dimanche 30 avril 2006

En d'autres lieux


Il m'arrivait, au hasard de mes lectures, de retrouver des détails de plus en plus précis de ma vision. Comme si l'auteur avait vu la même chose que moi. C'était un sorte de matérialisation qui m'aidait à devenir ce que je pensais être réel. Ainsi, dans "la course à l'Abîme", Dominique Fernandez écrit:
"Notre maison, comme je l'ai dit, était la dernière du village, avant la route qui file en droite ligne sur Venise. Il faisait très chaud, par cette fin d'après-midi, lorsque nous vîmes approcher, du fond de la plaine, une carriole bâchée attelée d'un mulet. L'été qui précéda mon départ pour Milan et l'entrée dans ma quatorzième année se signala par une sécheresse exceptionnelle. Pour se protéger des rayons encore brûlants du soleil, la famille était réunie dans le petit jardin qui s'étend derrière la maison. De l'autre côté du ruisseau qui marque la lisière de Caravaggio, le bois de pins et d'ormeaux regorgeait, conune chaque soir, d'une multitude d'oiseaux qui voletaient de branche en branche avec un bruit assourdissant.
La carriole, au lieu d'entrer dans le village, s'arrêta près du bois. Il en descendit un homme vêtu malgré la saison d'un manteau long à capuchon et sans manches.
À son costume. à son turban, à sa barbe taillée en pointe et soignée, ma mère le reconnut sans peine pour un de ces marchands qui servent d'intermédiaires entre l'Afrique et l'Italie."
La carriole avait été vue ailleurs, en d'autres lieux, en d'autres temps.

Le Roy Orky (9)

samedi 29 avril 2006

L'enfant


L'enfant, dans sa nuit, cherche. Inlassablement, de ses mains, il rassemble les vestiges éparpillés de sa vision.

Le Roy Orky (6)

vendredi 28 avril 2006

Doute


Les pieds dans l'eau, l'enfant baigne dans une lumière magique... ! Il ne le sait pas...
- Une malle, un trésor peut-être, est tombé de ce convoi !
L'enfant sans cesse cherche des traces tangibles de ce passage. Un doute naît de sa réalité.
- Je suis sûr de l'avoir vue tomber, aussi sûrement que j'ai vu le convoi passer.
L'enfant suit le chemin de l'eau. Sans le savoir, il remonte à la source. Au détour d'un rocher, le ciel prend possession de l'eau. À la moindre vague, l'éclat est si violent qu'il doit fermer les yeux. Dans les nuages, il se perd.

Le Roy Orky (3)

jeudi 27 avril 2006

Réveil


Mes yeux se rouvrent. Les eaux si calmes se réveillent. Brusquement, je vois les rochers dévaler. Ils vont, viennent, sautent et retombent sans fin. Il faut franchir la barrière de rocs. La malle, tel un navire en perdition, tangue et prend de la vitesse.

Le Roy Orky (2)

mercredi 26 avril 2006

Sans un bruit


Sans un bruit, je me glissais entre les herbes, rampais sous les arbres. La troupe me suivait. En moins d'une minute, le sentier raviné par les pluies, est inondé. Un moment après, le temps se fige.
A deux cents mètres au-dessous, l'attelage allongé apparaissait le long des sombres nuées. De nombreux reflets de lumières étoilaient les mouvements confus des vagues. Au-delà du ruisseau, au large des sillons immergés, une malle se réverbérait à la surface des eaux calmes. Plus loin, à l'extrémité du ravin, une lumière, telle un phare, projetait son oeil lumineux sur le plateau où rien ne bouge.

Le Roy Orky (1)
Daniel Will

Odeur de sainteté


Pour Ambroise Paré, il ne fait aucun doute que le parfum des matières odoriférantes constitue leur élément actif. De nature aérienne, subtile, «spirituelle», similaire à celle des « esprits vitaux » (vapeurs de sang subtil et principe même de la vie), il pénètre directement et profondément dans les poumons et tout le corps sans rien perdre de sa vertu. C'est pourquoi, à la différence de beaucoup de ses contemporains, Paré condamne les antidotes sans arôme, comme l'or, les perles, les pierres précieuses et surtout la corne de licorne.
En ce qui concerne cette dernière, « on ne sçait à la vérité quelle est ceste beste ». Les bruits les plus contradictoires courent à son sujet. Elle naît aux Indes, en Éthiopie, dans des déserts inaccessibles. Elle ressemble à un cheval, un âne, un cerf, un éléphant, un rhinocéros, un lévrier. Sa corne est noire, blanche, pourpre, rayée comme la coquille de l'escargot. Les uns « disent qu'elle est la plus furieuse et cruelle de toutes les bestes et qu'elle hurle fort hideusement, d'autres au contraire la disent fort douce et bénigne, et s'amouracher des filles, prenant plaisir à les contempler, et qu'elle est souvent prise par ce moyen ».

Les pouvoirs de l'odeurs
Annick le Guérer
Odile Jacob

mardi 25 avril 2006

Lumière


La montée par laquelle il faut commencer, sur le chemin traditionnel, représente ce travail préliminaire. Elle constitue le prix que l'on paie pour accéder à l'univers disponible des divers sentiers de montagne...
Cette lumière règne en maîtresse du promeneur à la montagne et d'un barrage rocheux à l'autre, pratiquement, elle s'impose avant tout le reste. Alors, peu importe que nous prenions tel sentier ou bien tel autre, que nous montions ou que nous descendions. C'est toujours elle que nous cherchons, que nous trouvons, et qui nous accompagne.

Sur les chemins de Sainte Victoire
Jacqueline de Romilly
Presses Pocket

Eloge de la fuite


Quiconque en s'endormant, a tenté de pénétrer l'obscurité de son inconscient, sait qu'il a vécu pour lui-même. Ceux qui ne peuvent trouver leur plaisir dans le monde de la dominance et qui, drogués, poètes ou psychotiques, appareillent pour celui de l'imaginaire, font encore la même chose.
Alors, le contact humain, la chaleur humaine, qu'en faites-vous ?
- Ce que les hommes ont à communiquer entre eux, la science et l'art, ils ont bien des moyens d'en faire l'échange. J'ai reçu d'eux plus de choses par le livre que par la poignée de main. Le livre m'a fait connaître le meilleur d'eux-mêmes, ce qui les prolonge à travers l'Histoire, la trace qu'ils laissent derrière eux.
Mais combien d'hommes ne laissent pas de trace écrite et qu'il serait enrichissant de connaître?
Ceux qui souffrent et travaillent n'ont point le temps d'écrire.
- Oui, mais est-on sûr que la prise de contact avec ceux-là est empreinte du seul souci de la connaissance et de la participation au transport de leur croix ? Le paternalisme, le narcissisme, la recherche de la dominance, savent prendre tous les visages. Dans le contact avec l'autre on est toujours deux. Si l'autre vous cherche, ce n'est pas souvent pour vous trouver, mais pour se trouver lui-même, et ce que vous cherchez chez l'autre c'est encore vous. et ce que vous cherchez chez l'autre c'est encore vous. Vous ne pouvez pas sortir du sillon que votre niche environnementale a gravé dans la cire vierge de votre mémoire depuis sa naissance au monde de l'inconscient. Puis-je dire qu'il m'a été donné parfois d'observer de ces hommes qui, tant en paroles qu'en action, semblent entièrement dévoués au sacrifice, mais que leurs motivations inconscientes m'ont toujours paru suspectes. Et puis certains, dont je suis, en ont un jour assez de ne connaître l'autre que dans la lutte pour la promotion sociale et la recherche de la dominance. Dans notre monde, ce ne sont pas des hommes que vous rencontrez le plus souvent, mais des agents de production, des professionnels. Ils ne voient pas non plus en vous l'Homme, mais le concurrent, et dès que votre espace gratifiant entre en interaction avec le leur, ils vont tenter de prendre le dessus, de vous soumettre. Alors, si vous hésitez à vous transformer en hippie, ou à vous droguer, il faut fuir, refuser la lutte si c'est possible. Car ces adversaires ne vous aborderont jamais seuls. Ils s'appuieront sur un groupe ou une institution. L'époque de la chevalerie est loin où l'on se mesurait un à un, en champ clos. Ce sont les confréries qui s'attaquent aujourd'hui à l'homme seul, et si celui-ci a le malheur d'accepter la confrontation, elles sont sûres de la victoire, car elles exprimeront le conformisme, les préjugés, les lois socio-culturelles du moment. Si vous vous promenez seul dans la rue, vous ne rencontrerez jamais un autre homme seul, mais toujours une compagnie de transport en commun. Quand il vous arrive cependant de rencontrer un homme qui accepte de se dépouiller de son uniforme et de ses galons, quelle joie! L'Humanité devrait se promener à poil, comme un amiral se présente devant son médecin, car nous devrions tous être les médecins les uns des autres. Mais si peu se savent malades et désirent être soignés!

L'éloge de la fuite
Henri Laborit
Folio, essai

lundi 24 avril 2006

Logique


... Nous désespérions de parvenir à une concordance exacte quand l'un de nous finit un jour par s'exclamer :
"Comme disait Emerson, une logique sotte est le feu follet des petits esprits."

Ante scriptum à "Mortelle est la nuit"
Isaac Asimov
Folio

dimanche 23 avril 2006

Relations


Certains humains, par contre, à force d'être blessés par des relations douloureuses avec les « mêmes » de sa famille ou de son espèce, finissent par préférer l'échange avec les étrangers ou des animaux. Ces personnes, écorchées d'avoir établi avec les humains des attachements douloureux, se réfugient dans les relations interspécifiques dont elles perçoivent mal les rituels, dont elles comprennent mal le langage, ce qui leur permet d'y apaiser leurs relations affectives.

Mémoire de singe et paroles d'homme
Boris Cyrulnik
Hachette

samedi 22 avril 2006

Le prix


- Le prix, c'est la souffrance de voir ce qu'il y a de mauvais en toi, tous tes défauts, bref, ces choses dont nous refusons de reconnaître la présence, parce qu'elles nous déplaisent, En plus, tu auras conscience de ce qu'il y avait de bon chez ta victime, et la culpabilité te torturera...

"La première leçon du sorcier"
Terry Goodkind
Edition Bragelonne

jeudi 20 avril 2006

Mémoire


... Nommer la chose à observer introduit le regard de l'observateur et modifie la relation. Prononcez le mot « schizophrénie » : tout le monde s'enfuit. Et le sujet, solitaire par nature, se retrouve encore plus seul. Il ne lui reste que l'asile. Là, il trouve un refuge, une sociabilité à sa mesure. La chronicité de l'hôpital psychiatrique se fait complice de son désir de démissionner de l'humanité. Guérison tragique : le patient ne délire plus, n'hallucine plus, ne souffre plus. Son esprit, apaisé par l'absence de stimulation de cette institution lourde et sans vie, pourra désormais ronronner à son rythme de cadavre vivant.

Mémoire de singe et paroles d'homme
Boris Cyrulnik
Hachette Littératures

Chemin tracé


En hébreu, « habitude » se dit hèrguèl, mot qui vient de réguèl, « pied ». L'habitude, c'est le chemin où le pied me conduit sans que la tête ait besoin de lui dire où aller. Dans la marche, le corps fonctionne tout seul, sans le cerveau. Mais on peut donner une autre interprétation de l'habitude en partant de la lettre lamed. Celle-ci a un statut spécial dans l'alphabet hébraïque. Contrairement aux alphabets occidentaux, où les lettres sont posées sur la ligne, les lettres hébraïques sont accrochées à la ligne. Or, aucune des vingt-deux lettres hébraïques ne déborde la ligne d'écriture, sauf, précisément, le lamed. Cette lettre signifie « aller au-delà de l'écriture », «aller au-delà du chemin tracé »; donc, si l'on interprète symboliquement, elle « sort de l'habitude ». Mais le lamed veut aussi dire « enseigner », « étudier ». La forme graphique de la lettre indique dans quel sens il faut la comprendre: enseigner, étudier, c'est aller « au-delà du verset », pour reprendre l'expression d'Ernmanuel Lévinas, sortir des voies trop connues. N'est-ce pas d'ailleurs le sens du mot français « éduquer » ? Il vient du latin ex-ducere, « mener dehors », « sortir du chemin
tracé d'avance ».

Marc-Alain Ouaknin
Les dix commandements
Points

Eternité


Din Tinino Titô se vit déjà empalé comme don Filipello et il eut envie de gomir, don Filiberto Giardina en resta mort comme terre, don Alterio La Seta s'acassa par terre rapport que ses jambes ne le soutenaient plus, don Occàso Barbèra peta haut et fort parce qu'il faisait ainsi chaque fois qu'il s'effervait d'importance.
« Pouvons-nous parler à Son Excellence ? quérit don Tindaro.
- Non fait, messieurs. Son Excellence se recueille. On ne peut la déranger.
- Mais il y va de notre vie ! » quincha don Silivestro.
Le chanoine l'apincha avec froideur.
« Son Excellence est en plein recueillement et médite sur l'éternité. Comment votre vie peut-elle lui importer ?
Don Silivestro bondit, les mains levées pour accolleter le chanoine et lui servir une bonne batelée de plamuses. On le retint.
« Cathédrale, mon œil ! écumait don Silivestro en se débattant. Ce grand raquedenier veut nous sucer le sang ! »

Le Roi Zosimo
Andrea Camilleri
Le Livre de Poche

Le défricheur


Guetteur de rêves, en effet, car philosophe cynique en un sens, il importe à Walter Benjamin de démasquer «la fausse monnaie» des rêves du XIX siècle et dans cette tâche il se décrit lui-même comme philosophe à la hache. Dans les "Premières Notes", il définit ainsi son projet : «Défricher des domaines où seule la folie, jusqu'ici, a crû en abondance. Avancer avec la hache aiguisée de la raison et sans regarder ni à droite ni à gauche, pour ne pas succomber à l'horreur qui, du fond de la forêt vierge, cherche à nous séduire. Chaque terre a dû un jour être défrichée par la raison, être débarrassée des broussailles du délire et du mythe. C'est ce qu'il faut faire ici pour la terre en friche du XIX siècle». Le lecteur de W. Benjamin ne peut manquer de percevoir sans cesse -certes dosée de façons différentes selon les moments - une tension irréductible entre la fascination quasi mortifère qu'exercent les rêves de la mythologie moderne et la volonté de sortir du rêve, de s'arracher à ce côté nocturne du XIX siècle en interprétant le rêve, c'est-à-dire en construisant l'image dialectique.

Miguel Abensour
L'utopie de Thomas More à Walter Benjamin
Editions Sens & Tonka

mercredi 19 avril 2006

Bleus


L'île émergea du brouillard. Lourde, magique. Elle fuyait la mort. Elle fuyait sa mère...
... Elle contemplait le jour qui se levait derrière le petit pin noir, les premiers rayons, rayons parfois d'or pâle, rayons parfois blancs comme des mèches d'archer.
Puis les premiers bleus,
Puis le surgissement violent, rapide, inexorable de la lumière s'arrachant à la mer.

Villa Amalia
Pacal Quignard
Ed. Gallimard

Le plaisir et la pensée


Le journalisme pense sans le plaisir de la pensée. Relégué dans un tel domaine, l'artiste ressemble à une hétaïre contrainte à la prostitution. À cela près que celle-ci succombe sans mal à la contrainte aussi. La contrainte au plaisir peut signifier pour elle du plaisir; pour celui-là, du déplaisir uniquement.
La prostitution du corps partage avec le journalisme la capacité de ne pas devoir ressentir, mais possède sur lui la capacité de pouvoir ressentir.

Aphorismes
Karl Kraus
Mille et une nuit

mardi 18 avril 2006

Lector in fabula


Nous devons donc faire une distinction entre l'utilisation libre d'un texte conçu comme stimulus de l'imagination et l'interprétation d'un texte ouvert. C'est sur cette frontière que se fonde, sans ambiguité théorique, 1a possibilité de ce que Barthes appelle texte de jouissance - il faut savoir: soit on utilise un texte comme texte de jouissance, soit un texte déterminé considère comme constitutif de sa propre stratégie (et donc de son interprétation) la stimulation de l'utilisation la plus libre possible. Mais nous croyons devoir limiter notre affirmation et dire que la notion d'interprétation entraîne toujours une dialectique entre la stratégie de l'auteur et la réponse du Lecteur Modèle.
Naturellement on peut avoir, outre la pratique, une esthétique de l'utilisation libre, aberrante, désirante et malicieuse des textes.

"Lector in fabula"
Umberto Eco
Le livre de poche, biblio essai

Ce que le vent porte


Le vent emporte son esprit. Il aimerait comprendre et être compris.
- Jamais plus, je ne fermerais les yeux ! Que le ciel entre à jamais dans mon regard !
Le jour et la nuit, l’homme immobile aux bras écartés, la tête haute regarde le ciel. Peu à peu les herbes l’enlacent, lentement l’homme s’enfonce dans la terre. Toujours il regarde le ciel en face.

Le Roy Orky, extrait
Daniel Will

lundi 17 avril 2006

Les Très Riches Heures


- Je suis innocent de tous les crimes qui me sont attribués. C’est ce que vous devez présumer. Vous devez rester aveugle, non aux faits, bien sûr, mais aux passions qu’ils suscitent. La rigueur et la subtilité des procédures vont être vos alliés. Mais ils seront aussi les miens. C’est ce principe que j' enseigne et applique depuis des lustres. Puissent-ils vous éclairer. Je ne suis pas un justiciable ordinaire et votre Justice n’en est qu’à ses balbutiements. Je ne suis pas à votre mesure. Vos accusations sont trop graves et ma défense est trop frêle. La balance penche trop vite. Je suis votre miroir, et en tant que tel, ce procès pourrait être exemplaire. Malheureusement, il risque de montrer l’arbitraire, celui-là même que vous me reprochez. L’exemple ultime de l’arbitraire rhabillé des oripeaux du droit, comme un vulgaire tyran, auquel vous prétendez me comparer moi, qui vous ai élevé. Vous devriez vous inquiéter de l’image du droit que vous êtes en train de dessiner et pour la mauvaise pédagogie que vous allez en faire. Je ne suis qu’un pauvre aveugle qui vous ai ouvert les yeux. Il se peut que je me sois trompé. Peut-être n’aurais-je pas dû le faire. Mais je n’en ai pas de regret, j'ai gardé mon âme d'enfant...

Les Très Riches Heures du Colonel Ortho

dimanche 16 avril 2006

Leçon numéro 3


Ne pas oublier de remercier pour tous ces miracles quotidiens.

Les Enluminés de Venise, www.willdesign.ch/willdesignhtml/pagelivrewd.html
D.W.

Leçon numéro 2


Maîtriser ses émotions.

Leçon numéro 1


Savoir se taire et observer...

Comme un enfant


... Le soleil se lève. Certains d'avoir retrouvé notre chemin, nous repartîmes lentement. Le premier pas fut le plus difficile. Le deuxième s’allongea légèrement. Au troisième nous avions, j’avais trouvé, la bonne longueur et le rythme, mais je dus m'arrêter net. Quelque chose brillait au loin. Je sentais une présence. Je tournais la tête du côté gauche et je découvris un regard. Derrière la colonne de pierre à moitié effondrée qui, autrefois, se dressait contre le ciel, se tenant immobile, comme sculpté dans la roche moussue, une sorte de gardien immobile me regardait. Rien ne se passait. Mon sabot droit esquisse un léger pas de danse, un piaffement, qui aurait eût pu être interprété comme une menace. Ce n’est que quand je me mis en mouvement que le gardien bougea. Malgré ses grandes oreilles, fort semblables aux miennes, je n’étais pas rassuré. Je saluais d’un bref petit signe de tête. À mon grand étonnement, il sembla me répondre. Quand de l’autre côté, je ressentis la même démangeaison. Je sentais la même présence presque invisible, je sentais le même regard qui me surveille... Je piaffais à nouveau, tournais la tête et saluais en tremblant. Le deuxième gardien, plus impressionnant que le précédant, me rendit mon salut par un imperceptible mouvement de son oreille droite. Le chemin bifurquait à angle droit vers la gauche.
-Parfois le temps s’inverse, me dira plus tard le maître des lieux. Tu remontes à la source des temps. Tu rajeunis à mesure que tu avances.
Me voilà comme un enfant, contournant le jardin qui parait devant moi.

Le Beau Dais d'Or, conte philosophiste
Dave Hill

samedi 15 avril 2006

Montagne


J'ai tellement tourné et par monts et par vaux
que la destinée elle-même ne peut point me mener au but.
Ces monts terribles sont comme une mer profonde
ou personne ne vit rivage ni passage,
où la nef serait ombre; et la crête, une vague

"A la montagne"
Hamgar
Anthologie de la poésie persane
Gallimard/Unesco

Comme un sanglier


Mélanion jette un regard désinvolte aux autres chasseurs. La ravine est une tranchée profondément encaissée, dont les talus s'élèvent à mi-hauteur d'homme, et que traverse un torrent tumultueux. Il suffirait d'une seconde pour que le courant l'emporte loin de leur vue. Les hommes se dirigent vers la lagune. Le récit de la chasse qu'inscriront leurs empreintes s'interrompra à la lisière de l'eau et reprendra sur l'autre berge. Sa chasse à lui ne laissera aucune empreinte, mais elle seule atteindra son but. Tout ce qui s'était passé avant, la disparition des hommes dans la ville abandonnée, l'absence d'Œnée, le gigantesque sacrifice où les hurlements des animaux annonçaient la déroute des héros, tout cela était maintenant révolu, appartenait désormais aux recensions de la chasse. Et maintenant, ce territoire sans traces était le sien, celui du chasseur de la nuit : lui-même.

"Comme un sanglier"
Lawrence Norfolk
Grasset

vendredi 14 avril 2006

Regard


Je n'ai aucune expérience mentale des choses.
Ce n'est que lorsque les choses se sont bien stratifiées à l'intérieur de mon corps, qu'elles sont devenues une sorte de cal, que je m'en aperçois et que je me dis: « Tiens ! Regarde ce que j'apprends de ma chair » Il m'a manqué une manière de tirer expérience de l'étude, des pensées, peut-être parce que je n'ai pas su étudier. Les pensées ne m'ont jamais
rien enseigné, pas même celles des autres ; je crois quelqu'un si je crois au ton de sa voix, quoi qu'il dise, il suffit qu'il réponde à mon acoustique. Et si quelqu'un dit la même chose que moi, mais avec une voix qui sonne faux, je ne le crois pas ou simplement je ne l'entends pas. Ainsi, an fil du temps, je suis devenu une sorte de vilain petit animal qui apprend des choses qu'il touche et qu'il voit.

"Essai de réponse"
Erri de Luca
Arcades Gallimard

jeudi 13 avril 2006

Sous la bannière


Nos sociétés grégaires et patriarcales ont toujours pratiqué la ségrégation. La mentalité agraire perçoit comme une menace contre son intégrité ce qui, venu du dehors, pénètre, s'instille, s'installe en elle. Le clan du corps communautaire bannit le corps étranger au nom de l'anormalité. La prédation justifie l'exclusion. Tant que la souveraineté de la vie humaine n'apparaîtra pas comme le dépassement d'un état de survie où l'espèce dépérit sous couvert de se conserver, le troupeau croupira sur les pâturages de la peur, en cultivant la haine et le rejet de l'égregaire.
Bien qu'elle eût aboli l'odieux privilège de la naissance, la Révolution française n'en a pas moins, pendant deux siècles, mobilisé les esprits contre les féroces soldats égorgeant nos filles et nos compagnes, et dont le sang impur ne manquerait pas d'arroser nos sillons par temps de sécheresse des idées. La terreur intériorisée est un appel vibrant et incongru à l'ennemi, elle le provoque, le suscite au besoin. Sous quelque bannière que l'intrus s'avance, il a les traits de l'inacceptable. Richesse, pauvreté, force. faiblesse, couleur de peau ou de cheveux, âge, sexe, caractère, origine géographique et sociale, lignage familial, état de santé, handicap physique ou mental, comportement atypique, tout ce qui ne répond pas à la normalité grégaire, tout ce qui relève de la différence, de l'individualité, de la spécificité irréductible s'expose à la justice clanique, au défoulement vengeur, aux coups que la force brutale et la ruse sournoise ont besoin d'asséner au bouc émissaire pour exorciser la peur et l'envie d'être seul et souverain dans la destinée du vivant.

Le Chevalier, la Dame. le Diable et la Mort
Raoul Vaneigem
Le Cherche Midi

mercredi 12 avril 2006

Unité


Etant donnée l'analogie essentielle qui existe entre la nature et l'homme, celui-ci, en libérant son cœur, se fait l'ouvrier du perfectionnement de l'univers, c'est-à-dire de l'accomplissement de l'Unité cosmique. En fait, les cultures mésoaméricaines n'ont fait que répéter à l'infini la formule mystique qui exprime l'union de l'homme avec le Tout.

La pensée des anciens mexicains
Laurette Séjourné
Ed. François Maspero

mardi 11 avril 2006

Sons noirs


Des sons noirs a dit l'homme populaire d'Espagne, et il coïncida avec Goethe, qui définit le duende en parlant de Paganini, lorsqu'il dit : «Pouvoir mystérieux que tous ressentent et qu'aucun philosophe n'explique».
Ainsi donc le duende est un pouvoir et non un agir, c'est lutter plutôt que penser. J'ai entendu dire à un vieux maitre guitariste : « Le duende n'est pas dans la gorge, le duende monte du dedans, depuis les plantes des pieds ».
C'est-à-dire, ce n'est pas une affaire de faculté, mais de véritable style vivant ; c'est-à-dire, de sang ; de culture vieillissime, et, en même temps, de création en acte.

Jeu et théorie du duende
Federico García Lorca

lundi 10 avril 2006

Le duende


Soudain, quelque chose le touche, quelqu'un qui tente de parler ne peut le faire et, sans rien dire, s'en va chercher les mots du corps, dans un dédale. Au détour de ses tours il touche au duende, mais gare à son éveil, il peut détruire ; si le déchirement n'est pas mortel, il sera le facteur véritable de tout ce qui, d'humain, dans l'agonie d'un désir, fait vérité, et dans un jaillissement fugace, produit cet art différent, hors technique académique, c'est-à-dire bien au-delà de la muse et de l'ange, et qui est en rapport étroit avec les marécages de la mort.
Ce sujet de l'impossible à dire, est, le plus souvent, sous le coup d'un veto, d'un embargo de la conscience, barré au profit des enchaînements, tantôt savants, tantôt gracieux, parfois aveugles, qui illustrent les avatars des savoirs et des arts académiques.

Le duende, jouer sa vie
Ignacio Gárate-Martinez
Edition "Encre marine"

dimanche 9 avril 2006


Sous la lune endormie
un soleil s’est levé
une flèche en silence
a tracé son chemin

Extrait de "Un oiseau est passé"
chant du Roy Orky

samedi 8 avril 2006


Comme s'il était permis d'ignorer, partout où règne le commerce, que seul le crime paie, que seul le mensonge fait vendre, que seules la ruse et la force garantissent les bénéfices financiers et la plus-value de pouvoir! ...
...j'ai le sentiment d'aborder, sous l'appellation de « polar », où police, pollution et populaire propagent leurs ondes circulaires au sein des eaux mêlées du crime légal et illégal, une enquête menée pas à pas, tandis que se dévide en tous sens l'écheveau de mon existence et de mes existences possibles.
La tactique et la stratégie de l'agioteur, du commerçant et du militaire, l'investigation policière, le travail d'affût du chasseur participent d'une passion engorgée que je restitue à sa nature originelle: la curiosité protéiforme, instillant, avec délectation, ses infusoires au plus profond des territoires de l'innommable et de l'inconnu.
Je me suis pris au jeu de rendre à la vie les jeux savamment conçus pour mourir.

Le Chevalier, la Dame, le Diable et la Mort
Raoul Vaneigem, édition "le cherche midi"

vendredi 7 avril 2006

Le beau Dais d'or


... Sur son beau dais d’or, au crépuscule, le divin chanteur était amené. Chaque jour, sur l’auguste croupion, le Roy prélevait une plume qu’il faisait sienne. Il fallait que chaque jour il subsistât au moins une plume de longueur et d’apparence convenable. Le pillage de ces ressources était organisé de façon systématique. Seule une plume d’une longueur spéciale pouvait être prélevée.
-Ni trop longue, ni trop courte !
La longueur exacte qui va du point A, représentant l’extrémité pointue de la plume qui sert à inscrire ou à tracer le point A, jusqu’au point G qui se situe à la fois à l’intérieur de l’oreille de notre Maître et à la douce extrémité de la plume, dans une position de suprême équilibre. Dans cette position, la plume a deux fonctions : avec son bec acéré, elle gratouille et, avec l’empennage charnu, elle chatouille. Cela plaisait assez à notre Roy...

Le Beau Dais d'Or, conte philosophiste
Dave Hill

jeudi 6 avril 2006


Les êtres naissaient, puis disparaissaient; se divisaient sans cesse, comblaient le vide, comblaient le temps, goûtaient, et étaient goûtés. Les millions d'yeux, les millions de bouches, les millions de nerfs, d'antennes, de mandibules, de tentacules, de pseudopodes, de cils, de suçoirs, d'orifices tactiles étaient ouverts dans le monde entier et laissaient entrer les doux effluves de la matière. Partout ce n'étaient que lumières, cris, parfums, froid et chaleur, duretés, nourritures. Partout ce n'étaient que frémissements, ondes et vibrations. Et pourtant, pour moi, c'était le silence, l'immobilité et la nuit.
Car ce n'était pas dans ces communications éphémères que résidait ma vérité. Ce n'était pas dans cette lumière, dans cette nuit, ni dans rien de ce qui était manifesté pour la vie. Les vies des autres, comme ma vie, n'étaient que des instants, de fugitifs instants incapables de rendre le monde à lui-même. Le monde était en deçà, enveloppant, réel, solidité fuyante qui se résout sur rien, matière impossible à sentir, impossible à aimer ou comprendre, matière pleine et longue dont la justification n'était pas extérieure, ni intérieure, mais elle-même.
On ne pouvait pas sortir du système. On ne pouvait pas s'exclure, on ne pouvait pas quitter. Cet infini était fabriqué de fini, cette éternité était construite seulement sur le temps. Si loin que l'on renverse le présent, on ne trouvait que ce qui avait été, rien d'autre que ce qui avait été. Quels que soient les résultats, issus du gouffre de la création, ils n'avaient pas de cause.

L'extase matérielle
J.M.G. Le Clézio
Folio essais

mercredi 5 avril 2006

Ciel à l'horizon


L'esprit surnage quand le corps fait naufrage...

mardi 4 avril 2006

La nature de la nature...humaine


Un autre trait de l'esprit humain aurait besoin d'être mieux exploré: ceux qui croient en la présence d'une volonté surhumaine et à la possibilité réelle d'une manifestation de cette volonté seront amenés à interpréter leurs perceptions de façon à entendre ou à voir ce qu'ils attendent. La chose n'est nullement surprenante si l'on tient compte, d'une part, du rôle immense que joue le cerveau dans l'interprétation des donnés des sens, et d'autre part de l'immense investissement émotif qu'appellent certaines circonstances de la vie.
Le langage qui invoque dès lors l'intervention d'un dieu, ou qui affirme que tel chef aurait pris sa décision sur l'ordre d'un dieu, ne signifie même pas que le chef ait réellement entendu quelque chose. Mais il n'est pas non plus exclu que l'on entende ou voie des choses. Ce n'est que de nos jours qu'il devient difficile d'avoir des visions ou d'entendre des voix.

Ces lois inconnues
Pour une anthropologie du sens de la vie
Michael Francis Gibson

lundi 3 avril 2006

Sage l'Ancien


...Trois nuits plus tard, Sage l’Ancien s’éteignait paisiblement dans son sommeil Son corps fut enterré en bas du verger.
On était au début mars. Pendant les trois mois qui suivirent, ce fut une intense activité clandestine. Le discours de Sage l’Ancien avait éveillé chez les esprits les plus ouverts des perspectives d’une nouveauté bouleversante. Les animaux ne savaient pas quand aurait lieu le soulèvement annoncé par le prophète, et n’avaient pas lieu de croire que ce serait de leur vivant, mais ils voyaient bien leur devoir d’en jeter les bases. La double tâche d’instruire et d’organiser échut bien normalement aux cochons, qu’en général on regardait comme l’espèce la plus intelligente. Et, entre les cochons, les plus éminents étaient...

La ferme des animaux
Georges Orwell

dimanche 2 avril 2006

Faisons semblant


Un bateau, sous un ciel d'été,
Sur l'eau calme s'est attardé,
Par un après-midi doré...

Trois enfants, près de moi blottis,
Les yeux brillants, le coeur ravi,
Écoutent un simple récit...

Ce jour a fui depuis longtemps.
Morts sont les souvenirs d'antan.
Dispersés au souffle du vent,

Sauf le fantôme radieux
D'Alice, qui va sous les cieux
Que le rêve ouvrit à ses yeux.

Je vois d'autres enfants blottis,
Les yeux brillants, le coeur ravi,
Prêter l'oreille à ce récit.

Ils sont au pays enchanté,
De rêves leurs jours sont peuplés,
Tandis que meurent les étés.

Sur l'eau calme voguant sans trêve...
Dans l'éclat du jour qui s'achève...
Qu'est notre vie, sinon un rêve ?

Lewis Carrol

samedi 1 avril 2006

Voyage en Romancie


...et je vis le moment qu' il alloit croire que la tête m' avoit tourné, lorsqu' un grand éclat de rire que je fis le rassura. Il se mit à rire lui-même en me demandant l' explication de ce que je venois de lui dire. Non, lui répondis-je, c' est une longue histoire que je ne veux raconter que devant un auditoire complet. Nous devons dîner aujourd' hui tous ensemble ; après le dîner je vous régalerai du récit de mes avantures, et même des vôtres que vous ignorez. Je tins parole, et mon histoire ou mon songe leur fit à tous un si grand plaisir, que depuis ce tems-là, pour conserver du moins quelques débris de notre ancienne fortune, nous nous appellons encore souvent en plaisantant...
Voyage du prince Fan-Férédin dans la Romancie
P. G.-H. Bougeant