vendredi 31 mars 2017

Le passé et le futur

" Me voici dans un lieu sacré, un sacré disparu. Les statues des divinités se sont désengagées du culte et du commerce avec l'espèce humaine. Il est resté une grandeur qui ne dépend pas de la fumée des autels. Elle ne sont pas en exil, elles sont réunies en assemblée à l'intérieur du musée, par opposition au dieu exclusif et unique du monothéisme. Plus anciennes que sa révélation, elles conservent un sentiment de supériorité envers l'ultime divinité arrivée, qui leur fit le tort de les ignorer. Elles n'éprouvent aucun ressentiment. Elles ont été honorées par les poètes, des philosophes, des dramaturges, des mosaïstes et des sculpteurs. Elles ont parlé les langues savantes, le grec et le latin, en habitant les entrailles des volcans, les sommets enneigés, les fonds marins. Elles ont habités le monde, pas le ciel."*



 Quelque part, entre le ciel, la mer et quelques îlots incertains, vestiges  vacillants de lointaines éruptions, Platon l'Ancien, demeuré jeune et sentimental, accompagné de Daemon, recueillent Platon, le petit chien dont la queue est encore fumante.
Ne croyez pas que cette sensibilité fut un obstacle pour s'adapter à la rudesse masquée de la vie au grand air. Et s'il a le goût du risque, rien n'est plus haïssable pour lui qu'une fuite. Et s'il exprime avec quelque grandiloquence:

– Ce qui se passe ici n'est rien qui puisse être apparenté à une fuite!

Il n'a aucune illusion sur la faiblesse de ses propres convictions... qui le fait immédiatement corriger la forme et donc le fond...

– Tout cela n'est qu'apparence et ce qui "se" passe ici ne devrait pas être apparenté à une fuite! Après tout, il se pourrait que seule importe la main qui se pose sur du vivant...

La petite hésitation de Platon, qui est le fruit de la présence du "se", suffirait à démontrer ce qui précède si le temps ne nous était compté... et que le mouvement qui anime les choses se ferait de lui-même...

– Aux yeux de certains, il est naturel que je paie d'une sorte de folie, le sombre sentiment de l'inutilité de chaque chose... et le lumineux espoir qu'un jour, peut-être, je comprendrai un tout petit peu...

Platon ne cesse de penser et si la main a pris de l'importance à ses yeux... il ne cessa pas pour autant de penser. 

– Quelque chose me dit que la pensée et le geste pourraient ne faire qu'un...

Aussitôt la situation lui apparait dans sa froide vérité. Une vérité qui ne dépend pas entièrement et seulement de lui. C'est alors que lui vient à l'esprit la question suivante:

– Ne devraient-ils pas "nous" plaindre ?

Un petit détail, vraiment minuscule pourrait exciter l'imagination, le cogito du lecteur: il parle de nous... ou du moins le dit.
Le plaindre? Nullement. Lui être reconnaissant peut-être...
Reconnaissant de nous montrer, parfois, un certain art, une certaine délicatesse, de demeurer, un peu, le plus loin possible de tout ce qu'il exècre, et de rester lucide au sein même de l’action. 
Il serait vain de dire qu'il ne regarde jamais en arrière tant lui est chevillé à l'esprit que :

– Le passé et le futur ne sont qu'une seule et même facette qui constitue l'envers du présent.



* La nature exposée, Erri de Luca, Gallimard



31 mars 2017

«Je me sentais bien. Mon esprit s'était fait léger. J'oubliais complètement où j'étais. Peu importe si “tout est là”. Je fermais les yeux à moitié, jouant avec la lumière. Le soleil s'était dédoublé sans que ma raison ne m'alarme, au contraire. Un des soleils projetait une ombre qui m'attirait sans que je puisse y résister. Il suffisait que je lève le pied pour que l'ordre du monde se mit à danser.»*

Après que Platon eut quitté l'île enflammée, tout porte à croire que ce souvenir, pour longtemps encore, ne cessera de le poursuivre...
 




– Chacun de nous a ses repères. Certains en ont plus que d'autres. Certains en ont moins mais s'y tiennent de telle sorte que dans le fond, ils en sont beaucoup plus dépendant.

Platon l'Ancien est dans ce cas. Sans en avoir l'air, il dérive de repères en repères.
Cela a déjà été dit dit: Platon n'a pas toujours été celui que l'on peut voir dans cette histoire. Si, dans l'esprit des gens, la résurgence perpétuelle de son passé n'est pas "chose" courante, c'est qu'ils ne sont point conscient de cette "chose" quand c'est leur vie qui défile devant leurs yeux.
Naturellement, il en est de même pour Platon, le petit chien, Daemon ou... bien d'autres encore...



 *Walid Neill

 

jeudi 30 mars 2017

Le feu

« Pour atteindre la vérité, il faut une fois dans la vie se défaire de toutes les opinions qu'on a reçues, et reconstruire de nouveau tout le système de ses connaissances. »*
 En cette matière, le feu y contribue grandement...

Petit retour en arrière...
Le départ de l'île en feu ne se fit pas sans quelque anicroches... au moins. Au plus, nonobstant ce qui ne peut être dit, le vent violent et presque constant qui y soufflait fut, en quelque sorte, encouragé par la chaleur du feu. Des profondeurs de l'île, mises à nu par les fouilles de Platon, de longues flammes, que l'on eu pu croire animées, s'allongeaient sans cesse et semblaient prendre plaisir à enflammer tout ce qui se trouvait sur leurs passages.



– Être dévoré par des flammes...n'est guère ce qui est le plus souhaitable, mais si, pour la bonne cause, cela peut donner quelque résultat...




* Descartes


30 mars 2017

« Eh bien, maintenant que nous nous sommes vues une bonne fois l'une l'autre, dit la licorne, si vous croyez en mon existence, je croirai en la vôtre. Marché conclu? »*



 – Seriez-vous prêtes à conclure un pacte avec moi?

– De quel sorte de pacte s'agirait-il?
– Eh bien, d'un côté nous aurions le réel...
– Et de l'autre ?
– Eh bien, nous aurions le merveilleux...
– Et de quel côté seriez-vous?
– Du côté du réel, bien entendu...
– Et comment pourriez-vous vous en être si sûre? Ne croyez-vous point que le simple fait de parler avec l'autre part vous ferait automatiquement passer de l'autre côté?








* Lewis Carroll

mercredi 29 mars 2017

29 mars 2017

Daemon ne se préoccupe pas le moins du monde de ce qu'il nomme les basses préoccupations matérielles de l'existence. 

– Chacun de nous le fait plus ou  moins... et plus ou moins sans y penser.

S'interroger, voilà ce qui le fascine.

– Et cela peu le font.

En tous cas pas plus que le temps laisser un éclair nous éblouir et d'éclair en éclairs largement étalés sur un temps très long, mis bout à bouts ces lumières ne formeront au mieux, qu'une petite lampe vacillante, juste le temps qu'il faudrait à un oiseau pour traverser l'horizon...


 – Je voudrais moi aussi, avec une intensité telle qu'en un éclair, nous pourrions dépasser ce qui de loin en loin, toujours plus loin se déplace et se déforme de telles manières qu'il nous parait inatteignable...


 

mardi 28 mars 2017

Infini

« Je dis absolument infini, et non pas infini en son genre ; car toute chose qui est infinie seulement en son genre, on en peut nier une infinité d’attributs ; mais, quant à l’être absolument infini, tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation, appartient a son essence.»*


– Si "une chose est libre quand elle existe par la seule nécessité de sa nature et n’est déterminée à agir que par soi-même ; une chose est nécessaire ou plutôt contrainte quand elle est déterminée par une autre chose à exister et à agir suivant une certaine loi déterminée," alors je me demande à partir de quand je pourrais me considérer comme "libre".

Naturellement chacun pourrait penser qu'une telle question n'a pas vraiment de sens tant les contingences nous lient à une sorte d'infinité de contraintes... Mais Daemon, peut-être par ignorance, "comme tout le monde" se plait à considérer cette question comme si ces contingences pouvaient disparaître...





* Spinoza
L’Éthique 








28 mars 2017

Depuis quelque temps, des étrangers désorientés arrivent au village. Ils essaient de passer la frontière, les autorités laissent faire pour ne pas avoir à s'occuper d'eux. Nous vivons sur une terre de passages. Certains d'entre ex pourraient s'arrêter, mais aucun de ceux qui sont arrivés jusqu'ici ne l'a fait. Une adresse en poche leur sert de boussole. Pour nous qui n'avons pas voyagé, ils sont le monde venu nous rendre visite. Ils parlent des langues qui font le bruit d'un fleuve lointain.



Platon, lui aussi, a cette étrange sensation que le monde le visite. Que cela soit pendant son sommeil ou en état de veille, il ne fait aucune différence. Le jour se montre l'égale de la nuit et l'inverse l'équilibre tout autant. Il voit dans l'agencement des pierres, des nuages, dans les courants et les cris des oiseaux ou le murmure du vent d'innombrables sources dans lesquelles il aime à se tremper.

lundi 27 mars 2017

27 mars 2017

L'ouvrage en préparation, dont vous pouvez feuilleter quelques pages, est une une œuvre en constante mutation, elle ne tient comptes d'aucune contingence fixe et se contente de voyager le plus librement possible. Elle se déroule dans un temps qu'il serait inutile et surtout encombrant de définir. Il y aurait même "une contradiction totale, une flagrante non-concordance entre l'historicité" des personnages "et ce que l'on pourrait appeler son mythe ou ses mythes"*...

Platon, dans sa caverne, dort du mieux qu'il peut et peine à différencier ses nuits de ses jours. Pour lui, comme pour ceux qui l’accompagnent il n'y a guère de différence entre les deux.




* Le professeur Froeppel, Jean Tardieu, Gallimard

dimanche 26 mars 2017

26 mars 2017

Balthazar est vague. C'est là sa nature profonde. Sa vie, comme chacun peut s'en douter, est censée se dérouler en une suite ininterrompue de hauts et de bas. Ce devait être ainsi, mais comme il faut en douter, la vie ne se déroule point toujours de manière prévisible.




samedi 25 mars 2017

25 mars 2017

« Il portait un chapeau, un feutre qu'il rabattait sur le front : ses yeux gris reposaient dans la mince zone d'ombre projetée par les bords très proches du couvre-chef. Son manteau était vieux, rapiécé dans le dos. 'était le manteau bleu aux poches profondes dans lesquelles il prétendait pouvoir faire disparaître, comme il nous en menaça un jour, les enfants qui le dérangeaient au travail.»*



– Maintenant que vous voilà sauvé, avec tout le respect que nous nous devons, j'ose espérer que vous aurez l'obligeance de m'écouter vous aussi...


« Ils marchaient l'un derrière l'autre sur la grève empierrée qui,un peu plus loi descendait vers la plage claire et plate de la presque île. Et quand ils franchirent la plage,m main dans la main, parmi les morceaux de bois et les algues avec la mer à l'arrière plan – quand ils avancèrent à travers cette étendue désolée vers les dunes, ils ressemblaient tout à fait à Timm et Tine, le héros du roman d'Asmus Asmussen, Feux de mer. »*

– Souvenons-nous de tout ce qui fait que nous en sommes là...
– Et où en sommes-nous?
– Eh, et bien... nous sommes là... 
– Cela ne me dit rien...
– C'est toujours mieux que la caresse des flammes. 


* La leçon d'allemand, Siegfried Lenz 
 


vendredi 24 mars 2017

24 mars 2017

« Et comme toujours, quand il était au travail, le peintre parlait : il ne monologuait pas, non, il s'adressait à un certain Balthazar qui se tenait à côté de lui : à son Balthazar qu'il était seul à voir et à entendre, avec lequel il discutait et se chamaillait, auquel il donnait même  de temps en temps un bon coup de coude; d'abord nous ne voyions pas le moindre Balthazar mais nous finissions toujours par entendre soupirer cet invisible confident.»*

 Pendant que ses compagnons dormaient, Platon maintenait son esprit en éveil. Par une sorte de liaison obscure, on eut dit qu'il avait accès à toutes les capacités de ses compagnons... en même temps que sa relation avec le monde s’enrichissait d'accords surprenants...



« Il nous apparaissait clairement que Balthazar n'était pas une vague comme les autres. Sa fidélité, sa tendresse et son allant étaient bien plus que remarquable. Elle nous forçait à porter sur le monde un autre regard. J'étais le seul à en être conscient, ou du moins à le formuler... Je ne savais pas encore que, dans leurs sommeil... »


* La leçon d'allemand, Siegfried Lenz

jeudi 23 mars 2017

Connaissance et conscience





Plongé dans la contemplation de Balthazar et de cet univers étrange et pourtant dans lequel il lui semblait qu'il avait toujours vécu, Platon se sentait bien, comme s'il avait perdu la mémoire.

Que fait Platon, la main tendue et plongés dans l'eau ?
Laisse-t'il sa pensée se faire bercer par le courant ?
Ressent-il, non pas une perte totale, mais une espèce de reconfiguration dans laquelle l'ordre et la préséance avaient été complètement chamboulés ?
Ce n'était même pas vraiment cela. Si cela eut été, il serait alors face à un désordre. Or ce n'était justement pas le cas. Il s'agissait d'un ordre... non pas un ordre auquel il faudrait obéir, mais un ordre qui lui correspondait et dans lequel, quoiqu'il fasse et sans en avoir aucune connaissance. En suivant les traces des images que de sa main il trace dans le courant et qui aussitôt s'éloignent, il se trouvait à sa place de manière infinie... et il cogite...


« La modernité l’ignore, l’a oublié, peut-être l’a recouvert. Sauf en quelques formules, des idiotismes, de l’argot, un peu de poésie, elle n’a depuis longtemps plus qu’un mot, celui de
pensée. Cogito ergo sum ? Je pense, donc je suis. Que suis-je ?
Une res cogitans, une chose qui pense. On le répète, mais c’est flou, et trompeur aussi. Car on pourrait fondre cette pensée dans la conception et l’y réduire.
L’homme sent, puis imagine, et à titre d’homme enfin « pense » ou conçoit, c’est-à-dire produit et combine des notions générales, des concepts. Or cela, ce n’est pas « cogiter ».
Qu’on suive ici les nuances scolastiques. Quand il leur faut désigner l’acte de l’intellect, qui constitue chez l’homme la faculté suprême des principes et des idéalités, le verbe qu’utilisent les médiévaux est intelligere, qu’on doit rendre à la lettre par « intelliger ». L’homme intellige, a une intellectio, lorsque par son intellect « séparé », sans organe, il appréhende un universel, non plus singulièrement ceci ou cela – ce qu’induit la matérialité de son être percevant –, mais l’essence même d’une réalité, sa nature commune, dépouillée d’accidents, valable pour tous de la même façon et tout le temps.
Cogitare, c’est autre chose. Et c’est une grande leçon.
Première thèse : la cogitatio n’est pas le fait de l’intellect, même si c’est en sa présence, comme chapeautée par lui, qu’elle aura de s’effectuer. La cogitation est un acte psychique infra-rationnel de l’homme rationnel, c’est-à dire une opération de l’âme en son corps. Quelle est son assise ? Le crâne, et dans le crâne, le cerveau. Rien certes n’a lieu dans l’organisme qui ne dépende originairement du cœur, de sa chaleur et de son premier souffle (spiritus), mais le cogiter, mû d’une « spiritualité » sienne, sera d’abord, entre l’intellect détaché, a-topique, et la vie inférieure, une affaire cérébrale.
Deuxièmement, la cogitation n’a pas pour objet, comme l’intellection, des notions universelles. Si elle procède d’une puissance organique, en situation, c’est à du particulier seulement qu’elle accède : telle chose, telle autre, placée dans tel contexte, vêtue de ces déterminations-là. Mais quelles choses ? Non pas directement les êtres concrets du monde externe, dont l’appréhension relève du sentir, mais ce qui, dans le corps animé, résulte de la sensation de ces êtres, leurs traces, leurs empreintes stockées, autrement dit des images, ou mieux : des fantasmes. »*


* Je fantasme, Jean-Baptiste Brenet






23 mars 2017

Peu de temps auparavant, Platon s'était immobilisé "comme un faucon en plein vol", on eut dit qu'il avait vu quelque chose de l'ordre d'une révélation. Son air hagard et son immobilité ne laissait présager rien de bon... et si ce n'était le mouvement de balancier incessant des vagues, on eut pu croire que le monde s'était arrêté.

Que pouvait-il avoir vu dans en cet instant et dans ces profondeurs qui puisse lui faire un tel effet? 

Nous ne le saurons pas pour le moment et lui -même dira plus tard dans un de ses carnets, qu'il ne le sut pas plus que nous. Il avait seulement ressenti une présence. Mais très vite, dira-t'il, il se senti l'envie de jouer avec elle.




– Et si tout cela n'était qu'un jeu?
Pour lui, la découverte du grand n'était pas vraiment une surprise: de fait, depuis longtemps il jouait. La surprise venait plutôt du fait qu'elle se montrait à lui, en tant que telle.

Ou alors, j'en prenais connaissance... 

 Il prononça alors, le mot connaissance de la même manière et avec les mêmes incidences que s'il avait prononcé le mot conscience...

mercredi 22 mars 2017

22 mars 2017

Les profondeurs sont pleines d'inconnus. Si l'on s'en tenait à la lettre la présence de Platon dans ces profondeurs en serait la preuve...




– La réalité est une fantaisie comme une autre...on sait ce que ce n'est pas, mais on ne sait pas ce qu'elle est... creuser est un moyen comme un autre de comprendre, juste un peu plus fatiguant peut-être. Quel autre moyen aurions-nous pour remonter le temps? Et puis la fatigue, comme chacun sait, fait taire et dormir, or c'est précisément quand on dort que l'on rêve le mieux et le plus souvent... et dans son rêve Platon voit comment, mis à part sa propre activité, le trou s'agrandit:
– Presque de lui même... On dirait qu'une volonté inconnue s'est mise à l’œuvre...

mardi 21 mars 2017

21 mars 2017

« Je me demande soudain quel besoin j'ai de raconter tout ça, mais si l'on commence à se demander pourquoi l'on fait ce que l'on fait, pourquoi, par exemple, on accepte une invitation à dîner (un pigeon vient de passer, et un moineau aussi, je crois) ou pourquoi, quand on vous a raconté une bonne histoire, on ressent comme un chatouillement à l'estomac qui vous pousse dans le bureau d'à côté pour raconter au voisin ; ça soulage aussitôt, on est satisfait et on peut retourner à son travail.»*


– Le presque parfait conditionnement dans lequel chacun de nous est enfermé dès le départ n'est pas toujours une excuse suffisante pour justifier ce qui dès le départ eut dû être identifié comme malsain.

– C'est le minimum qui doit se dire, se dit  Platon.

Et il ajoute:

– Même pour des hommes lents comme moi...



Et cette pensée immédiate lui fit prendre conscience de la prochaine imposture. Celle qui, à peine présente est déjà passé, venait de prendre possession de lui...  D'où était venue cette pensée selon laquelle il serait lent...
Il ne lui avait fallu que deux ou trois secondes, le temps qu'il s'était accordé entre deux coups de pelles, pour que se précipite dans son esprit une de ces pensées qu'il repoussait en creusant...
Il va presque sans dire que, à l'instar de Victor-Hugues, son lointain parent, en dépit de tous les avertissements des doctes et des savants, il en appelle à sa propre et lacunaire connaissance et ce faisant, il prend des risques qu’il ne mesure pas. Ou mal.


* Les armes secrètes (Les fils de la vierge), Julio Cortázar







lundi 20 mars 2017

Une petite part de réel

Le réel n'est pas ce que l'on attend, il est déjà là...

 

« Le parfait crétin est celui qui se croit plus intelligent
que tous ceux qui sont aussi bêtes que lui. »

Pierre Dac

20 mars 2017

La compréhension des images nécessite-elle une éducation ?
« Ce que je dis pour ma part, c’est qu’on n’a pas besoin d’éduquer à l’image, c’est-à-dire qu’on ne doit pas s’intéresser à une image, puis à une autre image, etc. ; les images nous arrivent, on ne peut qu’éduquer un regard, et plus précisément construire un regard. » 

Marie-José Mondzain


 
Platon veut savoir ce qui est à l'origine des fumerolles.  Ce qui au début, n'était qu'un jeu...

– C'est devenu un vrai travail parce que je me suis pris au... jeu... "avec cet enthousiasme des penseurs qui paraît ridicule au milieu de la profonde dissimulation du grand monde."* et ce jeu dépasse largement les limites de ma pensée.

Il est des moments où le temps se dilate. C'est très exactement ce qui se produit ici, le fumerolle, comme un chef d’orchestre s'est emparé du rythme de Platon et il l'entraîne dans ses volutes souples, sensibles mais persévérantes. dans leurs imprévisibles singularités.. et à ces rythmes Platon, proche d'être mystifié creuse... et dans ce moment-là ne fait que creuser... sans penser un seul instant que ce creusement pourrait s’effectuer en deux endroits en même temps...


* Proust, Pastiches et mélanges

dimanche 19 mars 2017

19 mars 2017

« Ce nonobstant il en jecta sus le tillac troys ou quatre poignees. Et y veids des parolles bien picquantes, des parolles sanglantes, les quelles le pillot nous disoit quelques foys retourner on lieu duquel estoient proferees, mais c’estoit la guorge couppee, des parolles horrificques, & aultres assez mal plaisantes a veoir. Les quelles ensemblement fondues ouysmes, hin, hin, hin, hin, his, ticque torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr,
On, on, on, on, ououououon: goth, magoth, & ne sçay quelz aultres motz barbares...»*




Aucune fumée ne peut être là sans raison. C'est pourquoi Platon ne peut s'empêcher de se poser la question de l'origine de toutes choses. Alors, largement encouragé par toute la compagnie, et d'un geste aussi large, tout en sachant pertinemment que ce geste ne remplace point la parole, mais aussi, et tout autant, sachant que celle-ci n'est rien sans le geste, cessant tout net de réfléchir, il se met ardemment à l'ouvrage...


* François Rabelais
Comment entre les parolles gelees Pantagruel trouva des motz de gueule. Chapitre LVI. 


samedi 18 mars 2017

Le temps

"Suis ton plan, cher Lucilius ; reprends possession de toi-même : le temps qui jusqu’ici t’était ravi, ou dérobé, ou que lu laissais perdre, recueille et ménage-le. Persuade-toi que la chose a lieu comme je te l’écris : il est des heures qu’on nous enlève par force, d’autres par surprise, d’autres coulent de nos mains. Or la plus honteuse perte est celle qui vient de négligence ; et, si tu y prends garde, la plus grande part de la vie se passe à mal faire, une grande à ne rien faire, le tout à faire autre chose que ce qu’on devrait. Montre-moi un homme qui mette au temps le moindre prix, qui sache ce que vaut un jour, qui comprenne que chaque jour il meurt en détail ! Car c’est notre erreur de ne voir la mort que devant nous : en grande partie déjà on l’a laissée derrière; tout l’espace franchi est à elle."*


 Platon joue avec cette petite fumée qui prend forme entre ses mains et qui réagit au moindre des mots qu'il lui souffle.
 
– Les idées se donnent à ceux qui jouent... Il est des heures qu'on nous enlève par force, d'autres par surprise*, mais  il en est d'autres que l'on gagne par le jeu...






* Lettres à Lucilius, Sénèque 

 



18 mars 2017

"« La voyelle inconnue! » J'ai étudié les phonèmes de toutes les langues du monde, passées et présentes. Principalement intéressé par les voyelles qui sont comme les éléments purs, les cellules primitives du langage, j'ai suivi les vocaliques dans leurs voyages séculaires, j'ai écouté à trvers les âges le rugissement e l'A, le sifflement de l'I, le bêlement de l'E, le hululement de l'U, les ronflements de l'O. Les innombrables mariages que les voyelles ont contractés avec d'autres sons n'ont pour moi plus de secrets. Et cependant, presqu'au terme de ma carrière, je m'aperçois que j'attends toujours, que je pressens toujours la Voyelle inconnue, la Voyelle des Voyelles qui les contiendra toutes..."*



 – Ce fumerolle ne me dit rien qui vaille...

– Et moi j'aimerai beaucoup savoir d'où elle sort...

On ne sait pas qui a eu cette pensée et cette interrogation, ni comment elle se sont manifestées... Ce pourrait être l'un ou l'autre des Platon. En tous cas, de nuit ou de jour, tous deux aiment jouer avec cette forme insaisissable mais sujette à toutes les influences.


Revenons quelques instants sur la manière dont communiquent Platon avec son chien Platon, dit Platon le Petit, ou avec Daemon, le daemon comme son nom l'indique, ou encore son âne dont on ne connait pas encore le nom. En quelle langue communiquent-ils ? Et d'abord qu'est-ce qu'une langue et d''où viennent-elles?
On dit qu'il y en aurait entre six et sept milles qui sont répertoriées dans le monde, toutes, et de bien loin, ne sont point proches les unes des autre.
Le langage serait la faculté d'apprendre une langue. Mais, en ce cas pas la langue ne serait pas une langue, comme le français, l'allemand ou l'hindou ou une sorte d'entité qui engloberait toutes les langues, mais un concept particulier. Ce serait une sorte de concept qui définirait le fonctionnement et la nature de ce fonctionnement.
Nous parlons la même langue lorsque nous comprenons notre interlocuteur. Comment peut-on séparer le son d'une conversation du son ambiant, même quand celui-ci est complexe ou simplement bruyant. C'est très exactement ce qui se passe dans notre cas, entre  Platon et les autres et entre les autres entre eux, sauf que dans ce cas-ci, le fonctionnement décrit pourrait être élargi à la pensée. Une pensée, au sens large, qui se manifesterait sans l'aide du mot. Une sorte d'intention pour laquelle il faut une sensibilité qui sorte de l'ordinaire pour pouvoir la capter. Cela tombe bien, nos héros, qu'ils soient crédibles ou non, semblent en être dotés.

*
Le professeur Froeppel, Jean Tardieu
Éditions Gallimard

vendredi 17 mars 2017

L'origine du feu et de...

On peut se demander pourquoi le feu a-t'il pris sur l'île. Il faut, pour en comprendre quelque peu les cause, faire un petit retour en arrière. Platon le Petit, nouvellement et ainsi nommé pour éviter de rappel de sa condition de chien qu'il n'assume pas pleinement, avait découvert qu'à un certain endroit de l'île s'élevait un petit fumerolle dont naturellement il ignorait la cause mais nullement les bienfaits.




– De quoi parlez-vous ?
– Je parle des fumerolles...
– Oui, cela je l'ai compris, mais juste avant n'était-il pas question de ma condition de chien?
 – Je n'ai rien dit à ce sujet, je me suis contenté de penser...


17 mars 2017

De toutes les façons qui pourraient exister pour décrire le monde, un chien n'en connaîtra qu'un nombre limité. Cependant, tout bien réfléchi, peut-être pourrait-on dire la même chose pour ce qui concerne les être humains...



" Mais avant tout, il y avait une flamme, une petite flamme vive, qui parcourait l'avant-scène de ma mémoire; elle brouillait le images  et les faits que je cherchais à évoquer, les faisait fondre et rougeoyer; et quand elle ne parvenait pas à les embraser, elle les tordait, les calcinait ou, cela pouvait aussi arriver, les dissimulait sous une braise tremblante." *

Au moment même où la petite famille de Platon s'éloignait de l'île, Daemon fit sa réapparition. Il n'était point question de le laisser là. Mais comment faire, le feu avait commencé son travail et, à défaut de sagesse, prenait force et beauté. D'où venait-il? 



* La leçon d'allemand, Siegfried Lenz 
Pavillon poche, Laffont

jeudi 16 mars 2017

Les nécessités du destin

Comment s'opposer au nécessités du destin ou à ce qui nous parait comme tel ?
Cette question, Platon se la pose souvent. Il n'est point seul en ce cas, une partie de sa petite famille se la pose aussi souvent que lui. Certes les mots ne sont point les mêmes pour tous...

" Mais avant tout, il y avait une flamme, une petite flamme vive, qui parcourait l'avant-scène de ma mémoire;" *




Platon le Petit, chien de son état, ne se pose guère de questions. Mais le peu dont il s'agit, tout-de-même, il les pose à haute voix.

– Les questions que je pose ne me sont point directement destinée. C'est au monde que je les pose. Platon le Petit est très fier des finesses de la nuance... de toutes les nuances...

– Pour ceux qui n'auraient pas compris, il y a dans l'énoncé qui précède autant de finesse possible qu'entre deux moment différents où ce qui est considéré comme étant la même chose aura deux odeurs permettent d'identifier clairement le passage du temps... Il faut pour cela maîtriser un organe qui est certes donné à tout le monde, mais dont la sensibilité et les capacités sont l'inégalité même...

Aussi petit  qu'il puisse être, ses capacités ne sont pas toutes du même ordre... et l'orgueil, quoiqu'il en dise n'était plus chose si lointaine... et sa rougeoyante ardeur ne demandait qu'à prendre place dans le récit.


* La leçon d'allemand, Siegfried Lenz 
Pavillon poche, Laffont








16 mars 2017

« Avec le tout petit nombre d’esclaves qu’une seule voiture pourrait contenir, sans autres effets que ceux que nous avions sur nous, voici deux jours que nous menons, mon ami Maximus et moi, l’existence la plus heureuse. Un matelas est à terre, et je suis sur le matelas. Deux manteaux font office l’un de drap, l’autre de couverture. Quant au déjeuner, impossible d’en retrancher rien ; les apprêts ont pris moins d’une heure : ma provision de figues de conserve m’accompagne partout ; mes tablettes à écrire toujours. Les figues me tiennent lieu de fricot, quand j’ai du pain, et de pain, quand j’en manque. Elles me font de chaque jour un jour de nouvel an que je tâche de me rendre favorable et propice par la grâce des bonnes pensées et de tout ce qui agrandit l’âme. Or, jamais l’âme n’est plus grande qu’à l’heure où, dégagée de ce qui n’est pas elle, elle a conquis la paix en bannissant la crainte ; la richesse, en ne convoitant rien. »


La mécanique du rêve est une voiture puissante dont personne ne choisit le modèle, personne n'apprend à conduire, et dans laquelle personne ne sait vraiment ce qui peut arriver...

 Les souvenirs de Platon défilent. Il se demande qui du spectateur ou de l'acteur il pourrait être ou, mieux encore, s'il se pourrait qu'il soit les deux à la fois.

– La ronde incessante de ces cercles, dont l'horizon est le plus parfait des exemples et dans lesquels nous pourrions être enfermés, serait-elle une invitation plus qu'une frontière..?



*
Sénèque, Lettres à Lucilius



mercredi 15 mars 2017

Souvenir au fil de l'eau

« Tiens-toi pour affranchi de tout mauvais désir, quand tu en seras
au point de ne demander rien au ciel que tu ne puisses lui demander à la face de tous.
»

Car aujourd’hui, ô comble du délire ! les plus honteuses prières se murmurent tout bas dans les temples ; si quelqu’un prête l’oreille, on se tait ; et ce qu’on ne voudrait pas que l’homme sût, on le raconte aux immortels.



– Comment estimer le temps qui passe à son juste prix?
Telle est souvent la question que se pose Platon. Aussi loin qu'il s'en souvienne. Il se l'est toujours posée, quand, remontant le temps au fil de l'eau, bien plus jeune, de longues années auparavant il se promenait en compagnie de son chien, dans les paysages presque enchantés de son enfance.
– Pour moi ils ne l'étaient guère, j'avais plaisir à m'y promener, c'est certain, mais jamais le terme d'enchantement ne me serait venu à l'esprit. Seuls mes souvenirs me le font apparaître.
– Pourquoi, puisque le temps qui passe est changement perpétuel, resterait-il inchangé lorsqu'il repasse..?

15 mars 2017

" En intensifiant (l'activité de la conscience) elle produit un foyer lumineux concentré ou plus diffus, et dans certains cas extrêmes, un éblouissement. Dans le grand calme, elle se mue en une luminosité égale et douce. "*




Bien avant de se mettre en route une petite pensée obsédante occupait l'esprit du petit chien Platon.
– Mon maître, il n'y a pas très longtemps, un jour tout au plus, est passé par là... et moi aussi j'aimerai admirer de plus près ce qu'illuminent ces douces lumières de l'horizon.



* Esquisses
Jean-François Billeter
Éditions Allia


mardi 14 mars 2017

14 mars 2017

"Or que m'enseigne l'observation quand, cessant de vouloir expliquer, je me contente de voir? Je vois que ma conscience fait partie de mon activité, qu'elle est elle-même activité; qu'elle est pareille à une luminescence apparaissant dans la nuit intérieure du corps, une sorte de réverbération qui s'y produit quand cette activité s'intensifie."*



Hors de tous système religieux, Platon, le petit chien se demande si le peu de mémoire dont il dispose... enfin c'est ce qu'il pense... mais c'est aussi ce qu'il a du apprendre... ne lui permet guère de se souvenir de ses années d'enfance. Quand il regarde, lui aussi "de l'autre côté" il est saisi, de la même manière que Platon, son maître, par la beauté inhérente à certains souvenirs.

– Tant pis si j'embellis, si cela me fait plaisir...

Lui, contrairement aux hommes, qui sont pourtant ses modèles, ne se demande pas pourquoi.



* Jean-François Billeter
Esquisses
Éditions Allia

lundi 13 mars 2017

13 mars 2017


“On mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes
qu’il est capable de supporter.”

Emmanuel Kant   


Peu de choses peuvent être en même temps présentes dans notre mémoire. Celle-ci est en mouvement continu et les brèves oscillations qui agitent même les images les plus fixes, ouvrent la porte à ce qui ne demande qu'à se montrer. Ce qui en résulte est une sorte de mélange incertain, continuellement changeant, que nous simplifions par force et par filtres de telle manière que nous puissions reconnaître telle ou telle chose sans avoir à sans cesse la corriger. Cela se fait tout seul, au risque qu'à notre insu, l'image paraisse sur l'écran comme une vérité sans que nous n'ayons assez de recul pour pouvoir séparer et reconnaître le geste de l'objet. Simulacre parfait de la présence d'une absence....


Quand Platon n'était encore qu'un jeune homme, il regardait avec une sorte de nostalgie "de l'autre côté". Ne le connaissant pas, il pouvait l'imaginer à sa convenance et la nostalgie, dès lors, n'en était plus une, mais devenait un ailleurs fantasmé, qui, certes, l'appelait, mais qui ne venait pas du passé mais formé de tout ce qu'il avait envie d'y trouver.

dimanche 12 mars 2017

12 mars 2017




Il fut une époque, il y a déjà longtemps, où la capacité d'imagination de Platon était bien plus grande et active qu'aujourd'hui.

– Ce fut une compagne fidèle sans laquelle, je n'ose y penser, j'eus pu sombrer...

Elle avait sur lui une emprise qu'elle n'a plus et il lui arrive de la regretter quelque peu. Cependant, lorsque que, de mémoire il se rend sur les lieux de sa jeunesse, il peut, non sans quelques efforts, reconstruire ces récits qui de leurs temps l'avaient traversés.

– Burlesque fatras, jamais je ne m'étais douté que ceux-là même, si ordonnés, ordonnants, rigides et obtus, qui condamnaient, au nom du bon sens commun, l'imagination et l'absence à travers moi, étaient aussi sujets que moi à leurs pouvoirs...
Aujourd'hui, je sais que le monde qui était le leur et auquel j'étais assigné, n'existait pas plus que le mien... Rien de ce qui affectait leurs sens n'était perçu pour ce qu'il était et le monde dans lequel ils vivait n'existe plus, pas plus que le mien... Ainsi étaient-ils, non moins que moi, des fantômes guidés par d'autres fantômes, ceux de l'esprit. Brûlant mannequins-morts-vivants cherchant la lumière dans les feux d'un Carnaval à l'envers...
Comment n'ais-je pu voir dans ces images que la farce grossière et non le vide dans lequel elle baignait?

Il arrive que jeu de reflets entre le texte et les images se déploie avec la même ambiguïté que celui qui prenant place dans les espaces entre les mots. Ces blancs constituent des ruptures. Ce ne sont non seulement des ruptures du récit, et donc du temps, mais aussi du sens qu'ils contiennent. 

 Entre les phrase elles-mêmes, ces blancs sont aussi nécessaires que la ponctuation qui est langage elle-même. Tels des chefs d'orchestre, ils dirigent le lecteur, lui indiquent le rythme et, souvent, l'intonation. Ces écarts, s'ils sont utiles à la clarté de la lecture, sont aussi des espaces vierges que l'imagination, sans toujours se faire voir, remplit à foison. Mais leur rôle, libéré de la tyrannie du sens et de l'ordre de la ponctuation, est encore bien plus grand dans les récits de mémoire où le plus souvent ils peuvent prendre presque toute la place...



samedi 11 mars 2017

Mémoire

« Qu'ayant demeuré assez longtemps en cet état il était tombé dans un doux et agréable sommeil dans lequel il avait eu cette vision : "Il me semblait, disait-il, que je creusais le fondement d'une maison et que j'entendais un homme qui me disait de le creuser encore davantage; ce qu'ayant fait et me voulant reposer, il me commanda derechef de le creuser. Et la même chose étant arrivée quatre fois de suite, il me dit enfin que ce fondement était assez creux, et que je bâtisse désormais tout à mon aise, comme si je n'eusse dû avoir aucune peine dans tout le reste de l'ouvrage."» *





Platon, lui aussi creusait. Mais ce qu'il creusait était ce qu'il appelait sa "mémoire". Le vertige des profondeurs est fort semblable à celui des hauteurs. Ils finissent immanquablement par se confondre.

– Plus je creusais et plus la sensation  de m'élever devenait présente à mon esprit et me donnait le vertige. Lequel tenait plus au fait que plutôt que de me rapprocher d'un centre que je croyais enfoui, j'avais la nette et double sensation que par mon élévation je m'en éloignais et dans le même temps, que le centre duquel j'eus dû me rapprocher, s'éloignait. Chaque ouverture, parmi toutes celles que je mettais à jour, qui eussent dû m'inonder de lumière, me submergeait de courants qui n’étaient pas miens et qui menaçaient de m'emporter à chaque instant...

La mémoire est un objet curieux.

– C'est le seul objet que je possède et ce n'en est pas un...

*  Vie de Saint Syméon l'Ancien, Stylite
  Théodoret, évêque de Cyr

 





11 mars 2017

"On sait depuis Descartes que les illusions d’optiques, comme celle qui fait « qu’un bâton paraît rompu dans l’eau, à cause de la réfraction » peuvent être corrigées par l’entendement, cette faculté qui « corrige l’erreur des sens ». Comment se fait-il, dès lors, qu’aucune inspection de l’esprit n’ait pu définitivement mettre fin à cette illusion surréaliste et en expliquer les causes ?"



Une trêve, fulgurant instant,
 pénétra soudain,
somptueux moment,
sans aucun dessein
le cœur d’un monument.
 
Platon n'a pas toujours été celui que l'on peut voir dans cette histoire. Comment faire en sorte que le passé entre libéré dans le présent sans pour autant qu'il ne s'étende au-delà de ce qu'il a été ou qu'il ne soit que pâle copie de ce qu'il a été. La mémoire est un réceptacle dont la forme, lentement, prendra le pas sur ce qu'il contient. Les souvenirs accumulés, comme les braises du foyer, au moindre souffle, quand la cendre, déjà grise, bientôt blanche, s'élève. Elle suit, confiante, les anciens chemins qui partent en fumée.   

Le moindre des endroits qui nous sont familiers peut en un instant, non pas disparaitre, mais être transformé par ce que l'on voit, qui jusque là nous avait échappé et qui, brusquement, surgit, peut-être d'un temps qui nous est aussi familier et dans lequel...

« Toute la philosophie n’est fondée que sur deux choses, sur ce qu’on a l’esprit curieux et les yeux mauvais ; car si vous aviez les yeux meilleurs, que vous ne les avez, vous verriez bien si les étoiles sont des Soleils qui éclairent autant de mondes, ou si elles n’en sont pas ; et si d’un autre côté vous étiez moins curieuse, vous ne vous soucieriez pas de le savoir, ce qui reviendrait au même ; mais on veut savoir plus qu’on ne voit, c’est là la difficulté.»


Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686

vendredi 10 mars 2017

10 mars 2017

"Les anthropologues ont acquis une grande maîtrise au cours du dernier siècle pour faire parler les plantes, les animaux, les rivières et les bois à travers les humains de toutes sortes qu'ils étudient. Partout dans les sociétés traditionnelles - et parfois même chez les Modernes -, des gens disent qu'ils communiquent avec des non-humains dans les rêves, dans les rites ou dans leur for intérieur, que les tapirs, les caribous ou les loutres se voient comme des humains et que ces espèces s'imaginent donc vivre dans des sociétés avec des règles analogues aux leurs, ou que les tigres et les jaguars, compétiteurs des hommes, peuvent aussi parfois passer contrat avec eux. Autrement dit, c'est la chose la plus commune que de voir le monde naturel comme peuplé d'êtres et de phénomènes qui se comportent comme des humains. En décrivant ce genre de situation, les anthropologues ont longtemps assumé que les idées des humains se forgeaient des plantes et des animaux étaient la simple projection sur les non-humains des normes et des conventions qu'ils avaient développées pour eux-mêmes. Les règles de la parenté auxquelles les toucans obéissent en Amazonie sont les mêmes que celles des peuples avec lesquels ils cohabitent, du moins c'est ce que disent ces derniers; les villages d'hiver des rennes de Sibérie sont organisés de la même façon que ceux des gens qui les chassent, du moins c'est ce que ceux-ci prétendent. On aurait donc eu scrupule à ne pas suivre les interprétations que les peuples concernés fournissaient spontanément. Ce n'est pas seulement la religion qui était vue comme «la société transfigurée» pour parler comme Durckheim, c'est l'ensemble de la nature qui imitait la vie sociale. Bref, l'anthropocentrisme régnait sans partage, tant chez les peuples non-modernes que ceux qui faisaient profession de les étudier. Peux-t'on se satisfaire d'une telle situation qui prive d'expression la plupart des occupants du monde? Peux-t^'on décrire des relations entre des humains et des non humains sans qu'il soit toujours présumé que les premiers sont les seuls agents qui transforment la nature et la font advenir à l'existence dans leurs représentations, tandis que les seconds seraient condamnés à n'être que les objets indifférents d'une action externe et d'une pensée instituante qui leur confère un sens? Comment donner donner la voix aux non humains sans que celle-ci ne s'exprime à travers des humains ventriloques?" *


La nouvelle apparition de Platon, le petit chien, suscite bien des interrogations:

– Où étiez-vous pendant tout ce temps ?





– Tout ce temps est une étrange notion, de mon point de vue. Et en réalité, la réponse est la plus simple qui soit: j'étais là.
– Mais, vous étiez invisible!
– Ce n'est pas parce que ne me voyiez pas que je n'étais pas visible... D'autre part notre île n'est pas bien grande, mais un objet, si petit qu'il soit, possède toujours, plus ou moins, selon sa nature, une face ou une part de lui-même qui est soit invisible soit inaccessible aux regards... et ce d'autant plus que le phénomène de la vision n'est pas seulement tributaire de la visibilité des objets, mais aussi et surtout de la capacité de voir...
De plus, en ce qui nous concerne, la nature spectaculairement changeante de notre île ne nous facilite point les choses. 


* Préface de PhilippeDescola

du livre de Eduardo Kuhn:
Comment pensent les forêts

 


jeudi 9 mars 2017

9 mars 2017

Dans l'extrême brièveté de notre vie, la moindre des hésitations semble nous faire perdre un temps précieux.
Il se pourrait aussi qu'elle nous en fasse gagner si l'on admet que, selon le principe de l’écoulement des fluides et de ce qui peut s'y opposer, laquelle hésitation pourrait en constituer un obstacle des plus naturellement salutaire... Il se pourrait aussi que plutôt que d'avancer sans cesse, il faille, de temps à autre, faire un léger pas de côté et, sans aucun dessein, somptueux moment, repeupler l'horizon...



« Lorsque, dans une œuvre, nous en admirons le ton, sensibles au ton comme à ce qu’elle a de plus authentique, que désignons-nous par-là ? Non pas le style, ni l’intérêt et la qualité du langage, mais précisément ce silence, cette force virile par laquelle celui qui écrit, s’étant privé de soi, ayant renoncé à soi, a dans cet effacement maintenu cependant l’autorité d’un pouvoir, la décision de se taire, pour qu’en ce silence prenne forme, cohérence et entente ce qui parle sans commencement ni fin.
Le ton n’est pas la voix de l’écrivain, mais l’intimité du silence qu’il impose à la parole, ce qui fait que ce silence est encore le sien, ce qui reste de lui-même dans la discrétion qui le met à l’écart. Le ton fait les grands écrivains, mais peut-être l’œuvre ne se soucie-t-elle pas de ce qui les fait grands.
Dans l’effacement auquel il est invité, le « grand écrivain » se retient encore : ce qui parle n’est plus lui-même mais n’est pas le pur glissement de la parole de personne. Du « je » effacé, il garde l’affirmation autoritaire, quoique silencieuse. Du temps actif, de l’instant, il garde le tranchant, la rapidité violente. Ainsi se préserve-t-il à l’intérieur de l’œuvre, se contient-il où il n’y a plus de retenue. »

Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard Folio Essais

mercredi 8 mars 2017

8 mars 2017

« Écrire, c’est se faire l’écho de ce qui ne peut cesser de parler, - et, à cause de cela, pour en devenir l’écho, je dois d’une certaine manière lui imposer silence. J’apporte à cette parole incessante la décision, l’autorité de mon silence propre. Je rends sensible, par ma médiation silencieuse, l’affirmation ininterrompue, le murmure géant sur lequel le langage en s’ouvrant devient image, devient imaginaire, profondeur parlante, indistincte plénitude qui est vide. Ce silence a sa source dans l’effacement auquel celui qui écrit est invité. Ou bien, il est la ressource de sa maîtrise, ce droit d’intervenir que garde la main qui n’écrit pas, la part de lui-même qui peut toujours dire non et, quand il faut, en appelle au temps, restaure l’avenir.»*





Ce que voient les uns n'est pas ce que voient les autres. Derrière chaque chose se cache la même chose, et ainsi de proche en proche jusqu'au lointain se propage une chaîne qui se répète à l'infini.


Le monde de Damon est-il différent de celui de Platon? Rien n'est moins sûr. Mais ce qui est certain c'est que leurs manières de voir ne sont pas les mêmes. L'attrait naturel pour la réalité de la poésie de Platon lui vaut plus que des moqueries et l'isole un peu, mais le monde baroque de Damon, proche de celui de Platon le petit chien n'en est pas moins naturel.  



* Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard Folio Essais

  

C'est un début, certes...

Il est bien difficile de considérer le monde sans lui attribuer des valeurs qui ne sont point le fruit de notre réflexion, mais quelque chose, un concept, que nous acceptons, de gré ou de force, de faire nôtre.
– Comment cela?
– La notion de bien et de mal, ne nous appartient pas, elle est là, incontournable. Dès le début.
– C'est un début, certes, mais ce n'est qu'un début... et l'enfant qui regarde au loin, que voit-il ? Un début ou une fin...


– Croyez-vous qu'un jour nous pourrions,
nous aussi, avoir des ailes?

Au début, il n'y aurait eu rien. Difficile pourtant de le croire pour un esprit qui se veut logique. Mais qu'est-ce qu'un esprit logique? Ne serait-ce pas là, en soulevant cette question, un point de départ qui permettrait de retrouver le premier?.. pour autant qu'il soit accessible... Et pendant que nous y sommes, reprenons : d'où viennent le bien et le mal?



– Ouvrez bien les yeux Platon. Vous voyez cette île?
– Je ne vois rien du tout... 

L'architecture de l'île de Platon avait, en certaines circonstances, une fâcheuse tendance à devenir organiquement imprévisible et surtout légèrement étouffante. Ce que voyait Damon, Platon ne le voyait pas et inversement. Bien que pour lui aussi "tout" fut sous ses yeux, cela lui restait invisible et ce que Damon appelait la structure organique du temps n'était pas seulement invisible pour Platon, elle lui était inimaginable.

– Si je m'en réfère à votre pensée, mon cher ami, nous vivrions pour moité seulement dans un univers qui nous serait commun...

Le fait est que malgré que les mots ne vibraient point dans l'air ambiant, ils leurs étaient parfaitement audibles et il est permis de se poser la question: dans quel monde ces mots résonnent-ils pour qu'ils puissent être entendu?

mardi 7 mars 2017

Les lumières et la raison



Platon expose un extrait du livre de Jean-François Billeter, Esquisses, éditions Allia

"Pour concevoir cette idée ( une idée positive de la liberté ) replaçons-nous à nouveau dans l'histoire. Repartons du mouvement des lumières. Il a été un mouvement de conquête de l'autonomie individuelle ; ce n'était plus aux autorités religieuses et politiques de prescrire à chacun ce qu'il devait faire, mais à chacun de se déterminer selon sa conscience et selon la raison, en s’accordant avec les autres par la délibération. Ce mouvement a été philosophique parce qu'il a étudié notre nature en s'affranchissant autant qu'il lui a été possible des préjugés traditionnels. Il a établi que nos idées ne nous sont pas imposées par une révélation divine ou parce qu'elles seraient innées, mais que nous les élaborons à partir de notre expérience. Pour Kant comme pour les penseurs des Lumières, il allait de soi que leurs découvertes avaient une portée universelle. Les facultés humaines qu'ils mettaient en évidence étaient le propre de tous les hommes. 
Ce progrès a d'abord été combattu avec la dernière énergie, d'abord par les pouvoirs dont il mettait en cause les prétentions traditionnelles, puis par des penseurs qui ont affirmés que l'individu est au contraire nécessairement et entièrement déterminé par son appartenance  à une communauté particulière, issue d'une histoire particulière, et ne peut trouver son bonheur qu'en obéissant au destin ce cette communauté. Leur rejet de l'universalisme s'est étendu jusqu'à la pensée: chaque peuple avait la sienne, exprimée dans sa langue à lui. Les tenants des lumières et leurs adversaires se sont livrés depuis lors, et se livrent aujourd'hui encore une guerre sans merci. 
 [...] 
Nous y verrions plus clair si nous avions affaire dans cette guerre à deux camps bien définis, celui des Lumières et celui des anti-Lumières. Mais tel n'est pas le cas, car l'esprit des Lumières a été trahi Son idée maîtresse était la raison. Chamfort l'exprimait ainsi: «Qu'est-ce qu'un philosophe? C'est un homme qui oppose la nature à la loi, la raison à l'usage, sa conscience à l'opinion et son jugement à l'erreur.» Il ajoutait « Il y a peu d'hommes qui se permettent un usage vigoureux et intrépide de leur raison, et osent l'appliquer à tous les objets de la morale, de la politique et de la société: aux rois, aux ministres aux grands, aux philosophes, aux principes des sciences, des beaux-arts, etc. Sans quoi on restera dans la médiocrité.»"

Damon se tient tranquille, il déguste ces extraits avec tout le calme et la présence nécessaire, mais aussi un petit zeste de malice dans le regard en observant celui que depuis un certain temps il hésite à appeler "son" maître... Il faut dire aussi que ce qu'il entend l'encourage dans une certaine direction... On peut lui faire confiance, il apprend et rien désormais ne pourra plus être comme avant.

– Et je suppose que vous pensez que nous y sommes encore... et que si je suis attentif, vous pourriez aussi partager le sentiment de trahison à propos des Lumières...
– Je suis sûr que j'y reviendrai mais plus tard, il faut d'abord que nous exposions jusqu'au bout le propos Jean-François Billeter:


 [...] 
Cette raison a été doublement trahie. Le vocabulaire français permet d'exposer en peu de mots ce qui s'est passé. Elle a été réduite d'une part au "raisonnable", c'est-à-dire au bon sens et au respect de la norme, d'autre part au rationnel, autrement dit au raisonnement systématique et rigoureux, visant l’efficacité. Cette seconde idée de la raison est devenue la justification abstraite de l'organisation rationnelle du travail, de l'économie et , de proche en proche, de toute l'activité humaine. Cette "rationalité" a été le moteur du développement des sciences exactes et de la technique, mais aussi des formes nouvelles de déshumanisation et de violence qui ont marqué l'époque contemporaine (le travail à la chaîne, les camps). Tout ce qui était "rationnel" a été déclaré bon par les nouveaux maîtres.
Cette double trahison de la raison explique deux perversions qui ont empoisonné l'histoire des deux derniers siècles et empoisonnent le monde aujourd'hui. D'une part, les adversaires des Lumières ont eu beau jeu de dénoncer dans le monde industriel et capitaliste le produit naturel des du mouvement des Lumières et de discréditer par là les Lumières elles-mêmes. Telle est depuis deux siècles le ressort de la pensée réactionnaire. L'autre perversion est le fait de détenteurs du grand capital, qui pouvaient plus difficilement se déclarer ennemis des Lumières, mais avaient intérêts à ce que personne ne fit contre eux un usage énergique de la la raison. Ils ont d'abord inventé la religion du Progrès, qui a fait croire que leur action était un mal nécessaire à l'avènement d'un bien futur (ce fut aussi l'utopie communiste). Ils ont d'autres parts conclus des alliances avouées ou inavouées avec les forces réactionnaires, parfois avec les pires (ce fut notamment le national-socialisme). Ces alliances avaient pour eux de nombreux avantages. Elles les protégeaient en poussant les esprits dans la voie du repli communautaire et du retour à un passé fantasmé. Elles opposaient entre elles les communautés (nationales, ethniques, religieuses), ce qui leur donnait les moyens de les manipuler et de profiter de surcroît des guerres qui en résultaient.
L'histoire contemporaine est le catalogue des maux qu'ont engendrés ces alliances entre les détenteurs du grand capital et les forces réactionnaires, et par leur guerre commune contre les Lumières. Ce catalogue se prête à des mises à jour quotidiennes tant cette guerre et ses alliances sont continuent d'enfanter dans le monde des maux toujours nouveaux et toujours semblables. Mais la crise menace maintenant d'emporter tous ces acteurs aveugles, et les témoins lucides avec eux.
Pour sortir de cette confusion de plus en plus dangereuse, il faut revenir au mouvement des Lumières et le reprendre pour l’approfondir. 

Esquisse n° 5

Dans Qu'est-ce que les Lumières?, Kant l'a résumé par la formule latine «sapere aude», «ose savoir», qui signifiait : cesse de te laisser traiter comme un enfant, libère toi des tutelles qu'on t'impose, aie l'audace – ou la simplicité – de penser par toi-même. Lichtenberg, son contemporain, en a donné une autre définition: « Les Lumières consistent à avoir, dans tous les états de la société, des notions justes de nos besoins essentiels». Cette seconde définition est particulièrement utile aujourd'hui parce que nous disposons des moyens de satisfaire une infinité de besoins inessentiels et des désirs irraisonnés et que l'usage irréfléchi ces moyens, et leur multiplication continuelle, alimentée par une recherche aussi irréfléchie du profit nous mène à notre perte. La question de nos véritables besoins est donc devenue centrale. C'est une question à laquelle on ne peut répondre qu'en comprenant ce que nous sommes. C'est une question d'ordre philosophique."
à suivre...