jeudi 31 août 2023

De la multitude a l’unique

 

« Le Dieu inconnaissable se montre de façon connaissable par le monde, dans le miroir ou en énigme.»*

Damon, subitement a disparu. Conformément au fait qu'il est un daemon et à sa nature de pur esprit, si sa voix se fait toujours entendre bien qu’épisodiquement, sa présence physique se fait nettement sentir, aucun doute n'est possible… Cependant Platon le Petit ne peut se résoudre à parler avec cette absence...


– Imaginez, cher Damon… m’entendez-vous… que penserait quelqu'un qui me verrait dans cette inconfortable situation?

– Il penserait certainement que vous êtes en train de parler avec vous-même et ce ne serait pas bien grave. Vous n'imaginez peut-être pas combien cela est fréquent...

– Il se peut que vous avez un peu raison, mais revenons à mon père et au père de notre maître. Comme vous le comprendrez, il existe de nombreuses similitudes entre eux et nous, mais on peut aussi dire que les différences étaient bien plus nombreuses encore..

– Dites-moi lesquelles... 

– Pour commencer, la plus grande des différences entre eux et nous, c'est que le père de Platon l'Ancien, aussi... confus et brouillon et autoritaire qu'il fut la plupart du temps, connaissait le passage pour accéder au grand cube.

– Vous lui reconnaitriez donc certaines qualités...

– Assurément...

– Vous dites "assurément", mais vous laissez planez trois ponts de suspension...

– Trois ponts de suspension... Joli lapsus...Tout, constamment reste en suspension... Tout comme la fumée reste en suspension, pendant un certain temps, bien après que le feu ait disparu, et continue son voyage en restant visible de loin en loin, quelquefois bien au-delà des lieux où la lumière du feu ne fut visible.



Ainsi le père de Platon l'Ancien:  Le très Ancien, du fait de sa connaissance des passages se faisait appeler le Pontissime... puis plus tard: le très Pontissimable, puis encore, l'Éminentissime Pontife, mais c'est une autre histoire. Dans l'histoire qui nous occupe, ayant emmené son fils, Platon l'Ancien, après l'avoir fait quitter la terre en l’emmenant sur l'eau, au grand péril des airs de la mer et traverser le feu pour accéder au pont qu'il connaissait. Tout cela avec grande facilité. Comme vous pouvez vous en douter, il en alla tout autrement pour son fils...



* Nicolas de Cues, "Trialogus de possest" 

Différences

 

La psyché sans doute altérée par l'exil, Damon est passé de la multitude à l'unique. Platon le Petit, s'il ne peut en croire ses yeux, et pour cause... mais aussi  ne peut en croire ses oreilles...
– Comment cela, expliquez-moi le mystère du passage de la multitude à l'unique! 



Damon, subitement a disparu du monde visible, mais sa voix se fait toujours entendre.

– Voyez-vous cher Platon le Petit, ces flammes qui s'allient aux vagues? On dirait qu'elles veulent  monter à l'assaut du rocher...
– C'est vous que je ne vois pas... cher Damon. Par quelle sorte de magie...
– Si la magie jouait un rôle, ce serait dans le fait que vous ayez pu me voir... jusque là!
– Serait-ce encore quelque jeu auquel vous vous livrez? Ne voyez-vous donc pas que notre situation est périlleuse?
– Tout peut être dangereux. Tout comme est dangereux le jeu des mots, exception faite quand on peut en tirer avantage... Mais continuez-donc votre récit concernant votre père et celui de notre maître Platon l'Ancien! Il me semble qu'ils étaient plus ou moins dans la même situation que nous en ce moment même... 


– Vous avez raison, il existe de nombreuses similitudes entre eux et nous, mais on peut aussi dire que les différences étaient bien plus nombreuses encore...


mercredi 30 août 2023

La poursuite du vent

 « J'ai appliqué mon cœur à connaître la sagesse, et à connaître la sottise et la folie; j'ai compris que cela aussi c'est la poursuite du vent.»*





Platon le Petit et Damon dialoguent sur la plage. Damon a appris que son incarnation était, au mieux, d'un point de vue physique, une pure hypothèse, au pire, une illusion. L'illusion de l'esprit qu'il est censé être. et qui le pousse au questionnement:


 – Dites-moi, selon vous qu'est-ce qu'une âme?
– Les âmes n'existent pas...
– Pourquoi dites-vous cela?
– C'est juste une façon de penser...
– Ce que vous dites n'a pas de sens...
– Je veux dire que parler de l'âme c'est un juste moyen de se donner de l'importance...
– C'est méchant... 
– Non, pas du tout. Peut-être est-ce aussi le seul moyen que certains trouvent pour dire adieu quand, pour eux, de dieu il n'est pas question...
– Vous jouez sur les mots. Tout le monde sait que les êtres ont une âme...
– Ce sont eux ou lui qui jouent.
– Qui ça «il »?
– Le monde... 
– Et à quoi jouent-ils, eux?
– Ils jouent à avoir une âme.
– Et, selon vous, qu'espèrent-ils gagner?
– Une âme... ou ce qu'ils croient être une âme et puis il se peut que que cela soit «plus facile de vivre avec cette pensée»**... 
– Je ne vous suis pas...
– Revenons à ce que je vous racontais lorsque je vous faisais le récit que me fit mon père et qui concernait Platon l'Ancien, mon maître, alors qu'il n'était encore qu'un enfant et que moi-même je n'étais pas encore né.  Vous-souvenez-vous de ce que je vous racontais?
– Parfaitement, le père avait emmené son fils Platon sur sa barque légère et ils s'approchaient… 
"fastidieusement" du grand et mystérieux cube rouge... 
– Excusez-moi, est-ce par la façon dont vous menez votre récit ou lui sa barque... mais l'ennui me guette un peu.
– Rassurez-vous et pardonnez-moi par avance. Ne le prenez pas de façon personnelle.
– Rien de ce que je vous raconte ne concerne personne en particulier... Les effets du hasard sont source de ressemblances quelques fois frappantes mais, vous le savez, le hasard est parfaitement impénétrable et s'il n'est pas facile de s'approcher de ce que représente le cube rouge, on n'y parvient qu'au moment ou l'impatience a pris fin et ce n'est pas donné à tout le monde... patience... Platon l'Ancien et son père laissent les vagues les emporter à l'assaut de la falaise rouge. Sous les assauts répétés d'un vent violent et capricieux, ils s’approchent et s’éloignent, montent et descendent... et voilà qu'un nouveau danger les guette. 



– Le feu!


* Ecclésiaste 1:17 

** « Un seul Dieu tu adoreras»  Krzysztof Kieślowski

La vie est un songe

 

« Eh bien ! puisque voilà mes illusions tombées, et puisque je suis désormais convaincu que le désir n’est chez l’homme qu’une flamme brillante qui convertit en cendres tout ce qu’elle a touché, — poussière légère qui se dissipe au moindre vent, — ne pensons donc qu’à ce qui est éternel, et à cette gloire durable où le bonheur et la grandeur n’ont ni fin, ni repos, ni sommeil…»*
 


  
Platon l'Ancien, alors qu'il était un enfant a été "sauvé" d'un noyade presque certaine par son père. Il était l'heure de la marée, l'eau montait et l'enfant ne se doutait pas du danger qui venait de la mer. Mais il est, sans que son père n'en sache rien, arraché à la vision d'un miroir de pierre. Depuis il n'ose s'éloigner et ne peut rejoindre le territoire interdit qui pourtant l'appelle. Pour se consoler il joue avec ce qu'il trouve sur la plage et qui sous la magie du regard se transforme presque à volonté...Le moindre bout de bois devient un vaisseau et l'horizon est à portée de main...

« Si nous rêvions toutes les nuits la même chose elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits douze heures durant qu’il serait artisan.
Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis et agités par ces fantômes pénibles, et qu’on passât tous les jours en diverses occupations comme quand on fait voyage on souffrirait presque autant que si cela était véritable et on appréhenderait le dormir comme on appréhende le réveil, quand on craint d’entrer dans de tels malheurs en effet. Et en effet il ferait à peu près les mêmes maux que la réalité.
Mais parce que les songes sont tous différents et que l’un même se diversifie, ce qu’on y voit affecte bien moins que ce qu’on voit en veillant, à cause de la continuité qui n’est pourtant pas si continue et égale qu’elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n’est rarement comme quand on voyage et alors on dit : il me semble que je rêve ; car la vie est un songe un peu moins inconstant. »**






**  Pascal, Pensées, n°803

*  Calderon, La vie est un songe 

mardi 29 août 2023

Lui-même

 

– Il m'était difficile de distinguer ce qui d'un côté ou de l'autre agissait sur ce qui ne pouvait normalement être que contraire et qui me semblait, à l'inverse, s'assembler... 

Platon l'Ancien, encore enfant, sait depuis toujours que, par force, l'un ou l'autre des côtés cède. Il n'y a pas de milieu... c'est l'un ou l'autre. C'est noir ou c'est blanc... et c'est ainsi que l'humanité vogue de catastrophes en catastrophes.
Platon l'Ancien, face au cube sait qu'il existe deux mondes dont l'un doit disparaître au profit de l'autre. C'est la loi des hommes et celle de son père. Dès ce moment, subitement, Platon se trouve précipité dans une expérience existentielle à laquelle rien ne l'avait préparé. Quelque soit son âge et son apparence, un autre homme en lui est venu au monde dont le père n'est plus celui d'aujourd'hui et n'est autre que lui -même.
 
 

Mirages et voyages

 

«C'était une icône en forme de mirage.»

Lourde sera la déception de Platon l'Ancien, encore un enfant, quand il commencera à comprendre... On se tromperait lourdement en pensant que le père de Platon l'Ancien était tout entier fait de sombres ruminations de (méta)physiciens neurasthéniques. Platon le Petit (chien) poursuit son récit.


– Mon maître, à cette époque n'était point avare de mot. Quand il se mettait à raconter cela durait, durait facilement des heures et des heures. On eut dit que sa mémoire, loin de se tarir, se déroulait aux rythmes de ses gestes et au contact des élément. La terre, le feu, l'eau, l'air qui nous entouraient  et sur lesquelles, à leur merci, nous étions reliés lui parlaient et puis sa mémoire s'enroulait sur elle-même jusqu'à ce que, comme la vague s'écrase sur le rocher, s'éloigne, chassée par les courants contraires, puis, reprenant force, courage et beauté,  elle revient caresser la roche et s'écrase à nouveau. Il me mis en garde contre l'apparente facilité avec laquelle nous nous étions approché du cube. Ce que nous ne pensions point et ne pouvait être dit.

– C'est une pure illusion! Rien ne peut nous donner l'image exacte de sa grandeur! Nous dit-il.

Je ne savais pas alors qu'il était, comme son père avant lui, en train de devenir le grand Timonier de ce vaisseau. C'est ainsi qu'il le nommait, entre autre appellations...  et c'est vrai que de certains points de vue c'était l'image qu'il pouvait donner.  La devise de son père, à l'inspiration de saint François de Sales, était "L’amour est ma force, puisse la sagesse en préserver la beauté". C'est précisément à ce moment là que mon maître, à son tour, au moment où nous étions, comme aujourd’hui avec vous, sur le point d’accéder à cette île mystérieuse, la déclama devant moi pour la première fois et poursuivit:

– Si l'approche est aisée c'est pour mieux te mettre sur tes gardes.
Sur le moment, je ne sus pas à quoi il faisait allusion - à cette beauté qu'il venait de déclamer et qui ne manquait point de grandeur - ou à ce cube dont nous ne cessions de nous approcher et de nous éloigner, presque de la même manière que nous aujourd’hui et sur… ou dans lequel il avait voyagé avec son père. Mais qu'elle s'applique à l'une ou l'autre de ces hypothèses, le sens de cette formule m'avait toujours échappé jusqu'au jour où je compris mieux ce que mon maître était... ou plutôt ce qu'il était... et plus encore qui il voulait être.


lundi 28 août 2023

 

«Nous pensons avoir une image exacte de tant de gens, avoir une idée de ce qu'ils recherchent, de ce qui les motivent dans 'existence. Combien de personnes envisageons-nous? Nous pourrions les compter. Mais quand nous commençons à réfléchir au nombre de gens dont nous croyons qu'ils ont, à leur tour, une image exacte de nous, les choses s'écroulent. Qui a une image exacte de nous? Nos parents? Quand je grandissais, les miens en avaient peut-être une. Pendant mon adolescence et même pendant mes études universitaires, ils avaient un commentaire détaillé du quotidien, mais je me rend compte aujourd'hui qu'ils suivaient en fait mon évolution. Ils veillaient sur la croissance  et les besoins temporels du petit enfant  jusqu'à sa maturité, lorsque la créature devient autonome, de manière identique aux autres primates. Quelques part, en chemin, imperceptiblement, comme passant le le milieu d'un tunnel, j'entrai dans l'âge adulte et l'indépendance et m’aperçus que mes parents s'étaient éloignés de ma vie, retournant à  la leur.»*




– Il existe d’innombrables merveille mais cette pierre ne peut ressembler qu’à elle-même.

Il ne sait si ces mots ils les a prononcé à haute voix ou si ce ne fut qu’un écho dans le monde infini de ses pensées, mais, une curieuse écriture pouvait se voir sur la surface polie du miroir en même temps qu’il pouvait l’entendre, vu son âge, mais non la lire:

« Elle te ressemble aussi toi qui en moi a su se voir…»

Naturellement l’enfant ne sut que faire que cet événement et brusquement fut arraché à la contemplation par les bras puissants de son père. Celui-ci était en colère.


  
On peut le comprendre, cela devait faire plusieurs heures qu’il était à sa recherche. Il n’y eu pas moyen de parler du trésor que l’enfant pensait avait trouvé. Pas plus qu'il n’y eu plus moyen, les jours et les années suivantes de retrouver ce qui ne se rencontre que très rarement. Bientôt l’enfant Platon ne s’en souvint plus que comme un rêve.

* À la  lumière de ce que nous savons
Zia Haider Rahman 



Royaumes asymptotiques* à copier

 


L'étude des divers groupes censés former l'humanité est bien loin d'être parfaitement connue. Il existe de par le monde quantité de territoires quasi secrets dont la masse est connue sans que leurs réalités profondes n'aient été réellement mises à jour. La plupart de ces mondes sont imaginaires, ce sont des univers parallèles avec leurs propres histoires connues seulement par une poignée d'initiés.  Même si un certain nombre portés par quelques illuminés ont réussi à prendre réellement place sur la terre parmi les hommes, ce sont des utopies dont la croyance reste l'unique fondement. Beaucoup de ces entités parlent leurs propres langues et ils ont, pour la plupart des symboles inventés de toutes pièces ou dénichés et récupérés d'histoires anciennes qui les valorisent.
Sur les traces de quelques-uns de ces royaumes asymptotiques*, comme il aime à se les représenter, Platon, de son monde à lui, souvent ne sait s'il doit rire ou bien pleurer devant ces réalités qui de loin lui paraissaient si belles dans leurs rigoureuses droitures... Au début, comme tout le monde et comme tout lecteur enthousiaste, il y croyait. Tout ce qu'il croyait confortait ce qu'il avait lu. Et puis, quand, de plus près...
Avant cela, prenons quelque distance  et remontons un peu dans le temps, quand Platon l'Ancien avait, pour la première fois, découvert un cube rouge, il n'était encore qu'un enfant. Un très jeune enfant. Par le plus grand des hasards, il jouait sur la plage et s'était aventuré sur les rochers désertés. Dans une petite grotte à sa mesure, comme il y en a tant, il avait subitement ressenti une émotion face à une surface polie à l’extrême. Une émotion qui devint très vite une fascination. Ce n'était pas comme les galets ovales ou bien ronds noirs ou blancs qu'il collectionnait. Non, à l’intérieur de la grotte se trouvait un cube. Il ressemblait à un miroir dont les éclats étaient d'autant plus aveuglants qu'ils provenaient du fond obscur de la grotte de laquelle on eut dit qu’il avançait. Une avancée double puisque sur la face polie Platon pouvait très distinctement se reconnaître.
– Était ce lui ou moi qui avançait… se demande t’il.
D’un coup la grotte et le cube avait démesurément grandi…


* asymptotique:
Qui a rapport à l’asymptote. Il signifie couramment qu'une tendance tend vers une droite (un maximal théorique) en s'en rapprochant de plus en plus sans jamais l'atteindre. Du grec ancien ἀσύμπτωτος, asúmptôtos (« qui ne s’affaisse pas », « qui ne s’écroule pas », « qui ne coïncide pas »).

dimanche 27 août 2023

Heuristique

 
 

 
– «Une estimation, heuristique»...
– Arrêtez! Je ne comprends pas ce genre de langage!
– C'est très simple, d'après le peu que j'aie entendu, l'heuristique permet, assez rapidement, de résoudre des problèmes ou d'inventer à partir de données incomplètes...
– Incomplet, c'est bien le cas de le dire... reprenez si cela vous chante!
– Je reprends: « Une estimation, heuristique du nombre des valeurs propres de frobenius...
– Assez! "Valeurs propres de frobenius"... sans mépris, quelque fièvre vous a-t'elle attrapé? D'où tout cela sort-il?
– Vous le savez aussi bien que moi...
– Notre maître a bon dos... Nonobstant votre obligeante humeur, comprenez-vous ce que vous dites... ou que vous répétez?
– Ni plus ni moins que vous... vous me perturbez... oh!rien de considérable ou de glorieux, mais je continue...
– Si l'on peut parler de continuité! 
« Une estimation valeur propre de frobenius est dans la cohomologie évanescente qui sont des unités p-adiques.»*
– Quel prodige! Si je pouvais, avec l'autorité de ce maître qui peut tout, je dirai: je vous en supplie n'en jetez plus et dites-moi, en peu de mots je vous prie, quel est le but de ce charabia?
– Je voulais vous mettre sur la piste de Platon et de Damon qui, pas plus que vous, ne comprennent l'étrangeté de ce cube.
– N'auriez-vous rien à dire de plus simple. Quelque chose que je puisse comprendre.
– En gros... très gros... je pense qu'il y a en ce cube un autre cube...
– Identique?
– Presque... identique... sinon je ne parlerai point d'un autre cube...
– Pendant un instant j'ai cru pouvoir vous comprendre...
– Je fais de mon mieux...
– Et c'est bien peu... Que disait notre maître à propos de ce cube... ou de ces cubes?
– Malgré l'inertie, presque de l'obstruction dont vous faites preuve intellectuellement... comme me le disait notre maître... je vais essayer de réunir ses diverses paroles, si j'ose dire... Mais comme vous le savez, ma mémoire a des limites... laissez-moi un peu de temps et je reviens...




* Alexander Grothendieck
Cristaux:
Torsion en cohomologie cristalline

Tout le monde et personne

 
«Je pense parfois que les bons lecteurs sont des oiseaux rares encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs.»*

 


Damon et Platon ont renoncé à joindre l’île du cube à la nage. Ils observent avec un intérêt croissant cet étrange cube dont la particularité est que, selon le point de vue où l'on se place, sa taille est changeante. Ce qui est étrange, c'est que malgré ces changements, dont ni Platon ni Damon ne semblent conscients, il demeure impressionnant, domine le paysage environnant et semble être bien plus grand que toutes les îles qui les entourent. 
Damon voudrait bien en savoir un peu plus: 

 – Qu'est-ce que c'est que ce cube? Au fond, il me semble que vous ne m'en avez rien dit, ou bien peu, et il me semble aussi que vous vous avez l'air de le connaître...

– C'est cela... enfin... ce n'est pas tout-à-fait cela...

Expliquez-moi...

– Pour commencer prenez garde de ne pas vouloir tout simplifier... L'accès à ce cube, je vous l’ai dit, n'est pas chose aisée.

– Pourtant...

– Croyez-moi, ce n'est pas ce que vous croyez.

– J'insiste.. vous avez quand même l'air de le connaître.

– Je vous l'ai dit... oui… et non… enfin pas tout-à-fait... Il se trouve qu'il y a bien longtemps, effectivement, dans des circonstances bien particulières, j'y suis allé. Une chose est de l’atteindre… et une autre… d’y entrer… C'était avec mon père... et lui même accompagnait son maître... mais c’était il y a très longtemps et je crois que beaucoup de choses ont considérablement changé… Et d’abord moi-même j’ai changé. J’ai bien peur de ne pas me souvenir des gestes indispensables… Et puis, vous n’allez pas me croire…

– Ne me dites pas qu’il faille connaître le mot de passe!

– Si, justement.
– Et vous ne vous en souvenez pas!
– Il ne s’agit point de cela…
– De quoi s’agit-il alors?
– Il change constamment…
– Comment cela?
– C’est difficile de l’expliquer…
– Qui le connaît?
– Tout le monde… et personne…
– Vous vous moquez!
– Nullement…
 
 
* Jorge Luis Borges, 27 mai 1935
Histoire universelle de l'Infamie


samedi 26 août 2023

On ne trouve...

 



Platon le Petit, chien bleu de son état, et Damon, de même apparence, comme des enfants, la tête haute et le regard dans le lointain, contemplent le monde.

 – Aussi loin qu’il m'en souvienne, je ne crois pas avoir jamais vu cette sorte de boule jaune…  juste là dans le ciel. Savez-vous ce que c'est?
– Sans trop de hardiesse je me dois de vous demander si vous plaisantez? Je veux bien croire, à la rigueur, que vous sentez ce que vous dites... mais à la fin à quel jeu vous prêtez-vous? Quant à cette boule, ma foi... tout le monde le sait... et vous le savez mieux que moi... c'est le soleil!
– Tiens, je ne l'avais jamais vu ainsi jusqu'à présent...
 
Platon le Petit, sous le coup de la surprise, ne sait ce qu'il doit répondre. Il se demande fermement si la question de Damon cache un piège tant celle-ci lui semble stupide et la réponse lui semble évidente. Il va lui falloir philosopher... c'est dans son rôle. Mais si la philosophie sert à mieux penser, il lui faudra alors se mettre à penser… et penser pourrait ne servir à rien... Tout le monde peut le faire... tout le monde le fait... pour quel résultat? Alors? Platon, le Petit, chien bleu de son état, sait fort bien que Damon, sur sa lancée, va certainement lui faire un discours. Ce qu'il craint. Il le craint non pas parce qu'il n'aime pas cela ou parce qu'il ne comprend pas. Cela il le sait, mais ce qu'il ne sait pas c'est pourquoi il n'aime pas... Quelque chose en lui, parfaite inconnue, mais bien présente, n'est pas l'aise avec les mots... Mieux vaudrait laisser faire, laisser dire, essayer d'oublier et aller de l'avant... Un peu perdu dans un sujet un peu trop vague il se souvient soudain et, suivant un conseil déjà très ancien, fait montre d'une belle disponibilité:
 
– Vous me parliez de la formidable pierre de forme cubique et aviez promis d'y revenir… ce qui sous-entend que vous y êtes déjà allé… Croyez-vous que nous pourrions y aller ensemble…
– Allons-y... essayons et d’abord réfléchissons au meilleur moyen d’y accéder. Je vous préviens, l'accès n'est pas si simple et si le moment semble favorable et que nous y arrivions il faudra tenir compte du fait qu'on ne peut y trouver que ce que l'on cherche...
– Qu’espérez-vous y trouver?
– Je n’en suis pas très sûr… et on ne le trouve pas toujours... Je n'ai guère d'esprit et dire les choses justement n'est point facile. Je vous raconterai ce que m'a raconté Platon l'Ancien lorsque, il y a de cela quelques années je fis une découverte avec lui. Encore une fois je vous préviens: le voyage est ardu et il se peut que nous devions nous y prendre à plusieurs reprises... et, de plus, le retour est loin garanti!


Gouvernement

 

La mouette et la muette
Sans un mot ricanent
Glaçant le sang de toutes arcanes.
Délibérément, infiniment, désuètes,
En tous sens elles parcourent l’air.
De fragments en fragments,
De sourires en éclats,
En la lente barque si claire,
Qu'elles traversent en leurs états.
Eaux, regards dormants,
Hormis rêves et dures remous,
Forment depuis si longtemps
Ce qui est nulle part et partout.




Damon et Platon le Petit, chien de son état, ont escaladés l’énorme rocher de forme cubique.

 – Rien de ce que dit l'écrit ne peut être vrai sans un lecteur.

– Peut-être faudrait-il ajouter «sans l'esprit qui le gouverne»...

– Voulez vous dire que le lecteur ne serait rien sans l’esprit qui le gouverne et donc…

– Donc?

– Qu’en est-il de nous?

– Il y a un petit problème…

– Lequel?

– Nous ne sommes point des lecteurs.

– Je ne posais point ma question à ce propos… mais en ce qui concerne l’esprit!

– Et alors?

– Eh bien… quel serait l’esprit qui nous gouverne?

– Nous avons un problème… 

– Dites-moi…

– D'après vous, vous et moi ne sommes-nous point semblables?

– Mais nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau! C’est une évidence!

– Cette évidence ne pourrait-elle point être un piège…

– Je ne comprend pas.

– Vous et moi... nous sommes d'accord... nous nous ressemblons…

– Cela saute aux yeux!

– Cependant… si nous sommes semblables par la forme, il n’en est pas de même sur le fond…

– Crachez donc le morceau!

– Vous êtes un chien… bleu...

– Tout comme vous!

– Si j’ai la forme d’un chien je n’en suis pas vraiment un…

– Qu’êtes-vous alors?

– Je suis un banni…

– Moi aussi je suis un errant… un chien errant…

– …peut-être… mais point de même nature!

– Je ne vois pas en quoi cela implique votre nature.

– Ce que je suis est "comme recouvert d’un manteau de chair qui m’est étranger"

– D'où sortez-vous cela? J’en ai le frisson! Vous m’inquiétez…

– Je "erre au cours du temps, sur les chemins difficiles de la vie et il me pousse des formes mortelles de toutes sortes"

– Sérieusement?

– Le plus sérieusement de votre monde.

– Dois-je comprendre que vous seriez d’un autre monde?

 

 




vendredi 25 août 2023

Patience

 


Damon et Platon le Petit, juchés sur un rocher en face d'un autre énorme rocher de forme cubique que l'on eût pu, nonobstant l'isolement sauvage et radical de leur situation, croire taillé de main d'homme. C'était, selon l'humeur, une sorte de  ruine archéologique, vague reste d'une utopie ou vestige d'un temps parfaitement dépassé.

– Pourquoi serait-ce un vestige utopique?

– D'une part parce que ce serait plutôt utopique qu'il y ait un vestige de cette sorte puisque l'utopie, par définition, n'a jamais eu lieu et donc il ne peut y avoir de vestige, et d'autre part, parce qu'il est impossible d'imaginer un cube de cette grandeur qui puisse avoir été déplacé jusqu'ici.

– Pourquoi dites-vous cela? Les roches alentours n'ont-elles pas la même apparence?

– La forme n'est pas le fond, n'est-il point? Or si  pour la couleur vous avez raison, il n'en est rien pour le fond, je veux parler de la matière. Avez-vous ressenti combien la roche de ce cube était dure? Aujourd'hui même avec tous les moyens que nous avons à disposition, nous ne pourrions le tailler sans grandes difficultés, que dis-je, d'énormes difficulté. Il faudrait pour cela et pour commencer que cette construction soit désirée, puis que l'on réunisse quantité de moyens tant physique qu'intellectuels, et ceci sans compter que cette roche roche ne correspond à aucun site connu...

– De là à dire que cette roche viendrait de...

– Je vous remercie de me donner l'occasion de couper court et vous prie de ne pas entrer dans cette sorte d'argument, voir même de sottise... quoique...

Platon le Petit voit bien que la suspension du discours de Damon n'était pas dû au manque d'argument ou de lucidité, mais préservait la possibilité de lui faire part de quelques arguments tout-à-fait contraires à ceux qu'il exposait, mais, il le sentait bien, ce n'était pas le moment. Il décide de l'aider et revient à la question qui le turlupine. 

– Tous les faits qui retiennent notre attention sont des sources qui nous mènent au cœur de nos préoccupations. 

Platon le Petit est assez fier de sa formule, mais il sait que sa mémoire le dépasse souvent. Il se reprend et enchaîne.

– Est-ce que l'intelligence peut être collective?

– C'est une bien grande question qui nous réserve bien des surprises.

– Alors... surprenez nous!

– Je vais d'emblée vous répondre oui.

– Ah, voilà qui est surprenant. Une telle rapidité... sans les méandres habituels!

– Patientez un peu. Je vous ai dit que vous seriez surpris, mais il se pourrait que vous le soyez encore.

– Encore les mystères de la pensée... Chassez le naturel et il revient au galop!

– C'est cela, mais là c'est vous qui nous éloignez du sujet. Revenons à l'intelligence que vous avez qualifié de collective.

– Oui.

– Je vous ai répondu oui d'emblée pour une seule raison.

– Laquelle?

– Parce que l'intelligence ne peut pas être autre chose que collective...

– Voilà qui promet!

– Je compte sur votre bienveillante attention, mais patientez quelque peu, j'y reviendrai. 


Éloignement

  


– C’est dans un certain éloignement, libéré des pesanteurs terrestres, quand il marche sur l’eau, miroir du ciel et trait d'union entre les rives, que l’instabilité du «vilain petit canard» trouve son équilibre, une certaine harmonie et sa nourriture… là où la vérité et la clémence, la vénération et l’aveuglement, la sincérité et l'art du calcul, le mensonge et le fantasme, l'arrogance et l'humilité, la maintenance et la génération, le sens du devoir et la création, le normatif et le sublime, le normativisme et la lumière, l'amour et l'intérêt, l'échangisme et la fidélité... et tous les autres, loin de peser le même poids, dans l'ordre ou le désordre, l'oubli et la mémoire, selon l'humeur, chacun à sa manière, entre vous et moi, peinent à former des couples qui puissent s'aimer vraiment...
– Est-ce que vous êtes de méchante humeur?
– Pas vraiment...
– Et qu'est-ce qui nous vaut l'honneur d'un tel discours? 
– En fait, je ne fais que répéter ce que je viens d'entendre... 
– Et qui vous est parvenu comment?
– Il est des échos qui flottent, d'autres qui volent et enfin il y a ceux qui participent de l'unité...