mardi 30 avril 2019

(30) Ignorance




– Si votre rêve était une lecture...
– Il faudrait pour cela que vous sachiez lire...
– Peu importe votre ignorance...
– ... et la vôtre...
–  ... comme le dit A. Dkhissi, le lecteur est le destinataire final  de toute production littéraire quel que soit son genre, le récit fantastique se construit particulièrement, depuis la première ligne, sur la réception qu’en fera le lecteur. C’est lui seul qui déterminera le genre du récit en fonction de l’interprétation qu’il en fera et de l’effet que le texte aura sur lui*, alors je me demande quelle serait la catégorie dans laquelle je pourrais ranger votre rêve.

Abderrafie Dkhissi, L’effet de totalité: le lecteur dans la stratégie d’écriture d’Edgar Allan Poe


(30) Gouffres sans fin



" Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. "

Gérard de Nerval


– Gouffres sans fins, je suppose...
– ... et sans début ... mais où reposent toutes les amarres... et une larme dans laquelle tout entier l'océan s'est réfugié.
– C'est beau ça! De qui est-ce?
– Je ne sais pas... Cela m'est passé par la tête...


(30) Un vent brûlant




– Avez-vous eu peur?
– De quoi?
– Du vent brûlant  qui venait des profondeurs de l'océan vide de votre rêve.
– L'océan, pas plus que mon rêve n'était pas vide... et je n'ai su que plus tard que le vent était brûlant... alors pourquoi voulez-vous que j'aie eu peur?
– Vous est-il déjà arrivé d’avoir peur de lui?
– De qui parlez-vous?
– Je vous parle de notre maître...
– Vous n’y pensez pas sérieusement ?
– Je vous pose simplement la question
– Et je répond : jamais de la vie... et vous?
– Cela m’est arrivé, même vous n’êtes pas vraiment disposé à me croire...
– Il ne s’agit pas de vous croire mais d’y croire...
– Quelle est la différence ?
– Vous n’êtes bien évidemment pas en cause...
– Mais...
– Il m’est difficile, voire impossible, d'imaginer notre maître en train de perdre ses nerfs et de violenter quelqu’un....
– Ce jour-là je suppose qu’il me fît trop de confidences que je n’écoutais pas comme il eût fallu... ou comme il l'eût voulu. Peut-être s’en était il aperçu, peut-être l’y a-t-on poussé, en tous cas il n'a pas supporté ma passivité qu'il prit pour de l'indifférence...

– Quelle passivité?
– Je n'ai pas fait mon devoir... Je me suis tu et je me promis de ne point le répéter...


 

(30) Ailleurs


«  Je regarde en rêvant les murs de ton jardin. »

Alfred de Musset, La nuit d’août




– Cette nuit, j'ai fait un drôle de rêve...
– De quelle sorte d'organe nous servons-nous lorsque nous regardons ce qui n'est pas devant nous?
– Je ne sais ... mais j'ai rêvé que la marée, loin de s'arrêter aux limites que nous connaissons, s'était poursuivie jusqu'à ce que l'océan tout entier ait disparu... Un vent brûlant était monté des profondeurs dévoilées... 

 

lundi 29 avril 2019

(29) Rêve lucide


" La plupart des rêves lucides ont lieu durant la phase de sommeil paradoxal. Ils peuvent survenir fortuitement ou résulter d'un apprentissage. Se savoir en train de rêver offre au rêveur la possibilité d'exercer un contrôle délibéré non seulement sur ses actions mais sur le contenu du rêve et sur son déroulement."

(29) Le temps


– Le croiriez-vous ?
– Que devrais-je croire ?
– Le temps n’a aucun sens.
– Auriez-vous l’amabilité de m’expliquer?
– Le temps ne va nulle part. Il est là, c’est tout.
– C’est-à-dire ?
– Ce sont les êtres qui passent...
– Où vont ils ?
– Peu importe....
– Mais le temps, si je comprends ce que vous dites, serait partout...
– C’est cela, partout le même...
– C’est pourquoi selon vous peu importe où sont les êtres qui passent
– C’est cela
– Mais tout de même les êtres vieillissent...
– C’est cela
– N’est-ce pas l’action du temps ?
– Non.
– Qu’est-ce alors?
– Cela est dû au frottement des êtres contre le temps...
– C’est bizarre...





(29) Constant va-et-vient



– Comme un va-et-vient constant et irrégulier, il nous fait passer et repasser d’un miroir à un autre, comme pris entre deux feux qui nous mènent du présent au passé et du passé au présent jusqu’à ce qu’ils finissent par se confondre en s’imaginant, chacun pour soi, être la seule réalité dont il serait l’écho le plus proche, celui qui serait le moins déformé.

dimanche 28 avril 2019

(28) Doses variables




– Certains mots plus que d’autres contiennent une dose très variable de temps, indépendante de leurs longueurs, du nombre des lettres qui les composent, ce qui fait que leurs présences durent plus ou moins. Il arrive que la présence de certains mots soit encore active après que d’autres mots soient prononcés. Il arrive aussi que la présence du premier fassent de l’ombre aux seconds ou se mélange au deuxième formant alors une sorte de chimère au point de vue du sens.

(28) Bien avant



– Il me semble que bien avant que l’on attribue du temps aux mots, ceux-ci, selon les circonstances en sont déjà chargés. Alors on pourrait dire que le temps... enfin... du temps est contenu dans les mots...



(28) Changement



– Pourquoi avez-vous suggéré que vous aviez aviez une légère réticence concernant ce qui a changé?
– C'est assez simple.
– Dites-nous.
– Je répète: Au début était le verbe être... jusque là pas de problème. C'est la suite qui me pose un léger problème.
– Continuez.
Puis tout a changé constamment...
– Quel est le problème?
– Le problème est que, selon moi, être c'est déjà changer...





(28) Être


– Au début était le verbe être...
– Et puis...
– Et puis... tout a changé...



samedi 27 avril 2019

(27)







(27) Paysage


« Un environnement n'est susceptible de devenir un paysage qu'à partir du moment où il est perçu par un sujet.»

Michel Collot, La pensée- paysage, Actes Sud






vendredi 26 avril 2019

(26) Autre



– Nous sommes ici bas mortel. Toi comme moi avec évidence puisque nous ne devrions être qu’un… 
– Et pourtant nous agissons comme deux…
– Qui es-tu?

– Toi-même le sais-tu...
– Je sais pour ma part qui tu es. Mais cette connaissance est imparfaite puisque je te regarde comme si j’étais un autre et que cet autre je ne sais qui il est.

(26) Méandres



– Qui êtes-vous?
– Je n'en sais pas plus que vous...
– Comment somme-nous arrivés ici?
– Qui sait ce qui en nous se fraye un chemin avec cette énergie invisible et pressante qui nous met en mouvement et s’oppose aux lents mouvements des méandres de l’oubli.

jeudi 25 avril 2019

(25) Sous la surface



– Il y a, sous la surface du discours, quelque petite drôlerie, la plupart du temps invisible, passage clandestin, la manifestation de structures profondes immanentes qui n’attendent point que l'on en prenne conscience pour effectuer leur travail...

mercredi 24 avril 2019

(24) Contexte


« Le mécanisme de correction automatique des déformations et des oublis dans un message, fut étudié par Richard et Rosalyn Warren, une équipe de psychologue-zoologique. Les Warren effaçaient des segments de mots enregistrés sur bandes magnétiques et les remplaçaient par un fond sonore de bruits de la vie quotidienne, la toux par exemple. Les sujets qui écoutaient les bandes étaient incapables à la première écoute de détecter les coupures. Ils continuaient à «entendre» les sons manquants, et avaient de la difficulté à localiser la toux. Au début, les Warren supprimaient simplement un son, le "s" central de "législature", employé dans une phrase normale. Ils prenaient soin d'éliminer suffisamment de sons avant et après afin d'éviter toute impression de discontinuité. Puis les Warren éliminèrent une syllabe entière, le "gis" de législature encore utilisé dans une phrase, toujours avec le même résultat.»

Edward T. Hall, Extrait de Au-delà de la culture, Points

" Le contexte verbal peut déterminer complètement la synthèse de sons illusoires dans la parole. Les restitutions de phonèmes sont entendues lorsque le contexte est clair, mais qu'une partie du stimulus est absente. Une autre illusion naît lorsque le stimulus est clair et que le contexte est absent."

R. R. Warren







(24) Adaptation


" L’adaptation interne au contexte permet chez les êtres humains l'accomplissement d'une fonction extrêmement importante: la correction automatique des déformations ou des oublis dans un message."

Edward T. Hall, Au delà de la culture, Points




mardi 23 avril 2019

(23) Vie réelle




– Vous souvenez-vous de la tête qu'il fit lorsqu'il s'est aperçu que nous savions lire et écrire? 
– J'ai une étrange réponse à vous faire...
– Faites-donc!
– Je crois que nous étions dans la même situation que celle d'un enfant...
Toutes proportions gardées, une telle situation se retrouve dans la vie réelle...
– Pourquoi parlez-vous de la vie réelle? Suggéreriez-vous, si j'explore avec attention vos intentions, que nous n'y serions point?   

(23) Changement






– Comprendre les bouleversements causés par l'apparition du langage, qui ont affecté l’idée du monde que nous pouvions avoir est une chose bien difficile...
– ... encore faut-il que nous nous souvenions clairement de cette apparition...
– Le changement qui eut lieu dans notre relation avec le monde constitue, selon moi, un petit point d’appui pour expliquer le désaveu, progressif et constant, de l'usage systématique de la répétition...
– Changement qui eut pour conséquence cette séparation qui nous chagrine...
– ... un peu... mais certainement nécessaire.

– Vous souvenez-vous de la tête qu'il fit lorsqu'il s'est aperçu que nous savions lire et écrire? 


(23) Compréhension


« Il me fallut alors penser que peut-être elle avait accompli cette démarche, non pas en l'accomplissant, mais parce qu'elle s'était refusée à l'accomplir. C'est ainsi qu'elle avait appris des choses qu'elle n'aurait pas apprises en allant jusqu'au bout, comme le mouvement naturel qui était le sien aurait dû l'y porter.

Maurice Blanchot, Le dernier homme, Gallimard


– Il nous est bien difficile de se souvenir de ce que nous étions...
– Ce n'est pas ce que je ressens.
– Rien n'est plus trompeur que ce que nous ressentons...
– C'est pourtant la seule chose qui soit à notre disposition pour comprendre le monde.
– Tout dépend de ce que vous entendez par comprendre...


(23) Ignorant


« Il m'a donné le sentiment de l'éternité, d'un être qui 'aurait pas besoin de justification. J'en revenais à supposer un Dieu pour mieux les voir invisibles l'un à l'autre. Il m'a enrichi de mon ignorance, je veux dire qu'il m'a ajouté quelque chose que je ne sais pas.
Maurice Blanchot, Le dernier homme, Gallimard

 

– Dite-moi, avant de connaître notre maître, étions-nous des ignorants?
– Il est bien difficile de répondre à cela...



(23) Scellé


« Le romantisme, c'est ne pas renoncer au sensible. Au début, le romantisme est plutôt un romantisme d'exigence intellectuelle. Par opposition au rationalisme cartésien, le romantique pense que le devoir de l'intelligence est d'aller vers le monde sensible.»

Alain Vaillant



Le sceau des sires n’est point sot désir...
– Vous faites dans le jeu de mots maintenant!
– Cela me plaît de jouer... tout au plus... mais permettez tout de même que je relève qu'il y a  sens... plus ou moins caché... je dirais même scellé...

lundi 22 avril 2019

(22) Les effets



– Dites-moi, ce que notre maître nous a transmis dépasse-t'il le simple apprentissage du fait de parler?
– Je ne suis pas sûr du sens de votre question...
– Elle est simple pourtant... Quand nous apprenons à parler, il me semble que n'apprenons pas seulement à répéter... très vite vient la question du sens ou de l'effet...
– L'effet surtout... avant le sens.
– Quels effets?
– L'effet ou les effets qu'ont nos paroles sur la personne à qui nous nous adressons?
– Ces effets dépendent-ils uniquement des mots que nous répétons?
– Pas seulement, une grande partie dépend du comment nous les prononçons...
– Les jeunes apprentis que nous sommes peuvent-ils échapper à l'absolue singularité du sens donné par notre maître? Ou bien, au contraire, sans que nous n'ayons d'efforts particuliers à produire, de fait cela se fait tout seul...
– Aussi parfaite que puisse être notre imitation nous y ajoutons toujours quelque chose de particulier...





(22) Certitude


"Les  hommes  les  plus  heureusement  placés  qui voient parfois leurs opinions disputées, et qui ne sont pas complètement inaccoutumés à être corrigés lorsqu’ils ont tort, n'accordent cette même confiance illimitée qu'aux opinions qu'ils partagent avec leur  entourage, ou avec ceux envers qui ils défèrent habituellement; car moins un homme fait confiance à son jugement solitaire, plus il s'en remet implicitement à l'infaillibilité «du monde» en général. Et le monde, pour chaque individu, signifie la partie du monde avec laquelle il est en contact: son parti, sa secte, son Église, sa classe sociale. En comparaison, on trouvera à un homme l'esprit large et libéral s'il étend le terme de «monde» à son pays ou son époque. Et sa foi dans cette autorité collective ne sera nullement ébranlée quoiqu'il sache que d'autres siècles, d'autres  pays, d'autres sectes, d'autres Églises, d'autres partis ont pensé et pensent encore exactement le contraire. Il délègue a son propre monde la responsabilité d'avoir raison face aux mondes dissidents des autres hommes, et jamais il ne s'inquiète de ce que c'est un pur hasard qui a décidé lequel de ces nombreux mondes serait l'objet de sa  confiance, et de ce que les causes qui font de lui un anglican à Londres sont les mêmes qui en auraient fait un bouddhiste ou confucianiste à Pékin. Cependant il est évident, comme pourraient le prouver une infinité d'exemples, que les époques ne sont pas plus infaillibles que les individus, chaque époque ayant professé nombre d'opinions que les époques suivantes ont  estimées non seulement  fausses, mais absurdes. De même il est certain que nombre d'opinions aujourd'hui répandues seront rejetées par les époques futures, comme l'époque actuelle rejette nombre d'opinions autrefois répandues."

De la liberté,John Stuart Mill
Extraits du chapitre II



– La seule et unique certitude que nous puissions avoir est que ce que nous faisons dans le présent est immédiatement du passé...
– Vous savez, pour moi, le passé est une entité monstrueuse, une structure complexe faite de digressions et d'infinis récits enchâssés venus de partout et de nul part, venant constamment perturber le cours du récit, qui, lui, tente de suivre le vagabondage et le bavardage des deux comparses que nous sommes devenus dans l'esprit de notre maître...



dimanche 21 avril 2019

(21) Émergence (suite)







« Ce qui arrive aux Gilets Jaunes arrive à chacun d’entre nous. Que l’on se sente proche ou à distance des Gilets Jaunes, nul ne peut affirmer aujourd’hui qu’il est à l’abri de la condition autoritaire décomplexée qui gouverne notre présent. Le sort désormais réservé à quiconque tente de faire obstacle au cours désastreux du monde est clair: l’appareil étatique emploiera toutes ses forces et une bonne part de ses ressources matérielles et symboliques pour l’écraser. Les récentes orientations commandant les traitements policier et judiciaire ainsi que l’opération médiatique de l’État autour de la «violence» visent à empêcher toute mise en cause sérieuse de l’ordre social pour les dix prochaines années.

Ce raidissement étatique n’est pas seulement celui d’une énième loi de circonstance (la loi «anti-manifestants»), électrisée par le théâtre médiatique. L’actuel cadenassage législatif peut aussi se lire différemment: sous l’œil des catastrophes écologiques en cours. Certains éléments de l’appareil étatique ont compris que la société entre dans une période de bouillonnement, d’insubordination généralisée qui va s’intensifier. En prévision du mauvais temps, d’un monde qui tremble sur ses vases, voilà l'État revenu à ses fondamentaux: tenir l’ordre social dans la très longue durée, clouter pour l’éternité un mode d’organisation collective au calendrier des siècles à venir.

Ainsi, sans doute le squelette étatique se redécouvre-t'il une mémoire. Une série de réminiscences remonte alors jusqu'à son cerveau reptilien. L'État se souvient qu’il a eu une naissance autour du XVIe siècle, qu’en tant qu’être historique il est mortel, qu’il a craint de vaciller à quelques grandes dates de l’histoire moderne, et que même les cathédrales bâties pour l’éternité et gagées sur le bon Dieu brûlent soudainement et sans possibilité d’entraver la progression des flammes: ici-bas, tout est biodégradable. Dans les périodes de grandes incertitudes, d’interrègnes où nous rentrons, l’État stratège prépare peut-être à sa manière survivalisme à sa mesure: il ne peut que s’imaginer faire partie de la solution. Devant la menace que constitue la catastrophe écologique pour son existence même, ses éléments les plus éclairés pressentent-ils qu’il ne fera pas partie de la suite du monde? Ses zélés soldats œuvrent alors à cimenter tous les chemins qui mèneraient à vivre ailleurs que sous ce ciel institutionnel : il faut défendre à tout prix l’État. Et peu importe si pour arriver à ce but, il doit étouffer la société et les désirs de vies alternatives.

Depuis quelques années donc, un bouleversement de notre régime de droit s’installe à pas de velours avec une cadence accélérée. L’autorité administrative, jusqu’ici plutôt cantonnée à un rôle de «prévention» a été progressivement dotée d’un ensemble de moyens coercitifs et de capacités d’initiative et d’action se substituant largement au pouvoir judiciaire. Dans le sillage de la COP 21 et de plusieurs luttes écologistes, les lois d’exception prévues pour le terrorisme s’acclimatent dans un silence de préfecture au régime commun et s’appliquent au droit de manifester. Malgré la censure partielle du Conseil Constitutionnel, une atteinte essentielle aux libertés fondamentales a déjà été largement légalisée : alors que la privation de liberté (garde à vue, condamnations, etc.) sanctionnait jusqu’à présent une infraction établie et prononcée par le pouvoir judiciaire, elle devient aujourd’hui un instrument de maintien de l’ordre public aux mains des préfets, donc du ministère de l’Intérieur, qui se voient accordés le droit d’arrêter, d’enfermer, d’assigner à résidence, pour prévenir le risque d’une infraction qui n’a pas été commise!
Sur le plan du maintien de l’ordre, les violences policières, jusqu’ici réservées à la périphérie, aux banlieues et aux ZAD, s’élargissent à tout individu des classes moyennes et populaires en révolte, et la militarisation de la police, avec son réservoir d’armes diverses à létalité croissante, s’accélère. Sur le plan de la communication gouvernementale et de la vision de L’État, la constitution d’ennemis intérieurs s’approfondit – et les traitements policier, judiciaire et médiatique les transforment en corps étrangers à mutiler ou à isoler. De fait, L’État déclare la guerre à chaque fragment de sa population qui fait davantage que soupirer. Celles et ceux qui, devant le sentiment d’intolérable, ont cessé de sublimer leur colère dans un bulletin de vote pour agir et se soulever rencontrent et rencontreront la variété des fonctionnaires de L’État ganté.
Nous avons passé un seuil politique: l’accumulation de glissements autoritaires sur la longue durée provoque un changement qualitatif. Reste à savoir comment nommer l’actuelle forme du pouvoir – car, en face, l’opération de dénomination pour mieux gouverner est incessante: «casseurs», «factieux», «populistes», «ultras», «extrême», «anarcho-autonomes», «Black Blocs». Est-ce une fuite en avant autoritaire circonstancielle? Le résultat d’un renforcement progressif de l’État libéral-paternaliste depuis vingt ans? L’acclimatation progressive du carbo-fascisme (Trump, Bolsonaro, Duterte) à des pays qui, comme la France, ne sont pas officiellement climato-négationnistes mais officieusement et politiquement agissent comme tels? L’instinct de survie de L’état qui réapparaît à chaque fois que surgit une sérieuse volonté de remettre en question l’organisation de la vie sociale, et ce depuis près de cinq siècles ? Le moment néo-fasciste du néolibéralisme, qui se caractérise par l’accentuation du mélange entre État de droit et état d’exception, entre puissance du capital et raidissement du régalien, entre disruption technologique et traitements infâmes réservés aux migrants et aux non-nationaux? Après la mise au pas économique de la société par les grandes puissances capitalistes, s’accélère l’emprise de l’État sur la vie sociale : le manteau de plomb de l’économie sur la société ne tient que parce qu’on lui adjoint la doublure étatique.

Sortir d’un piège historique par la non-violence?

L’accentuation autoritaire du régime est une affaire commune car elle pose une question essentielle: peut-on obtenir des changements fondamentaux dans la structure et la finalité des sociétés capitalistes occidentales en passant par les formes institutionnelles classiques de la politique (élections, manifestations syndicales, pétitions)? Chaque jour, une perception partagée de la situation politique gagne en popularité à bas bruit par les canaux numériques, les réunions publiques ou la circulation de textes: les peuples ne pourront pas se sortir du piège socio-écologique par les moyens qui les y ont conduits. Le pivot analytique et affectif de cette attention nouvelle à la situation planétaire est clair : la responsabilité des blocs étatiques et capitalistes dans les désastres en cours est écrasante, la forme institutionnelle planétaire, le Capitalocène, et les groupes sociaux qui la soutiennent, représentent une dangerosité maximale, supérieure à toutes les autres menaces concurrentes.

À ce stade de la situation, rien ne dit que la perspective autoritaire ne trouvera pas ultimement son embouchure dans les pires eaux du XXème siècle, hybridée par les progrès de l’oppression sociale et numérique du XXIème siècle. Mais nul besoin de spéculer sur la fin de la décennie ou du siècle pour savoir à quoi s’en tenir dès maintenant. Cela signifie que l’actuel piège étatique et sécuritaire criminalisant toute révolte est en train de refermer sous nos yeux la seule possibilité d’une bifurcation décisive de nos sociétés.

Quiconque s’exaspère devant la catastrophe écologique enregistrée en streaming par les scientifiques et vécue au ralenti par les contemporains perçoit bien que nous n’avons nullement affaire à une crise politique, de régime, nationale, de rapport à l’autorité, mais à une vertigineuse mise en question d’une façon globalement pathologique d’habiter et d’écouter la terre. L’enjeu essentiel est la responsabilité centrale d’une manière très particulière d’occuper le monde et d’organiser maladivement nos existences autour de la vie productive. Toutes nos énergies et nos actions doivent se diriger vers les structures qui causent et nourrissent cette impasse historique: identifier et attaquer les dangereux, saboter les saboteurs. Dans cette guerre des mondes, toutes les tentatives de mises en cause de l’ordre existant buteront sans cesse sur ces murs étatiques et sécuritaires. Il est grand temps d’entreprendre à une large échelle  des réflexions stratégiques sur les multiples manières de mener des actions d’insubordination qui ne soient plus seulement symboliques ou inoffensives.

Par leur inventivité stratégique et leur persistance dans le temps et dans l’espace, les Gilets Jaunes ont démontré que lorsque les voies non institutionnelles de l’action politique sont employées –c’est-à-dire lorsque l’on passe de mobilisations inoffensives à offensives, d’actions rituelles comme des journées de grève sans lendemain, des défilés gentiment encadrés par la préfecture de police à des formes d’actions imprévisibles qui menace l’État– la réponse répressive de ce dernier est impitoyable. Renouant avec la tradition de l’action directe, révolutionnaire, violente utilisée couramment par les paysans, artisans et ouvriers depuis la fin du XVIIIe siècle, le soulèvement récent à d’emblée opté pour des formes d’interventions (blocage partiel des flux) et de réappropriation de l’espace public (manifestation émeutière dans les lieux de pouvoirs et de la bourgeoisie) imprévisibles et créatives.

Le sort réservé aux Gilets Jaunes –mutilations, interpellations, incarcérations– n’est pour l’instant destiné qu’à une fraction de la population parce que les autres ne bougent pas, sinon intérieurement. Mais ce qui leur arrive, arrivaient déjà aux habitants des quartiers populaires et aux zadistes, et arrivera aux autres qui, fatigués de marcher chaque vendredi ou samedi rituellement, troqueront leurs cartons de protestation contre des actions à inventer mettant sérieusement en cause l’ordre économique et politique.

Un épisode récent offre aux sceptiques un résumé en accéléré du tableau contemporain: des militants d’Action Non Violente – COP21 ont lancé en février l’opération «Sortons Macron» pour réquisitionner dans une trentaine de mairies du pays le portrait présidentiel afin de «dénoncer l’inaction du gouvernement en matière de climat». Le message est limpide et malin : le vide laissé par les portraits enlevés manifeste le vide de la politique climatique et sociale du gouvernement. La réponse de l’appareil étatique? Volonté de poursuivre systématiquement ces actions avec le chef d’accusation de « vol aggravé (en réunion)» et mobilisation du Bureau de lutte antiterroriste, qui se présente lui-même «comme un des services spécialement chargés de la prévention et de la répression des actes de terrorisme». Résultat, depuis un mois, ANV ne compte pas moins de 33 gardés à vue, 27 perquisitions, et 20 convocations en procès. Résumons: des actes de désobéissance civile plus proches d’Hara-Kiri que de L’État islamique, sans atteinte aux biens ni aux personnes, sont caractérisés juridiquement de manière hyperbolique et partiellement pris en charge par l’antiterrorisme.

À partir d’une telle paranoïa gouvernementale, on comprend mieux pourquoi les sabotages ciblés de magasins situés sur la plus belle avenue du monde marchand et universellement identifiés comme participant d’un mode de vie médiocre et insoutenable (ravage écologique, inégalités sociales et concentration des richesses, tyrannie de la mode) peuvent être assimilés au fait de «semer la terreur». Et ainsi justifier le recours aux militaires par une ancienne candidate socialiste à l’élection présidentielle1, le fait de placer le nouveau préfet de Paris sous le patronage de Clémenceau dont l’usage de l’armée pour briser les grèves a abouti à près d’une dizaine de morts en 1907-1908 et de préparer l’opinion publique à de nouveaux Rémi Fraisse.

Par une étrange rencontre du Gilet Jaune et du « gilet vert », du présent et de l’avenir proche, ces militants d’ANV annoncent la condition qui sera faite à tous ceux qui passeront de l’écran à des actions à cran: ils rencontreront la froideur de l’État – ses forces judiciaires, policières et armées. Il n’y a plus d’abri nulle part : pas de niche écologique, pas de vie privée inviolable, pas de dehors au monde et d’asile possible dans une ambassade, pas de manifestation joyeuse à succès, pas de déclaration inconséquente politiquement sur la non-violence, pas de recours aux grands hommes. Il n’y a pas un pari à faire pour «sauver le climat», mais des structures à démanteler (quand il ne faut pas les détruire) et des mondes à bâtir qui s’établiront en s’attaquant à un acteur jusque-là trop oublié ou refoulé: l’État. L’État comme opérateur et facilitateur de toutes les puissances (militaire, économique, etc.), comme garant en dernier ressort d’une forme de vie hégémonique, comme puissance conservatrice – un conservatisme de mouvement: persévérer dans son être étatique autoritaire tout en favorisant toutes les métamorphoses économiques et technologiques afin que tout demeure.»
(...) 


Hervé Quentin
https://www.terrestres.org/2019/04/19/il-est-trop-tard-pour-rester-calme/

(21) Émergence




 « À l’automne 2018, deux forces sociales persistantes ont émergé conjointement, les Gilets Jaunes et les Marches Climatiques. Chacune à sa façon pose de manière brûlante la question d'une bifurcation historique de nos sociétés et la nature du pouvoir qui leur fait face. Comment interpréter le glissement autoritaire du régime au moment où la nécessité de changements fondamentaux se fait de plus en plus pressante?

Ce qui arrive aux Gilets Jaunes arrive à chacun d’entre nous. Que l’on se sente proche ou à distance des Gilets Jaunes, nul ne peut affirmer aujourd’hui qu’il est à l’abri de la condition autoritaire décomplexée qui gouverne notre présent. Le sort désormais réservé à quiconque tente de faire obstacle au cours désastreux du monde est clair: l’appareil étatique emploiera toutes ses forces et une bonne part de ses ressources matérielles et symboliques pour l’écraser.» 
(... )

Quentin Hardy


(21) Compliqué



« Tout ce qui dans la communication et dans l’échange est naturel pour les personnes non autistes, ne l’est pas pour les personnes autistes. Tout ce qui est inné pour vous, pour nous est acquis. Donc au fur et à mesure que l’on avance en âge, au fur et à mesure que l’on grandit, on doit intellectualiser ce que l’on observe, intellectualiser les rapports humains pour pouvoir les comprendre, pour pouvoir essayer d’appliquer certaines règles, pour pouvoir essayer de parvenir à interagir. Il faut bien comprendre que ce n’est pas parce qu’on arrive à faire semblant que ça devient naturel pour autant. Ça ne devient jamais jamais naturel. L’implicite ça a été compliqué, ça l’est toujours et ça le sera sans doute toujours.»

Julie 


samedi 20 avril 2019

(20) Peu




– De tout cet infini qui a lieu autour de nous, que pouvons-nous saisir? Si peu... bien que dans ce peu, l’infini aussi y fut présent.




(20) Du coq en l'âne


« Celui qui a un "pourquoi" qui lui tient lieu de but, de finalité, peut vivre avec n'importe quel "comment".»

Nietzsche



– Il y a eu des hommes bien avant qu'apparaisse l'histoire...
– Comment cela?
– L'histoire commence avant que l'histoire ne soit inventée...
– Vous voulez dire qu'une partie de l'histoire n'en fait pas partie?
– C'est un peu cela...
– Mais c'est impossible! Comment cela peut-il être?
– C'est une question de concept. Il n'y a histoire que lorsque l'on raconte...
– Et avant?
– Il y a des faits, des actions, des mouvements...
– Alors tout est question de concept... et il n'est plus nécessaire de croire en la réalité.
– Si la réalité se raconte... ce que l'on raconte n'est pas la réalité... ou alors tout est réalité. Celle-ci n'a pas besoin de l'histoire. L'histoire est un concept...
– Une invention?
– Une invention de l'homme...
– Qui d'autre pourrait en être l'inventeur...
– ... qui sait... et l'homme n'a pas toujours été ce qu'il est aujourd'hui.
– Vous sautez du coq à l’œuf... voulez-vous parler du fait que l'homme est un prédateur destructeur?
– Et vous sautez du coq en l'âne... je n'avais point remarqué combien, vous aussi, avez changé...

(20) Âme


« Ce qui apporte la lumière doit supporter la brûlure.»

Viktor E. Frankl



– Bien au-delà de ce qu'ils sont, c'est la recherche du sens qui leur importe.
– Comment savez-vous cela?
– Il me l'a dit...
– Votre maître?
– Évidemment...
– Et selon lui, quel serait le but de la vie?
– Ce serait, comme le dit Jodorowsky, de se forger une âme...
– Pour cela ne faut-il point œuvrer dangereusement?
– Que voulez-vous dire?
– C'est dans le feu que l'on forge...


vendredi 19 avril 2019

(19) Nous


«  Il ne s’adressait à personne. Je ne veux pas dire qu’il ne m’ait pas parlé à moi-même, mais l’écoutait un autre que moi, un être peut-être plus riche, plus vaste et cependant plus singulier, presque trop général, comme si, en face de lui, ce qui avait été moi se fût étrangement éveillé en «nous», présence et force unie de l’esprit commun. J’étais  un peu plus, un peu moins que moi: plus en tous cas, que tous les hommes. Dans ce «nous», il y a la terre, la puissance des éléments, un ciel qui n’est pas ce ciel, il y a aussi l’amertume d’une obscure contrainte. Tout cela est moi devant lui, et lui ne paraît presque rien. »

Maurice Blanchot, Le dernier homme, Gallimard




 – Les voyez-vous?
– Qui donc?
– Notre maître et un autre homme qui lui ressemble...
– Où sont-ils?
–  Là, derrière nous...
– Il sont derrière nous et il ne me paraît rien... Que font-ils?
– Ils essaient de se parler.
– De quoi parlent-ils?
– Vous devriez tendre l'oreille...
– Quelles sortes de voix ont-ils?
– La même que nous...


(19) Un pont



"Vénérés Frères dans l'épiscopat,
salut et Bénédiction apostolique!


La splendeur de la vérité se reflète dans toutes les œuvres du Créateur et, d'une manière particulière, dans l'homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gn 1, 26): la vérité éclaire l'intelligence et donne sa forme à la liberté de l'homme, qui, de cette façon, est amené à connaître et à aimer le Seigneur."

Jean-Paul II, Souverain Pontife, Encyclique Veritatis splendor, 1993


– Quelle sont ces œuvres dont il parle?
– Toutes les œuvres du Créateur...
– Vous ne répondez pas vraiment...
– C'est qu'il ne s'agit point de mes propos, mais ceux d'un homme qui fait... faisait... le pont entre Dieu et les hommes... pour ma part je ne connais pas la réponse...
– Mais enfin, vous connaissez mieux que moi le sens des mots.
– Pas dans ce domaine...
– De quel domaine parlez-vous?
– Le Domaine du Seigneur...
– Notre maître serait devenu un Seigneur?
– Vous blasphémez... notre maître n'est qu'un homme...
 – Mais c'est notre maître! Aurait-il lui aussi un maître auquel nous devrions allégeance... par une sorte de succession?
– Je ne sais...
– Je vous trouve bien hésitant.




(19) Relecture



– Notre maître vous a-t'il aussi proposé une relecture de certaines notions et concepts généraux qui sont à l’œuvre dans ce qu'il appelle notre société?
– Je ne vois pas de quoi vous parlez... déjà que je ne sais pas lire...



(19) Vivant


« L'écriture, c'est l'art le plus sobre et le plus pauvre qui soit. Il y a trois ressources dans l'écriture : une dimension sonore, une dimension articulatoire ou surarticulatoire, et pour finir, la typographie ou "typoésie".»  

Alain Damasio




– Ne serait vivant que ce ou celui qui s'échappe.

(19) Chemin


« Je ne poursuis pas mon chemin, c’est mon chemin qui me poursuit.»
Jules Verne, Cinq semaines en ballon





(19) Les entendez-vous?



« Le monde, ce tas de fumier de forces instinctives, qui brille malgré tout au soleil en tons pailletés d'or et de clair-obscur.
Pour moi, si je considère pestes, tempêtes et batailles, j'y vois le produit de la même force aveugle qui s’exerce tantôt grâce à des microbes inconscients, tantôt par le jeu des coups de foudre et de trombes d'eau, eux aussi inconscients, tantôt par le canal d'hommes tout aussi inconscients. Entre un tremblement de terre et un massacre, je ne vois pas d'autre différence que dans un assassinat perpétré avec un couteau ou avec un poignard. Le monstre immanent aux choses utilise tout autant –pour son plus grand bien ou son plus grand malheur, qui, d'ailleurs, semblent lui être indifférents– le mouvement d'un rocher dans les hauteurs que celui de la jalousie ou de la convoitise dans un cœur humain. Le rocher tombe, et vous tue un homme; la jalousie ou la convoitise arment un bras, et le bras tue un homme. Ainsi va le monde, tas de fumier de forces instinctives, qui brille malgré tout au soleil en tons pailletés d'or et de clair-obscur.»
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité 
 

– Les entendez-vous?
– Oui, mais cela ne vous étonnera point, je ne comprends rien à ce qu'ils disent... écoutez par vous-même:

– Charognards ils étaient...
– Vous parlez des être humains?
–  Parfaitement.
– Comme vous y allez!
– Charognards ils sont encore...
– Si notre maître vous entendait...
– Il pense ainsi... aussi...
– Il vous l'a dit?
– ... et l'a écrit.
– Tout de même... un être à l'image de Dieu comme ils disent... ne serait-ce point là "blasphème"... comme on dit?