouve dans son jardin une énorme masse jaune de la texture d'une éponge. Les policiers sont appelés et, paniqués, lui tirent dessus, sans aucun effet, les pompiers le brûlent mais, le lendemain, la chose a doublé de taille. C'est un blob.  Évidemment, cela a donné lieu à un film d'épouvante : "Beware of the  Blob" avec Steve Mac Queen. Au-delà de l'anecdote, le blob semble immortel. Coupé en morceaux, il cicatrise en deux minutes. Ses seuls ennemis sont la lumière et la sécheresse. Mais il peut "hiberner", en attendant des jours meilleurs. Le blob –ou physarum polycephalum– n'a pas de neurones, mais est capable d'apprendre et de résoudre des problèmes complexes comme les labyrinthes. Il est même doté d'une personnalité. En effet, les souches se comportent différemment selon leur pays d'origine: l'Américain est plutôt agressif, l'Australien plus pacifique, le Japonais a une tendance à la procrastination... Il est dépourvu de membres mais il bouge, certes lentement. En conditions de laboratoire, il se nourrit de flocons d'avoine et de flans. Bien que dépourvu de cerveau et d'estomac, il parvient à maintenir un apport optimal de nutriments essentiels à sa survie et à sa croissance.»



– Certaines idées sont de véritables organismes protéiformes vivant dans les intérieurs profonds de chacun de nous. Certaines sont dépourvues de membre mais réussissent sans problème à bouger, à se nourrir et se reproduire... Dans la vie de l'enfant Lune, le temps revêt deux formes principales: celui du récit qu'il se fait et celui exercée par le hasard. Dans les deux cas, c’est la dimension mystérieuse, du récit ou du hasard, sans que la frontière ne soit réellement perceptible, qui attire l'enfant voyageur malgré lui. Et c’est ce mystère qu'il n’aura de cesse de sonder, en vain... Car le mystère résiste... 

(28) Sur place


« Je voudrais ne plus entendre; je voudrais m’en aller, mais je m’inquiète des politesses. L’idéal serait de disparaître d’ici et de réapparaître là-bas, au centre, loin du bégaiement d’arrière-fond qui vient du couloir et de cette lecture presque monocorde.» 

Le stade de Wimbledon, Daniele del Giudice, Seuil


 
Sur la place Saint-Marc l'enfant Lune ne sait pourquoi il entrevoit, sur les dalles de la place Saint-Marc, se dessiner une sorte d'échiquier géant.Cela lui rappelle un dessin qu'en d'autres temps et d'autres lieu il a pu voir et étudier de très près jusqu'à en connaître les moindres détails...

(28) Libres et égaux en droits


« Penser l’universel et le transformer en droits. C’est par ces quelques mots que l’on peut tenter de décrire l’immense dessein de ceux qui, à l’issue de la seconde guerre mondiale, conçurent la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il aura fallu du temps pour que des principes nés d’une vision religieuse et philosophique du monde se fraient un chemin jusque dans le droit. On peut bien entendu remonter jusqu’à la Magna Carta (Grande Charte) en Angleterre (1215), qui introduisit la notion d’égalité devant la loi et donna naissance à l’habeas corpus, garant de la liberté individuelle. Mais le véritable point de départ de ce qui allait devenir les droits humains de l’époque moderne est à chercher chez Emmanuel Kant et dans la philosophie des Lumières, puis dans la révolution américaine, dont la déclaration d’indépendance de 1776 proclamait déjà : « Tous les hommes sont créés égaux » — notion reprise quelques années plus tard en France, sans référence religieuse au Créateur, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »
Mais les droits de l’homme reposent aussi aujourd’hui sur une autre fondation, puissante et contemporaine : la guerre. La bataille de Solferino en 1859 d’abord, qui révéla au Suisse Henry Dunant l’abandon des blessés et l’amena à créer la Croix-Rouge ; la première convention de Genève, en 1864, s’inspira directement de ses idées. La guerre de 1914-1918, ensuite : tueries entre soldats, massacre de millions de civils. Dès la signature du traité de Versailles, la Société des nations tenta par tous les moyens d’empêcher la répétition du conflit, y compris en déclarant la guerre « illégale ». Chacun connaît la suite. Pourtant, la Société des nations, avant de s’écrouler dans les années 1930, avait imposé l’idée selon laquelle la sécurité collective ne pouvait se fonder que sur le multilatéralisme, et non sur la diplomatie secrète.»

Un long chemin vers la dignité, Claire Brisset, Le Monde Diplomatique, Décembre 2018 



L'enfant Lune ne sait pourquoi il se trouve à Venise, pas plus qu'il ne sait pourquoi il entrevoit, sur les dalles de la place Saint-Marc, se dessiner une sorte d'échiquier géant.

– Par une sorte de mauvais goût, éphémère apparition, un simple fragment de phrase qui pénètre là ou il n'est pas le bienvenu... parviendrait-il à résister longtemps aux protestations, aux éclats et au désordre qu'il engendre?



mardi 27 novembre 2018

(27)






Voir arriver sur scène ce à quoi l'on ne s'attendait pas peut être en soi un moment de fraîcheur. L'enfant virevoltant, sans qu'il n'en sache rien, est une légende vivante... 

lundi 26 novembre 2018

(26) Vu sous un certain angle


Près de la tour Platon découvre à ses alentours et qui, loin d'être isolée, était visiblement en relation avec d'autres constructions du même genre. Platon recèle en lui de multiples contradictions qu'il ne se dissimule aucunement. Seul avec lui-même il fait des rêves grandioses qu'il réalise jusqu'à ce qu'au réveil, frontière ténue, au moment même où se projettent majestueusement les lambeaux de sa mémoire, et qu'arrivent, l'un après l'autre, avec fermeté, ses deux surveillants censés l’accompagner au sein du sordide théâtre de la réalité.



Du fond de l'inconnu flotte quelque parole comme des nuages emplis de mémoire qui se déverse sur l'enfant Lune.
Où il est question de relation entre l'objet et la parole et entre celui qui parle et celui qui écoute.


– Peut-être plus qu'une seule relation, je dirai presque toutes...
– Je ne vois pas ce dont vous parlez.
– C’est normal. Vous n'êtes pas du genre à vouloir vous raconter.
– Pourquoi l'affirmez-vous?
– J'eus dû prendre quelque précaution oratoire, mais je pense sincèrement que c'est parce que l’aveuglement vous menace...
– Après être devenu sourd, je suppose...
– Vu d’un certain angle on pourrait le dire... mais je ne le dis pas...
Il me semble que vous voilà empêtré dans le poli miroitant de vos propres pièges...
– Là, c’est vrai, je vois que vous m’avez écouté...

(26) L'objet de la parole




– Il m'arrive de penser... quelque fois... que cette politesse dissimule avec peine une sorte d’impatience...
– Continuez.
– Cette impatience, je ne sais trop comment l’interpréter.
– Je vous écoute.
– Il me semble, dans ces moments là, que parler vous est plus nécessaire que ce dont vous parlez et qui est l’objet de votre parole...
– Vous n’y allez pas par quatre chemins.
– Ce n’est pas toujours nécessaire, mais il y a mieux...
– Cela promet!
– Il me semble que plus encore que l’objet de votre parole c’est la relation que vous avez... comment dire... perdue...
– Quelle relation?


(26) Un but à atteindre





Du fond de l'ombre ainsi dévoilée sont remontés comme des nuages emplis de mémoire desquels émergent, par intermittence, quelques paroles.


– Il me semble depuis un certain temps que parler n’est plus pour vous un but à atteindre...
– Que serait-ce alors?
– Une sorte d’état d’être qui n’a presque plus rien à voir avec une recherche...
– Qu’est-ce qui vous fait dire cela?
– Quand je vous observe...
– Que voyez-vous ?
– Souvent je vois que vous ne faites silence que pour être poli et...
– Et?
– Il m'arrive de penser... quelque fois... que cette politesse dissimule avec peine une sorte d’impatience...



(26) Mémoire



Du fond de l'ombre ainsi dévoilée remontent en flottant comme des morceaux de mémoire.



dimanche 25 novembre 2018

(25) Permission




– Il se révèle que notre mission, celle de notre passage, est, comme le dit Fabrice Midal, de "nous permettre de dire non à toutes les formes d’aliénations, y compris les plus sournoises, celles qui aujourd’hui sont faites au nom de la dictature de la rentabilité"...
– Je ne peux être tenu responsable de votre folie...
– Il se pourrait, si je commence à comprendre, que ce soit aussi la vôtre...

– Qui êtes-vous pour me tenir de tels propos?
– Nul ne le sait...
– Même pas vous-même?
– Si je le savais je vous le dirai...


(25) Un passage lointain


« ... Son nouvel amant, plus effrayé encore qu'elle, quoiqu'elle le fût beaucoup, coupa les traits avec une adresse merveilleuse. Les six chevaux blancs firent seuls le saut périlleux, et la dame qui n'était pas moins blanche qu'eux, en fut quitte pour la peur. « Qui que vous soyez, lui dit-elle, je n'oublierai jamais que je vous dois la vie; demandez-moi tout ce que vous voudrez; tout ce que j'ai est à vous.»

Voltaire, Le Crocheteur borgne
 


Du fond de l'ombre ainsi dévoilée remontent les molles vagues d'un passage lointain qui s'en va flottant comme des morceaux de mémoire. Les doigts, légèrement écorchés dessinent sur le rocher.

(25) Le balcon du retable


« ... traversa le chemin et effraya les chevaux, qui ayant pris le mors aux dents, entraînaient la belle dans un précipice. Son nouvel amant, plus effrayé encore qu'elle, quoiqu'elle le fût beaucoup, coupa les traits avec une adresse merveilleuse.»

Voltaire, Le Crocheteur borgne




Sur le balcon branlant du retable, au moindre regard, dans un cri, l’oiseau s’est envolé. L’homme et l’enfant dans le cri sont embarqués.

(25) Ciel de la nuit


« ... les maris voulaient qu'elles fussent toujours toutes seules afin d'être plus sûrs de leur vertu, ce qui est directement opposé aux sentiments des moralistes, qui disent qu'il n'y a point de vertu dans la solitude. Mesrour courait toujours à côté des roues du cher, tournant son bon œil du côté de la dame, qui était étonnée de voir un borgne de cette agilité. Pendant qu'il prouvait ainsi qu'on est infatigable pour ce qu'on aime, une bête fauve, poursuivie par des chasseurs, traversa le chemin et effraya les chevaux, qui ayant pris le mors aux dents, entraînaient la belle dans un précipice.»
Voltaire, Le Crocheteur borgne


Au crépuscule le ciel de la nuit tend à éparpiller sa sonorité. Drapée dans cette pâle obscurité, le plumage lissé et l'oreille attentive, la chouette mit quelques minutes à trouver ses marques.

(25) Derrière


« ... les maris voulaient qu'elles fussent toujours toutes seules afin d'être plus sûrs de leur vertu, ce qui est directement opposé au sentiment des moralistes, qui disent qu'il n'y a point de vertu dans la solitude. »


Voltaire, Le Crocheteur borgne


Qu’y a t’il dans ou derrière les pages d’un livre ou les lettres que l’on écrit ? Derrière ce qui s’écrit, ce qui se dit comme ce qui se lit n’est pas ce qui s’est passé mais un simple reflet ou un écho qui tous deux servent de déclencheur à l’imagination...
Ce qui est emporté quand l'inondation vient et emporte la dalle d’une tombe n’est plus que ruine de ruine et comment les décombres peuvent faire une architecture...


samedi 24 novembre 2018

(24) À son tour


« La mode, dans ce temps-là, parmi les dames, était de voyager sans cocher et sans laquais, et de se mener elles-mêmes; les maris voulaient qu'elles fussent toujours toutes seules afin d'être plus sûrs de leur vertu...»

Voltaire, Le Crocheteur borgne



Au loin l'astre se voile enfin et ainsi se voit ce qui l'aveuglait. Le rêve songe au sommeil qui le fuit et l'astre, au delà des nuages, sans un bruit, sans un souffle, subitement, se dévoile, reluit et reprend le regard à son tour, alors que se ferme, aveuglé, celui qui avait osé.

(24) Petite faille


« On dira peut-être que, quand on est crocheteur et borgne, il ne faut point être amoureux d'une grande princesse, et qui plus est d'une princesse qui a deux yeux. Je conviens qu'on a bien à craindre de ne pas plaire; cependant, comme il n'y a point d'amour sans espérance, et que notre crocheteur aimait, il espéra. Comme il avait plus de jambes que d'yeux, et qu'elles étaient bonnes, il suivit l'espace de quatre lieues le char de sa déesse, que six grands chevaux blancs traînaient avec une grande rapidité.»

Voltaire, Le Crocheteur borgne


 Le dé est là, dans la main, sur le bout des doigts, comme ce qui est appris par cœur. Des doigts déjà usés, presque cornés, un peu crochus. Et devant lui apparaissent en chœur les petits chapeaux colorés qui n'ont point de nom ni de maître et ne projettent à cette heure aucune ombre... La peau de certains doigts est épaisse, l'anneau autour de l'index l'enserre. L'eau épuise jusqu'au plus dur, rend fort et vulnérable. Un peu sang, rien de grave, sourd de la petite faille au bout de ses doigts et tombe sans un bruit au fond de la faille du rocher sur lequel il est perché... comme l'oiseau sur la branche, pense-t'il en souriant. Sa tête se lève et voit l'oiseau. L'oiseau lui aussi le voit, rit, détourne la tête... et son chemin.

(24) Sordide théâtre





Près de la tour en ruine l'enfant Lune découvre alentours ce qui, loin d'être isolé autrefois, était visiblement en relation avec d'autres constructions du même genre. L'enfant Lune recèle en lui de multiples contradictions qu'il ne se dissimule aucunement. Seul avec lui-même il fait des rêves grandioses qu'il réalise jusqu'à ce qu'au réveil, frontière ténue, au moment même où se projettent les lambeaux de sa mémoire, ses deux surveillants ne l’accompagnent au sein du sordide théâtre de la réalité à laquelle il est si difficile d'échapper.

(24) Rouge est la voile du couchant





Durant les heures creuses, en plein midi, allongé sur le mur, les yeux mi-clos, l'enfant Lune ne dort ni ne rêve vraiment, mais dans un autre monde il est. Un monde complice avec qui il partage le même ciel, les mêmes montagnes, le même lac, les mêmes vents, les mêmes embarcations, mais un monde dans lequel, très tôt quelque part de lui, en lui, le sait, il le pense vraiment: les dés sont pipés. En un instant il est projeté dans un ailleurs connu. Il y joue avec le peu qu'il a entre les mains. Le granit s'est coloré de rouge et a rejoint les montagnes dont il a été extrait. Rouge est la voile du couchant qui dans l'eau saigne et se dissout en échappant aux regards.

(24) Avant de le dire


« Mesrour était (comme vous l'entendez) tout à la fois borgne et philosophe. Il vit par hasard passer dans un char brillant une grande princesse qui avait un œil de plus que lui, ce qui ne l'empêcha pas de la trouver fort belle; et, comme les borgnes ne diffèrent des autres hommes qu'en ce qu'ils ont un œil de moins, il en devint éperdument amoureux.»
Voltaire, Le Crocheteur borgne


– Voir et entendre avant de dire, disaient les voix, répète l'enfant Lune. Mais... qu'ont vu et entendu les voix avant de le dire?



vendredi 23 novembre 2018

(23) Par delà le temps


« Les langues sont à distance les unes des autres comme chacune d’elles l’est des choses.»

Henri Maldiney, L’art, éclair de l’être, cerf



Une voix flotte, indistincte, sur les ruine de récits anciens.

– Comme certains le disent ou le pensent, le scénario n’est pas écrit par avance  et le chaos trouve refuge dans le fouillis et le tumulte, mais de là à vouloir croire ce que vous avez l’art de suggérer… tout de même, il y a quelques petits pas que je n’accomplirai pas… 

Par delà le temps, une autre lui répond:

– Pressentez-vous où tout cela nous mène?

(23) La jouissance du présent


« Il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir que Mesrour était borgne. Il l'était de naissance, mais c'était un borgne si content de son état qu'il ne s'était jamais avisé de désirer un autre œil. Ce n'était point les dons de la fortune qui le consolaient des torts de la nature, car il était un simple crocheteur, et n'avait d'autre trésor que ses épaules; mais il était heureux, et il montrait qu'un œil de plus et de la peine de moins contribuent bien peu au bonheur: l'argent et l’appétit lui venaient toujours en proportion de l'exercice qu'il faisait; il travaillait le matin, mangeait et buvait le soir, dormait la nuit, et regardait tous ses jours comme des vies séparées, en sorte que le soin de l'avenir ne le troublait jamais dans la jouissance du présent.»

Voltaire, Le Crocheteur borgne



– Tout le passé est fait d’un présent que l’on voit d’une autre manière. Cela reste un présent à part entière. Mon maître me disait: ce présent n’est pas forcément issu du passé. Il est une part d’un ensemble qui ne se résout pas à une séparation entre passé présent et futur. Il est le temps dans sa parfaite unité.

(23) C'est vous qui le dites




– L’homme et l’enfant au ciel se sont adressés.
– Que se sont-ils dits?
– Ce qu’ils ont dit en chemin s’est perdu.
– Comment pourriez-vous le savoir?
– C'est ce qui se dit...
– Qui dit cela?
– Je ne le sais mais je l'ai entendu...
– Alors?

– Est perdu ce qui, en chemin, face à l’inconnu, aussi vite était paru, les mots se volatilisèrent. Sans le savoir, ils allaient rejoindre un autre destin dont ils ignoraient encore tout... et dont pourtant ils seront les messagers et peut-être aussi les auteurs.
– Ça c'est vous qui le dites...




(23) En scène


« Nos deux yeux ne rendent pas notre condition meilleure; l'un sert à voir les biens, et l'autre les maux de la vie; bien es gens ont la mauvaise habitude e fermer le premier, bien peu ferment le second; voilà pourquoi il y a tant de gens qui aimeraient mieux être aveugles que de voir tout ce qu'ils voient. Heureux les borgnes qui ne sont privés que de ce mauvais œil qui gâte tout ce qu'on regarde!»

Voltaire, Le Crocheteur borgne








jeudi 22 novembre 2018

(22) Certains échos


« La suite, à ses yeux et à ses oreilles surtout est encore plus captivante. Chaque soir à la même heure, quand le livre se fermait, à sa grande surprise, la voix ne se taisait pas. Aujourd'hui comme hier, où qu'il soit, où qu'il fût, il lui semble encore en entendre certains échos.»




Est perdu ce qui, en chemin, face à l’inconnu, n'est point entendu. Aussi vite qu'ils étaient paru, les mots se volatilisent. Quand la Lune, ivre, roule sur le sombre tambour des étoiles, d’avoir trop dansé, se fit enfin voir, Julius et l’enfant, dans sa lumière, comme les mots dont ils sont porteurs, sans le savoir, en un sens ou même plusieurs, allaient rejoindre un autre destin qu’ils ignorent et dont pourtant ils en seront les messagers et peut-être aussi, un peu, les auteurs.




(22) Sans un son





Dans le théâtre, un autre théâtre avait surgi. Quelque chose, sans un bruit, s'était glissé entre les ombres. Sans jamais le toucher, à peine quelques effleurements, brusquement l'avait rejoint au cœur de l'invisible.

Quelque chose, sans un son, glisse dans l'obscurité. Ne jamais le toucher, pas le moindre petit contact, il peut tout, sans même vous toucher tout à coup pénétrer au cœur de vos ténèbres...

mercredi 21 novembre 2018

(21) Sillage flottant


« Peser de tout son poids sur le mot le plus faible pour qu’il éclate, et livre son ciel. »

André du Bouchet, Carnet de souffle, dans Air, p.29





Sur le balcon branlant du retable, au moindre regard, dans un cri, l’oiseau s’est envolé. L’homme et l’enfant dans le cri sont embarqués. Au fond du puits, le cri sans égard baptise les deux égarés. Dans la tête de Julius, un combat fait rage que personne ne peut entendre. Au moindre écart, sans effort et sans effet l’image se forme, déformant, dans le sillage flottant où dorment insouciantes bien d’autres lunes, la moindre des pensées.



(21) Loin des coulisses


Si «La dissimulation consiste à faire comme si ce qui est n’était pas, et la simulation à faire comme si ce qui n’est pas, était»*, il convient de comprendre que ce qui est envisagé ici dans le cadre d’une distinction portant sur l’apparaître et le dissimulé renvoie à une racine ancienne et profonde. Cette définition de la simulation et de la dissimulation invite à penser une transgression pratique du partage entre les deux grandes catégories logiques et métaphysiques de l’être et du non être. Il s’agit d’une manière de voiler l’être et de donner corps au non être d’une manière qui échappe au clivage du vrai et du faux, tel que l’envisage l’Aristote de la Métaphysique, selon lequel «dire de l’être qu’il n’est pas ou du non être qu’il est, c’est le faux».

Jean-Luc Martine, Fiction de la rhétorique et rhétorique de la fiction  


Loin des coulisses secrètes du Grand Théâtre, bien calé dans son fauteuil au milieu de tous ces êtres grimaçants, Julius Veervoort, plus que se sentir perdu, ressent profondément le fait qu'il s'absente à lui-même. Il n'a jamais su vraiment ce qui se passe, mais aujourd'hui plus qu'hier encore, il perd la notion du temps. Son esprit éveillé par le récit, peut-être, s'est mis à voyager. Il ne se demande plus s'il est spectateur ou acteur. Brusquement, comme une évidence, il sait qu'il est l'auteur de son histoire... Ce qui ne l'arrange pas vraiment...


* Aristote, Métaphysique

(21) Heures creuses


« Ces jeux permettent d’envisager une poétique qui échappe au concept englobant de la mimèsis, pour se rapporter à une manière de déployer des effets. Largement dissimulée par les arts poétiques de l’imitation, une veine poétique de l’efficience court tout au long de l’âge classique, dont le roman de Cyrano fournit un exemple frappant en même temps que particulièrement retors. La confusion que le récit produit savamment entre les visées poétiques et les visées rhétoriques permet de donner corps à une esthétique envisagée comme une pratique persuasive.»

Jean-Luc Martine, Fiction de la rhétorique et rhétorique de la fiction 



De part et d’autre, ces murs sur lesquels l'enfant se perdait et retrouvait quelquefois un chemin d'origine, délimitait la quarantaine de mètres du glacis fait de solides moellons d’une vingtaine de centimètres de long, d’une quinzaine de large, épais de même, et qu’il fallait sans cesse balayer pour accueillir dignement les clients. Non seulement la horde envahissante des clients des week-ends ensoleillés mais aussi ceux, beaucoup moins nombreux mais plus réguliers des ciels couverts. Durant les heures creuses, en plein midi ou plus avant, quand le soleil lui aussi tape, allongé sur le mur, les yeux mi-clos il ne dort ni ne rêve vraiment, mais dans un autre monde il est.

(21) Sous ses pieds


« À partir des jeux discursifs par lesquels le récit représente la parole persuasive en même temps qu’il s’agence lui-même comme un discours destiné à convaincre, on peut envisager la manière dont s’instruit le procès du langage. Ce double espace judiciaire (discours de procès et procès des discours) permet de considérer la catégorie de l’éthos (des mœurs) en la rapportant à deux tensions, une tension interne qui partage la notion entre l’éthique et le mensonge efficace, et une tension externe qui résulte du dédoublement des régimes discursifs: éthos de personnages et éthos du texte. Le mouvement que le texte invite à suivre part de l’éthos représenté dans la fiction du discours rhétorique (celui des personnages qui discourent) pour tenter d’envisager un éthos de la représentation elle-même.»

Jean-Luc Martine, Fiction de la rhétorique et rhétorique de la fiction


Entre deux murs épais, faits de blocs énormes de plus d'un mètre de long, rugueusement taillé, mais poli par endroits, l'enfant sent sous ses pieds les montagnes qui au loin le surplombe. Sur les vagues avait traversé ce qui devant lui s'allonge. Mémoires immobiles, temps compressés, habilement juxtaposés, entre lesquels, les vagues, le vent et la pluie avec le temps, avaient rongé le ciment et formé une minuscule faille qui présentait pour l'imagination d'un enfant, la forme inconnue, presque un visage, d'un gouffre profond duquel pouvait rejaillir sans problème toute forme de vie...

mardi 20 novembre 2018

(20) Face-à-face


« Le nihilisme radical c'est la conviction d'un absolu manque de solidité de l'existence, lorsqu'il s'agit des valeurs supérieures que l'on reconnaît; à quoi s'ajoute la connaissance que nous n'avons pas le moindre droit de fixer un au-delà ou un "en soi" des choses. Cette connaissance est la suite de "l'esprit véridique" qui a grandi en nous: c'est donc aussi une conséquence de la foi en la morale.
Voici l'antinomie: en tant que nous croyons à la morale, nous condamnons l'existence.»





Bien assis dans son fauteuil, Julius Veervoort, se sent un peu perdu. Il ne sait pas vraiment ce qui se passe, s'il est le spectateur ou l'acteur de quelque chose qui se passe et plus encore, s'il en est, en quelque sorte l'auteur...
– La plupart des gens qui se trouvent là pourraient formuler la même interrogation, se dit-il. Mais il se trouve que j'en doute fortement... Ils ont un regard unidirectionnel et je suppose qu'ils ont dans l'idée d'être des spectateurs en position de face à face par rapport au sujet qui se joue... et qui pourrait être celui d'un autre, autre qui serait, au moment même, imaginaire. Tout au plus imaginent-ils être face à un miroir.




(20) Messagers


« Peser de tout son poids sur le mot le plus faible pour qu’il éclate, et livre son ciel. »

André du Bouchet, Carnet de souffle, dans Air, p.29




Julius, Julius Veerwoort, s'appelle-t'il. Il avait joint les extrémités de ses doigts et comptait les minutes qui le séparaient de la prochaine éclipse de temps qui lui permettrait de pénétrer dans les coulisses de ce théâtre dont il commençait à ressentir secousses, tremblements et sombres effets...  Bien calé dans son fauteuil, toujours en attente il ne voit pas la faille s'ouvrir en lui. Ce qu'il attendait est là et il ne le sait pas.

– L’homme et l’enfant au ciel se sont adressés. Ce qu’ils ont dit en chemin s’est perdu.
 

Trop tard, pense Julius. Est perdu ce qui, en chemin, face à l’inconnu, aussi vite était paru, les mots se volatilisèrent. Sans le savoir, ils allaient rejoindre un autre destin dont ils ignorent encore tout... et dont pourtant ils seront les messagers et peut-être aussi les auteurs.

(20) Sombres effets


« Ne suis jamais le sentier de la facilité que te proposent les frères de l’obscurité. Parce que ce sentier te conduira à la diminution et à l’extinction de ta lumière.»


– Tous les murs étaient rouges ou verts, recouverts plus ou moins de lourdes tentures rouges ou vertes aussi. Sous nos pieds, le parquet était de ce genre de bois rougeâtre foncé qui est conçu pour ses qualités acoustiques, mais dont personne ne sait ni ne s'aperçoit, hormis lors des longs moments d'applaudissements où l'on perd la notion des convenances et l'on se met à taper sauvagement des pieds, qu'il est là pour amplifier ses propres mouvements... Sur ce sol était une rangée de fauteuils tendus de velours rouge, dont l'ossature boisée transmettait avec précision le roulement martial du parquet, et sur l'un d'eux j'étais. Je m'appelle Julius, Julius Veerwoort, et j'ai quarante-deux ans. Je joignais les extrémités de mes doigts et comptais les minutes qui me séparaient de la prochaine éclipse de temps qui me permettrait de pénétrer dans les coulisses de ce théâtre dont je commençais à ressentir secousses, tremblements et de sombres effets... 



lundi 19 novembre 2018

(19) Un grand désordre


« On gouverne un État comme on cuit un petit poisson: avec précaution. Si l’empire est gouverné selon le Tao, les démons invisibles perdent leurs armes. Non qu’ils ne soient puissants, mais ils ne nuiront pas aux hommes. Non qu’ils ne puissent nuire aux hommes, mais parce que le Sage, lui, ne nuit pas aux hommes. Les forces des entités invisibles et celles du Sage ne nuisent pas aux hommes ni ne se nuisent mutuellement. Cet état de chose est une manifestation de la vertu qui est à l’œuvre dans le monde. Et le monde, par elle, sera meilleur.»

Tao-Tô-King 




Comme on peut le voir un grand désordre règne sur la grande scène. Mais dans les esprits, ce ne ne semble pas très différent si l'on en croit ce qui se dit.

– La position des planètes, l’élaboration de la carte du ciel, la construction de la sphère céleste, les emplacements des «maisons» astrologiques, etc… sont des preuves irréfutables que les humains ont été sous les influences de cette construction de la «Grande
Architecture de l’Univers»...

– ... et il n’en serait être autrement puisque la planète Terre en fait
partie…

– De cette suite logique, cette influence a été inscrite dans les traditions anciennes qui se sont établies et cette transmission a traversé les millénaires!
Certains sont pleinement d'accord, surtout les Anciens que l'on entend le plus... Mais on entend déjà, ça et là, quelques murmures fort discordants et annonciateurs...




(19) La notion du temps


« La notion du temps est toujours aussi mystérieuse qu'à l'époque de Platon. Elle est au cœur de toutes les problématiques scientifiques, de la cosmologie   à la mécanique quantique. Et sous-tend des questionnements sur ce qu'est la conscience, la réalité, sur ce que nous sommes, nous, individus, êtres pensants.
On peut dire que deux approches s'opposent actuellement. La première, portée par de nombreux cosmologistes, défendue par le physicien italien Carlo Rovelli dans son livre "Et si le temps n'existait pas?", considère le temps comme une dimension, mais que notre perception de son écoulement est une illusion. L'univers, voire les univers, y est conçu dans son ensemble comme un tout dont l'histoire est écrite. Par son caractère fataliste , cette vision évoque celle du siècle des Lumières, d'un cosmos fonctionnant comme une grande machine, n'ayant pas besoin de nous.»



Le commissaire Julius, Julius Veerwoort, mimétisme parfait, observe avec attention. Il s'est fondu dans la foule des acteurs, mais ne sait pas encore pourquoi il se trouve là. Nul ne prétend savoir ce qui se passe vraiment. Il pense à haute voix tant le tumulte grandit.

 – Quelque chose de nouveau se profile-t’il à l’horizon?
Toujours le même soleil que, malgré des siècles de raison on s’évertue à voir se lever?

Un voix, impossible à situer, lui répond.


– Si, de tout temps, l’influence des astres a joué un rôle prépondérant dans les civilisations qui se sont succédées jusqu’à il y a peu... et peut-être encore un peu... pour certains... jusqu'à aujourd'hui, les interprétations symboliques ont été, dit-on, bâties sur des données issues de l’observation du ciel et par une connaissance approfondie de l’astronomie... toutefois peut-on encore accepter que cela soit une base raisonnable sur laquelle on pourrait s'appuyer pour gouverner?