Comme vous pouvez l'avoir constaté j'ai ajouté quelque chose, un tout petit mot à l'énoncé de votre nom. Quelque chose qui s'ajoute au contenu - cher - en l’occurrence. Ce n'est donc plus cher Joachim mais très cher Joachim. Je sais, l'explication et la présentation est un peu lourde et semble manquer de simplicité et surtout de légèreté, mais c'est l'usage à la "Chambre bleue". Voilà, vous me posiez la question, presque un piège... ce matin. J'ai résisté à la tentation d'y répondre à la légère parce que je connais votre intelligence. Il m'a fallu y réfléchir. Je n'allais tout de même pas vous indiquer le nom exact de l'établissement pour que vos hommes et vos chiens viennent m'y cueillir. Vous êtes surpris que je fréquente cet établissement? Je vous comprend. Vous aimeriez que je vous en dise plus? Je vais le faire. Il faut d'abord savoir que cela ne date pas d'hier ni d'avant-hier. Vous le savez en certaines circonstances les heures valent des jours, les jours valent des mois et les mois des années... Vous comprendrez que je m’arrête là. Voilà bien des jours et même plusieurs mois. Petit clin d’œil à propos de la durée... Plusieurs mois que je suis en fonction. Pourquoi voulez-vous encore me parler de ce cadavre que vos hommes ont trouvé sur je ne sais quelle île où je n'ai jamais mis les pieds? Ah oui, les gants. Mes gants, dites-vous. Ensanglanté aussi dites-vous? Au point qu'il est difficile de reconnaître qu'ils aient été blancs? Il faut que j'y réfléchisse...
Il faudra, très cher Joachim, que "la suite logique des chose et des événements" est le plus grand des fantasmes. L'homme espère que cet "ordre des choses" soit une évidence pour pallier à la mobilité de l'esprit et qu'il puisse, sans réfléchir, mettre un pied devant l'autre, droit devant, sans avoir à penser... Ce qui, semble-t-il, fatigue exagérément et nuit à la production de cet ordre qu'ils poursuivent "ad vitam æternam". Comme vous, très cher Joachim. Alors ces hommes se regroupent cherchent, étudient et classe sans arrêt jusqu'à qu'un semblant de ce qu'ils espèrent apparaisse. Naturellement, à force de travailler, tout ce "là" prend forme. Mais rien ne lui dit que ce n'est qu'une mascarade et résiste, tant bien que mal à la simplification. Alors las de ne presque rien trouver, ils finissent par se dire que c'est le fait de chercher qui serait signifiant. Ils vont même plus loin et pensent que ce pourrait être le fait de disparaitre en tant qu'individu au profit du groupe qu'ils forment qui les fera "être" pleinement. N'est-ce pas un peu de votre pensée Joachim? Oh, je sens bien que vous "tiquez", pardonnez-moi l'expression qui nous rappelle à tous deux combien le sort, ou ce qui s'approche le plus du contenu que l'on y met, une période de notre vie qui n'est pas agréable, mais qui résume bien tout ce qui vient d'être dit en matière de ressemblance, de vraisemblance et de classement. Comment? Vous l'aviez oublié ou vous ne le saviez pas, je suis aussi porteur de cette sorte de vie que l'on classe dans la rubrique "maladie" et qui est la conséquence d'une trop grande propension à battre la campagne... ou la face cachée de la civilisation... Certains ont cru vous reconnaître? Beaucoup d'autres peuvent se reconnaître. N'est-ce pas le principe même de la lecture que de prêter sa voix à celle d'un autre? Vous avez peur? De quoi pourriez-vous avoir peur? Peut-être d'un temps qui n'est pas présent et qui pour certains d'entre nous n'est pas seulement un passé... Ils se trompent, vous le savez. Personne ne peut savoir qui vous êtes. À commencer par vous-même qui ne cessez de vous construire une image...
Épisode 122
Très Cher Joachim
Les
jours se suivent et ne se ressemblent pas tous. Heureusement, me
dites-vous. C'est une formule, me dites -vous. Oui. Ah! Vous aimeriez,
et je comprends très bien pourquoi, que je vous en dise plus à propos de
cet endroit que j'ai appelé "La Chambre Bleue". C'est un exercice très
périlleux, vous le savez mieux que moi. Je vais essayer cependant. Le
risque est grand mais il se trouve que le risque est quelquefois, voir
toujours nécessaire... Je sais, je sais, tout cela est bien mysterreux
... Je fais des fautes, me dites-vous. En effet on fait des fautes. D'un
certain point de vue on pourrait même dire qu'on fait "tout" faux. Mais
là n'est pas la question. Laissez-moi poursuivre... Excuser ce sourire
qui m'a échappé. C'est parce que quand j'ai évoqué le fait de poursuivre
j'ai immédiatement pensé au fait que pendant que je poursuivais mon
discours, vous me poursuiviez. Et je me suis dit qu'il y avait là une
sorte de parallèle qui s'était établie. Cela m'a fait voir votre
poursuite sous un autre angle. Comme si si votre poursuite était une
sorte de discours qui en disait plus long sur vous-même que surmoi qui
suis quand même depuis longtemps l'objet de votre poursuite. certes je
ne me prends point le moins du monde pour le centre de ce monde. Certes
je n'imagine pas que vous consacriez le meilleur de votre temps à cette
poursuite. Non, je suis lucide. Ce n'est qu'un petit "à-côté". Un petit
caillou dans votre botte. Vous ne portez pas bottes? Pourquoi ce ton si
haut perché et ce sourire figé? Qu'ais-je dit de répréhensible?
Dites-moi. Ah, j'ai compris, j'aurais fait une allusion déplacée... En
effet ce n'était pas bien méchant mais il me semble que de l'endroit où
vous la détectez il y a quelque humour à vous offusquer... C'est à
mettre à votre crédit. Ah, ce cette pensée que je ne relaierai pas n'est
pas des plus aimables... Bon, finalement cela fait partie du jeu.
Revenons à la Chambre Bleue.
Épisode 123
Très Cher Joachim
La
colère n'est pas la meilleure des conseillères. Rien ne sert de vous
mettre dans cet état. Peu de gens connaissent ces accès de colère que
vous savez si bien masquer... Inutile de vouloir me faire la leçon. Nous
ne sommes pas "en classe". Vous ne manquez jamais une occasion de
présenter votre position
d'enseignant, de professeur, et aujourd'hui de Très Discernable Grand
Macaron
Fratercula arctica, de l'installer même, de telle façon
qu'elle vous serve de promontoire. Je m'égarerais, dites-vous? Plus que
cela, je serais jaloux? Mais de quoi, cher, très cher professeur
Joachim? De vos grades et qualités? Vous êtes bien loin du compte et je
vous pardonne bien volontiers cet enfantillage. N'y-a-t'il pas une
certaine complaisance, très enfantine, à se présenter comme professeur
puis comme étudiant? C'est vrai que sur le fond de la question et non
sur le fond de votre avis, il y a du vrai. Tous nous apprenons, je vous
l'accorde. Mais alors ce titre de professeur? Mérité du reste. Ce n'est
foncièrement pas inconvenant, il faut le dire, vous avez raison. Et
pourquoi ne pas l'assumer? Bien sûr que vous l'assumez, dites-vous. Mais
alors il faudrait que vous admettiez que la contrepartie est que
l'étudiant qui constitue une part de vous-même ne peut prétendre à la
représentativité. Qu'est-ce qui vous autorise à faire, à votre guise, le
pendule de l'un à l'autre, selon les circonstances et selon vos
intérêts? Je vous cherche? Il me semble que c'est vous qui me cherchez
et non le contraire. Je suis dans l'obligation de me cacher, certes,
mais sachez que votre position de pouvoir ne m'intéresse nullement.
J'entends votre voix qui se noue et qui bientôt va monter des
profondeurs comme un nœud de colère. Ce qui m'intéresse c'est l'enfant
que vous cachez. Pardon, j'aurais dû parler de l'enfant qui se cache en
vous. Je ne crois pas que ce soit la même chose. Je me mêle de ce qui ne
me regarde pas? Vous vous trompez sur ce qui me regarde. Nul ne peut
parler à votre place? Vous avez raison. Ceci n'implique pas le fait que
tout cela soit indiscutable. Cela ne signifie pas qu'il n'y ait rien à
dire ou même à redire...
C'est pourquoi il faut que je vous explique
pourquoi je vous dit tout cela. Certes le moyen par lequel je vous le
dis est parfaitement confidentiel. Vous soupirez que l'on va vous
reconnaître. Le monde est vaste et votre organisation bien limitée.
Presque à tous points de vue. La situation politique? Les événements? La
nécessité de se réunir pour lutter? Mais qui lirait nos lettres,
enfin... mes lettres, puisque que vous faites silence, ce qui ne vous
ressemble pas. Je vous rappelle qu'il me plairait que vous m'oubliiez
quelque peu, physiquement parlant et que vous rappeliez votre meute,
hommes et chiens réunis. Quelques fois, vous le savez bien, hommes et bêtes sont indiscernables. Derrière les
langues pendantes et les sourires mielleux s'affutent les canines. Je ne crois pas que votre triste troupe
soit composée d'enfants... ou alors il faudrait parler de perversion... Vous
ne le désirez pas? C'est comme vous le voulez... pour le moment... Mais
il arrivera un jour, au-delà du principe, en principe acquis, mais
chacun sait ou devrait savoir qu'il en est selon le bon vouloir du
Prince... Il arrivera ce jour où tout le monde pourra parler. Je
m'emporte un peu là. Je dois tempérer un peu, car du fond de moi-même je
connais très bien les limites dans lesquelles nous avons l'illusion
d'être libre, non par nature, mais par volonté...
Épisode 124
Au des faculty s adaptation que sait toul li gril du temps.
Pour temper entre d appenhende
– Qui est-ce qui dit j'ai rien compris?
Très Cher Joachim
Voyez,
très Cher Joachim, les habitudes ont du bon, à force d'utiliser cette
formule convenue et presque dénuée de sens par la répétition. Il me
semble qu'une bonne partie de la dérision que j'y mettais s'en est
allée. Je sens même poindre quelque chose qui ressemble à un sentiment
tel qu'il fut autrefois. Il en est de même pour vous, me dites-vous. Je
ne sais pas si je dois m'en réjouir, mais dans le fond, pourquoi pas?
C'est
votre comportement qui me dérange et non votre personne. Vous n'y
croyez pas? Je le sais et si j'étais homme d'esprit je vous répondrai
que c'est parce que vous vous prétendez non croyant...
Bien, ne nous attardons pas et reprenons dans l'ordre la suite ininterrompue de vos questions.
Quand
j'y réfléchis, je trouve curieux comme le questionnement fait partie
de votre fonctionnement quand il s'agit des autres et force est de
constater comment vous le faites disparaître quand il s'agit de vous...
Reste à savoir pourquoi. Ça y est je me suis perdu... Reprenons. La
Chambre Bleue est située dans une rue très fréquentée. C'est un fait
bien connu: la meilleure des "cachettes" se trouve "sous le nez" de ceux
qui ne savent pas voir. Vous souriez, très Cher Joachim, cela me plaît.
C'est passager? Oui, vous avez raison, tout est de passage... Donc dans
une rue passagère, juste en face du Salon Rouge, Vous ne savez pas ce
qu'est ce salon? Dit crûment, pardonnez-moi Très Discernable Grand
Macaron, c'est un bordel. Assez mal fréquenté par ailleurs. Comme tous les bordels, m'expliquez-vous, oui, mais je ne vous
dit pas la racaille qui le fréquente et le mélange des genres que cela
compose avec les notables, les filous légers, les lourdauds en tous
genres. Genre est ici à prendre dans toutes ses acceptations... À ceux-ci je dois ajouter un nombre conséquent de "ravis de la crèche". Je dois vous dire qu' il est
courant que des visiteurs du Salon Rouge se trompent de porte. Imaginez ce que cela
donne! Du coup, nous aussi, nous avons un portier. Non, pas videur,
comme vous êtes grossier. Non un portier, le gardien de la porte. Armé?
Armé, lui aussi... Pardonnez-moi, mais c'est la terrible vérité. Vous
devriez voir, certains soirs comme la file des visiteurs, oups,
heureusement je me suis repris... Comment? Ce que j'allais dire? Puisque
vous insistez, j'allais dire la queue s'allonge jusque devant notre
porte. Ce qui occasionne, vous l'imaginez aisément, un désordre presque
aussi grand que le bordel d'en face. Il s'ensuit que cela n'arrange pas
les affaires de certains membres, au sens propre, je vous en prie, Très
Discernable Grand
Macaron. En effet, une grande partie, variable elle aussi... Pourquoi?
Au gré des circonstances, bien sûr... Une grande partie, vous disais-je,
pense qu'il serait d’accueillir ce qu'ils appellent "l'autre moitié de
l'humanité". Tout un programme, Très Discernable Grand
Macaron. Ne vous emballez pas, je reviendrais sur ce point crucial.
Toujours
est-il que ce voisinage sur la voie publique a fait que la plupart des
membres de notre honorable assemblée est armée... Vous n'y croyez pas?
Vous vous trompez. Voilà qui nous nous ramène à notre histoire de
meurtre! Ah, vous ne perdez pas le Nord, dites-moi... Du coup c'est moi
qui parait désorienté. C'est un peu vrai dans le fond... Comment vous
expliquer? Sale histoire répétez-vous en boucle et vous ne croiriez pas
un seul instant si je vous disais que c'est un membre du club d'en face
qui aurait fait le "coup". Les coups! Dites-vous. Comment cela les
coups? Vous dites qu'il a reçu, au moins, et vous insistez sur ce au
moins, un coup à la tête et un coup en plein cœur... Le médecin légiste
est en train d'examiner le corps. Il serait mort depuis un certain temps
déjà car sa peau quitte les os! Beurk, il y en a qui font un drôle de
boulot. Si j'ose dire.
Épisode 125
Où le rythme s'accélère sans pour autant que cela ne devienne plus clair.
– Croyez-vous, mon cher Maître,
que cela soit prudent de nous rencontrer ici...
en plein Salon Rouge...
– À c't'heur-là, n'y a personne.
Personne ne peut nous entendre.
Très Cher Joachim
Cela
ne sert à rien! Qu'est-ce que vous voulez dire par là! Une frisson me
parcoure l'échine. J'ai le sentiment d'être observé... Bon, rien qui
vous concerne. Arrêtez de m’interrompre et dites-moi ce que vous voulez à
propos de cette absurde histoire de macchabée. Vous avez le rapport du
médecin légiste? Oui, et que dit-il? Vous ne voulez pas tout me dire?
Seulement que vous avez l'embarras du choix. Quel choix? Il serait mort
de trois façons différentes! Vous voulez rire? Non. Vous avez raison ce
n'est pas drôle, mais expliquez-moi. Après tout, vous m'accusez. Non,
"tout" m'accuse, répliquez-vous. N'exagérez-vous pas un peu? Non. Bien,
alors expliquez-moi. Vous avez trois hypothèses. Allez-y. Je suis toute
ouïe.
Première hypothèse
J'aurai défoncé le crâne de la victime au sommet du crâne au moyen
d'une arme qui ressemblerait à un maillet tel que ceux dont se servent
les forains ou les paysans pour planter les piquets. Objet banal s'il en
est. Et vous me rappelez qu'il y a de cela bien des années nous avons tous les deux, ensemble, travaillé dans un cirque. Il est vrai qu'en
ce temps-là nous portions des noms différents. Cavale oblige. Je vous
sais gré de vous en souvenir "Très cher Joachim" ou dois-je vous appeler
Justin, "Très Cher Justin". Ahhh! Vous voyez, notre histoire est farcie d'intermèdes tragi-comiques, pour le moins surprenant et peut-être gênant pour un "Très
Discernable Grand
Macaron". Eh bien votre première hypothèse, voyez-vous, elle boite! Tout
comme notre histoire. Certes pour ce qui me concerne, cela ne change
presque rien, mais pour vous? L'hypothèse malheureusement boite par le
fait qu'il semblerait que la blessure serait trop petite... Comment je
le sais alors que vous ne m'en avez rien dit? Je ne peux vous le dire
encore. Vous essayez encore de me piéger, mais je ne vois pas pour quel mobile j'aurais fait cela et il m'étonnerait que vous voyiez mieux que moi. Parlez-moi de votre seconde hypothèse.
Deuxième hypothèse
........
Épisode 126
"Je pense parfois
que les bons lecteurs sont des oiseau rares
encore plus ténébreux et singuliers
que les bons auteurs."
Jorge Luis Borges 27 mai 1935
in Histoire universelle de l'infamie
Très Cher Joachim
Je
crois que vous en étiez à la deuxième hypothèse. Vous en souvenez-vous?
Je vois que vous regardez avec attention les images de votre
téléviseur. Que se passe-t'il? Ne dirait-on pas le Salon Rouge? Vous ne
voulez rien me dire... Je vois, ou plutôt je crois comprendre. Dire que
j'y étais encore il n'y a pas plus d'un quart d'heure... Ah! Avant les
hypothèses vous voulez me parler des faits constatés par vos enquêteurs.
Deuxième élément (qui fait suite au premier qui n'aurait jamais dû être nommé hypothèse...)
L'analyse
du terrain, en l’occurrence une l'île, montre clairement que trois
hommes, en plus du cadavre, y ont laissé des traces. Et ce malgré leur
probable tentative de nettoyage.
Rien
ne vous échappe, félicitations mon Très Cher... Mais il me semble que
dès le moment où vous acceptez que c'est une probabilité... c'est tout
de même une hypothèse. Ne vous fâchez pas , je vous écoute. Parlez-moi
du troisième élément.
Troisième élément
Comme vous vous en doutiez, une troisième blessure a été observée par le médecin légiste...
Épisode 127
Très cher Joachim... ou Justin* si vous préférez
Je
ne devrais pas jouer avec votre nom! Est-ce bien moi qui joue, Très
Cher Justin? Devrais-je avoir peur de vous? Laissons ce petit jeu
infantile et reprenons: je me demandais si ce que je pensais avoir
entraperçu hier était vrai. Malheureusement je crois qu'aujourd'hui je
peux en être sûr en regardant le document que vous m'avez envoyé:
Auguste mon fidèle perroquet a été retrouvé gisant dans les ruines du
quartier du Salon Rouge. Oui c'est vrai moi aussi je portais un autre
nom en ce temps là... Vous pouvez le divulguer, Très Cher J...ustin. Au
point où j'en suis, je n'ai plus grand chose de pire à craindre. C'en
est presque reposant Justin. Sans ironie, vous devriez peut-être
essayer... Dois-je penser que vous êtes pour quelque chose au sujet de
mon ami perroquet? Vous m'affirmez que non. J'ai de la peine à le croire
et pourtant ma raison me dit que vous n'auriez pas eu intérêt de perdre
l'unique témoin de notre correspondance... Comment? Que me dites-vous?
Il est mal en point, mais vivant... Il porterait les même blessures que
le corps retrouvé sur l'île? Comment cela? Je vous en prie, dites m'en
un peu plus... Comment? Je devrais vous dire où je me trouve. Ce serait
cher payer, mais je l'aurais fait si c'était en mon pouvoir... Il se
trouve que je ne sais pas où je me trouve... Non, inutile de protester
et de vous fâcher, c'est pure vérité. J'ai depuis fort longtemps perdu
le sens de l'orientation... Au sens strict du mot, je suis perdu. Enfin,
vous le savez bien, l'homme n'est pas fait d'un seul tenant
.
Il se trouve, si j'ose dire en l’occurrence, que la part de moi-même
que je sais perdue et que je cherche, a, de son côté la même
sensation... Comment puis-je le savoir? Cela vous le savez aussi, nous
en avions, autrefois, longuement disserté. Je sais nous n'étions guère
d'accord. Vous avez toujours été réfractaire à creuser du côté de la
mémoire... Toujours est-il que c'est avec cette part invisible que je
m'oriente tant bien que mal... Je suis obligé de lui faire confiance.
Une confiance aveugle? Dites-vous. Par force: oui. Il faut bien
s'accrocher à quelque chose quand votre famille vous a lâché!
Une question demeure, qui, en l'absence d'Auguste, a fait le messager?
*
Autrefois, presque dans une autre vie, en tous cas plus d'une année de
cela... rappelez-vous que dans leur monde une année en vaut bien plus...
Joachim et son correspondant étaient d'inséparables compagnons. Pour
des raisons assez évidentes pour eux et encore très obscures pour nous,
ils durent changer de nom.