lundi 30 novembre 2015

À propos de la Niche (113)

Épisode 113

 «...les nuits d'orage prennent un grandeur redoutable,
on y sent circuler une pensée colossale et la voix profonde qui parle
exprime l'irritation et la colère.»

Henri Bosco
Le jardin d'Hyacinthe
 
– Êtes-vous au courant du fait que nos maîtres se soient séparés?



"Cher Joachim"*
Combien d'années déjà se sont écoulées depuis que nous ne nous sommes revus?
Que d'évènements ais-je eu l'impression de vivre avec vous alors même que tant de choses que j'ignorais nous séparaient. Ce n'est pas sans cruauté que j'essaie, en vain la plupart du temps, d'en établir une liste que je sais provisoire.
Petit constat: après la désagrégation du très ancien Concile de la Niche, que vous et moi dans un même élan nous avions souhaité voir disparaître, je pensais l'affaire réglée pour toujours. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j'appris qu'un nouveau Concile prenant le nom de Conseil, en prenant garde de ne faire aucunement référence à l'ancien, avait, par une sorte de tour de passe passe, rétabli commodément les privilèges afférents à ce système que nous estimions corrompu. En réalité, ils avaient faits semblant de détruire en s'attribuant, au passage, le mérite de l'avoir fait. Je ne savais rien de tout cela, mais vous le saviez...
Vous me dites que vous aviez des raisons pour cela...
Et que je ne pouvais être conscient des enjeux que tout ce fatras comportait?... Pourquoi la voix que je vous prête me semble si mal assurée?
Libre à moi de le penser... mais un avis n'est pas vérité!
Ah votre voix est revenue à son niveau d'antan.
Pas plus le votre que le mien..? Votre voix se porte de mieux en mieux grâce à l'élan d'un petite colère n'arrivant pas à se dissimuler...
Voilà, "cher Joachim", je vous reconnais bien là, dans cette sorte d'habile formule rhétorique...

* La formule est depuis un certain temps, à prendre
  avec une distance teintée d'une légère ironie

– D'où connaissez-vous mon prénom?
L'attitude singulière et la colère manifestée par Don Penúl n'était pas seulement la conséquence d'un sentiment subtil difficile à définir. Ante, puisque tel est son prénom, sans en connaître la nature singulière, subissait une impression de vide qui lui donnait à connaître l'angoisse de voir s'arrêter ce qui, depuis toujours, le portait en avant. Il était au bord d'un gouffre profond au fond duquel il craignait qu'il n'y soit déjà, lui et tous ceux dont il ne pourrait oublier le nom.

30 novembre (112) Béance

Épisode 112
 
« Tu ne feras jamais rien, parce que tu prétends à être vraie, exactement toi-même. Il faut te créer un double, c'est plus urgent qu'un style. Tu es sérieuse comme un âne et tu as l'obsession de l'authenticité. Crée ton double insouciant et menteur, alors il t'aidera.»

Maeterlinck
Correspondance

Au petit matin, sous l’œil des caméras,
Don Penúl déambule avec son jeune guide
dont il ne sait que penser...


– À propos, cher Ante, qu'est devenue Lancinante?

Cette fois, c'en était trop... La question, prononcée sur le ton le plus simple qui soit n'en ressemble pas moins à une explosion...
Don Penúl, dans une sorte de naïveté qu'il prenait pour de l'innocence, croyait fermement en l'idée que le passé pouvait se refermer derrière soi sans que rien ne puisse plus jamais en ressortir.

Don Penúl, sans savoir s'il prononce pour lui-même ou si "cela" sort à haute voix:
– Personne ne connait mon prénom. Comment cet homme-là peut-il savoir ce que personne d'autre que moi-même, moi qui depuis la mort de mes parents ne l'ai jamais prononcé à haute voix?..

Avant qu'il puisse savoir ce qu'il faisait, Don Penúl se jette sur l'homme, qui, de plus, en nommant aussi Lancinante, lui avait ouverte, béante, une blessure qu'il ne soupçonnait pas. 

dimanche 29 novembre 2015

Le mystère de la chambre bleue

Épisode 121
 

 
« S'il est un fait étrange et inexplicable, c'est bien qu'une créature douée d'intelligence et de sensibilité reste toujours assise sur la même opinion, toujours cohérente avec elle-même. Tout se transforme continuellement, dans notre corps aussi et par conséquent dans notre cerveau. Alors, comment, sinon pour cause de maladie, tomber et retomber dans cette anomalie de vouloir penser aujourd'hui la même chose qu'hier, alors que non seulement le cerveau d'aujourd'hui n'est déjà plus celui d'hier mais que même le jour d'aujourd'hui n'est pas celui d'hier ?»

Fernando Pessoa
Chronique de la vie qui passe
 
  
Très cher Joachim
Comme vous pouvez l'avoir constaté j'ai ajouté quelque chose, un tout petit mot à l'énoncé de votre nom. Quelque chose qui s'ajoute au contenu - cher - en l’occurrence. Ce n'est donc plus cher Joachim mais très cher Joachim. Je sais, l'explication et la présentation est un peu lourde et semble manquer de simplicité et surtout de légèreté, mais c'est l'usage à la "Chambre bleue". Voilà, vous me posiez la question, presque un piège... ce matin. J'ai résisté à la tentation d'y répondre à la légère parce que je connais votre intelligence. Il m'a fallu y réfléchir. Je n'allais tout de même pas vous indiquer le nom exact de l'établissement pour que vos hommes et vos chiens viennent m'y cueillir. Vous êtes surpris que je fréquente cet établissement? Je vous comprend. Vous aimeriez que je vous en dise plus? Je vais le faire. Il faut d'abord savoir que cela ne date pas d'hier ni d'avant-hier. Vous le savez en certaines circonstances les heures valent des jours, les jours valent des mois et les mois des années... Vous comprendrez que je m’arrête là. Voilà bien des jours et même plusieurs mois. Petit clin d’œil à propos de la durée... Plusieurs mois que je suis en fonction. Pourquoi voulez-vous encore me parler de ce cadavre que vos hommes ont trouvé sur je ne sais quelle île où je n'ai jamais mis les pieds? Ah oui, les gants. Mes gants, dites-vous. Ensanglanté aussi dites-vous? Au point qu'il est difficile de reconnaître qu'ils aient été blancs? Il faut que j'y réfléchisse...
Il faudra, très cher Joachim, que "la suite logique des chose et des événements" est le plus grand des fantasmes. L'homme espère que cet "ordre des choses" soit une évidence pour pallier à la mobilité de l'esprit et qu'il puisse, sans réfléchir, mettre un pied devant l'autre, droit devant, sans avoir à penser... Ce qui, semble-t-il, fatigue exagérément et nuit à la production de cet ordre qu'ils poursuivent "ad vitam æternam". Comme vous, très cher Joachim. Alors ces hommes se regroupent cherchent, étudient et classe sans arrêt jusqu'à qu'un semblant de ce qu'ils espèrent apparaisse. Naturellement, à force de travailler, tout ce "là" prend forme. Mais rien ne lui dit que ce n'est qu'une mascarade et résiste, tant bien que mal à la simplification. Alors las de ne presque rien trouver, ils finissent par se dire que c'est le fait de chercher qui serait signifiant. Ils vont même plus loin et pensent que ce pourrait être le fait de disparaitre en tant qu'individu au profit du groupe qu'ils forment qui les fera "être" pleinement. N'est-ce pas un peu de votre pensée Joachim? Oh, je sens bien que vous "tiquez", pardonnez-moi l'expression qui nous rappelle à tous deux combien le sort, ou ce qui s'approche le plus du contenu que l'on y met, une période de notre vie qui n'est pas agréable, mais qui résume bien tout ce qui vient d'être dit en matière de ressemblance, de vraisemblance et de classement. Comment? Vous l'aviez oublié ou vous ne le saviez pas, je suis aussi porteur de cette sorte de vie que l'on classe dans la rubrique "maladie" et qui est la conséquence d'une trop grande propension à battre la campagne... ou la face cachée de la civilisation... Certains ont cru vous reconnaître? Beaucoup d'autres peuvent se reconnaître. N'est-ce pas le principe même de la lecture que de prêter sa voix à celle d'un autre? Vous avez peur? De quoi pourriez-vous avoir peur? Peut-être d'un temps qui n'est pas présent et qui pour certains d'entre nous n'est pas seulement un passé... Ils se trompent, vous le savez. Personne ne peut savoir qui vous êtes. À commencer par vous-même qui ne cessez de vous construire une image...

Épisode 122

Très Cher Joachim
Les jours se suivent et ne se ressemblent pas tous. Heureusement, me dites-vous. C'est une formule, me dites -vous. Oui. Ah! Vous aimeriez, et je comprends très bien pourquoi, que je vous en dise plus à propos de cet endroit que j'ai appelé "La Chambre Bleue". C'est un exercice très périlleux, vous le savez mieux que moi. Je vais essayer cependant. Le risque est grand mais il se trouve que le risque est quelquefois, voir toujours nécessaire... Je sais, je sais, tout cela est bien mysterreux ... Je fais des fautes, me dites-vous. En effet on fait des fautes. D'un certain point de vue on pourrait même dire qu'on fait "tout" faux. Mais là n'est pas la question. Laissez-moi poursuivre... Excuser ce sourire qui m'a échappé. C'est parce que quand j'ai évoqué le fait de poursuivre j'ai immédiatement pensé au fait que pendant que je poursuivais mon discours, vous me poursuiviez. Et je me suis dit qu'il y avait là une sorte de parallèle qui s'était établie. Cela m'a fait voir votre poursuite sous un autre angle. Comme si si votre poursuite était une sorte de discours qui en disait plus long sur vous-même que surmoi qui suis quand même depuis longtemps l'objet de votre poursuite. certes je ne me prends point le moins du monde pour le centre de ce monde. Certes je n'imagine pas que vous consacriez le meilleur de votre temps à cette poursuite. Non, je suis lucide. Ce n'est qu'un petit "à-côté". Un petit caillou dans votre botte. Vous ne portez pas bottes? Pourquoi ce ton si haut perché et ce sourire figé? Qu'ais-je dit de répréhensible? Dites-moi. Ah, j'ai compris, j'aurais fait une allusion déplacée... En effet ce n'était pas bien méchant mais il me semble que de l'endroit où vous la détectez il y a quelque humour à vous offusquer... C'est à mettre à votre crédit. Ah, ce cette pensée que je ne relaierai pas n'est pas des plus aimables... Bon, finalement cela fait partie du jeu. Revenons à la Chambre Bleue.
 
Épisode 123
 
Très Cher Joachim
La colère n'est pas la meilleure des conseillères. Rien ne sert de vous mettre dans cet état. Peu de gens connaissent ces accès de colère que vous savez si bien masquer... Inutile de vouloir me faire la leçon. Nous ne sommes pas "en classe". Vous ne manquez jamais une occasion de présenter votre position d'enseignant, de professeur, et aujourd'hui de Très Discernable Grand Macaron Fratercula arctica, de l'installer même, de telle façon qu'elle vous serve de promontoire. Je m'égarerais, dites-vous? Plus que cela, je serais jaloux? Mais de quoi, cher, très cher professeur Joachim? De vos grades et qualités? Vous êtes bien loin du compte et je vous pardonne bien volontiers cet enfantillage. N'y-a-t'il pas une certaine complaisance, très enfantine, à se présenter comme professeur puis comme étudiant? C'est vrai que sur le fond de la question et non sur le fond de votre avis, il y a du vrai. Tous nous apprenons, je vous l'accorde. Mais alors ce titre de professeur? Mérité du reste. Ce n'est foncièrement pas inconvenant, il faut le dire, vous avez raison. Et pourquoi ne pas l'assumer? Bien sûr que vous l'assumez, dites-vous. Mais alors il faudrait que vous admettiez que la contrepartie est que l'étudiant qui constitue une part de vous-même ne peut prétendre à la représentativité. Qu'est-ce qui vous autorise à faire, à votre guise, le pendule de l'un à l'autre, selon les circonstances et selon vos intérêts? Je vous cherche? Il me semble que c'est vous qui me cherchez et non le contraire. Je suis dans l'obligation de me cacher, certes, mais sachez que votre position de pouvoir ne m'intéresse nullement. J'entends votre voix qui se noue et qui bientôt va monter des profondeurs comme un nœud de colère. Ce qui m'intéresse c'est l'enfant que vous cachez. Pardon, j'aurais dû parler de l'enfant qui se cache en vous. Je ne crois pas que ce soit la même chose. Je me mêle de ce qui ne me regarde pas? Vous vous trompez sur ce qui me regarde. Nul ne peut parler à votre place? Vous avez raison. Ceci n'implique pas le fait que tout cela soit indiscutable. Cela ne signifie pas qu'il n'y ait rien à dire ou même à redire...
C'est pourquoi il faut que je vous explique pourquoi je vous dit tout cela. Certes le moyen par lequel je vous le dis est parfaitement confidentiel. Vous soupirez que l'on va vous reconnaître. Le monde est vaste et votre organisation bien limitée. Presque à tous points de vue. La situation politique? Les événements? La nécessité de se réunir pour lutter?  Mais qui lirait nos lettres, enfin... mes lettres, puisque que vous faites silence, ce qui ne vous ressemble pas. Je vous rappelle qu'il me plairait que vous m'oubliiez quelque peu, physiquement parlant et que vous rappeliez votre meute, hommes et chiens réunis. Quelques fois, vous le savez bien, hommes et bêtes sont indiscernables. Derrière les langues pendantes et les sourires mielleux s'affutent les canines. Je ne crois pas que votre triste troupe soit composée d'enfants... ou alors il faudrait parler de perversion... Vous ne le désirez pas? C'est comme vous le voulez... pour le moment... Mais il arrivera un jour, au-delà du principe, en principe acquis, mais chacun sait ou devrait savoir qu'il en est selon le bon vouloir du Prince... Il arrivera ce jour où tout le monde pourra parler. Je m'emporte un peu là. Je dois tempérer un peu, car du fond de moi-même je connais très bien les limites dans lesquelles nous avons l'illusion d'être libre, non par nature, mais par volonté...


Épisode 124

Au des faculty s adaptation que sait toul li gril du temps.
 Pour temper entre d appenhende


– Qui est-ce qui dit j'ai rien compris?

Très Cher Joachim
Voyez, très Cher Joachim, les habitudes ont du bon, à force d'utiliser cette formule convenue et presque dénuée de sens par la répétition. Il me semble qu'une bonne partie de la dérision que j'y mettais s'en est allée. Je sens même poindre quelque chose qui ressemble à un sentiment tel qu'il fut autrefois. Il en est de même pour vous, me dites-vous. Je ne sais pas si je dois m'en réjouir, mais dans le fond, pourquoi pas?
C'est votre comportement qui me dérange et non votre personne. Vous n'y croyez pas? Je le sais et si j'étais homme d'esprit je vous répondrai que c'est parce que vous vous prétendez non croyant...
Bien, ne nous attardons pas et reprenons dans l'ordre la suite ininterrompue de vos questions.
Quand j'y réfléchis, je trouve  curieux comme le questionnement fait partie de votre fonctionnement quand il s'agit des autres et force est de constater comment vous le faites disparaître quand il s'agit de vous... Reste à savoir pourquoi.  Ça y est je me suis perdu... Reprenons. La Chambre Bleue est située dans une rue très fréquentée. C'est un fait bien connu: la meilleure des "cachettes" se trouve "sous le nez" de ceux qui ne savent pas voir. Vous souriez, très Cher Joachim, cela me plaît. C'est passager? Oui, vous avez raison, tout est de passage... Donc dans une rue passagère, juste en face du Salon Rouge, Vous ne savez pas ce qu'est ce salon? Dit crûment, pardonnez-moi Très Discernable Grand Macaron, c'est un bordel. Assez mal fréquenté par ailleurs. Comme tous les bordels, m'expliquez-vous, oui, mais je ne vous dit pas la racaille qui le fréquente et le mélange des genres que cela compose avec les notables, les filous légers, les lourdauds en tous genres. Genre est ici à prendre dans toutes ses acceptations... À ceux-ci je dois ajouter un nombre conséquent de "ravis de la crèche". Je dois vous dire qu' il est courant que des visiteurs du Salon Rouge se trompent de porte. Imaginez ce que cela donne! Du coup, nous aussi, nous avons un portier. Non, pas videur, comme vous êtes grossier. Non un portier, le gardien de la porte. Armé? Armé, lui aussi... Pardonnez-moi, mais c'est la terrible vérité. Vous devriez voir, certains soirs comme la file des visiteurs, oups, heureusement je me suis repris... Comment? Ce que j'allais dire? Puisque vous insistez, j'allais dire la queue s'allonge jusque devant notre porte. Ce qui occasionne, vous l'imaginez aisément, un désordre presque aussi grand que le bordel d'en face. Il s'ensuit que cela n'arrange pas les affaires de certains membres, au sens propre, je vous en prie, Très Discernable Grand Macaron. En effet, une grande partie, variable elle aussi... Pourquoi? Au gré des circonstances, bien sûr... Une grande partie, vous disais-je, pense qu'il serait d’accueillir ce qu'ils appellent "l'autre moitié de l'humanité". Tout un programme, Très Discernable Grand Macaron. Ne vous emballez pas, je reviendrais sur ce point crucial.
Toujours est-il que ce voisinage sur la voie publique a fait que la plupart des membres de notre honorable assemblée est armée... Vous n'y croyez pas? Vous vous trompez. Voilà qui nous nous ramène à notre histoire de meurtre! Ah, vous ne perdez pas le Nord, dites-moi... Du coup c'est moi qui parait désorienté. C'est un peu vrai dans le fond... Comment vous expliquer? Sale histoire répétez-vous en boucle et vous ne croiriez pas un seul instant si je vous disais que c'est un membre du club d'en face qui aurait fait le "coup". Les coups! Dites-vous. Comment cela les coups? Vous dites qu'il a reçu, au moins, et vous insistez sur ce au moins, un coup à la tête et un coup en plein cœur... Le médecin légiste est en train d'examiner le corps. Il serait mort depuis un certain temps déjà car sa peau quitte les os! Beurk, il y en a qui font un drôle de boulot. Si j'ose dire.

Épisode 125

Où le rythme s'accélère sans pour autant que cela ne devienne plus clair.


 

– Croyez-vous, mon cher Maître,
que cela soit prudent de nous rencontrer ici...
en plein Salon Rouge... 
– À c't'heur-là, n'y a personne.
Personne ne peut nous entendre. 

Très Cher Joachim
Cela ne sert à rien! Qu'est-ce que vous voulez dire par là! Une frisson me parcoure l'échine. J'ai le sentiment d'être observé... Bon, rien qui vous concerne. Arrêtez de m’interrompre et dites-moi ce que vous voulez à propos de cette absurde histoire de macchabée. Vous avez le rapport du médecin légiste? Oui, et que dit-il? Vous ne voulez pas tout me dire? Seulement que vous avez l'embarras du choix. Quel choix? Il serait mort de trois façons différentes! Vous voulez rire? Non. Vous avez raison ce n'est pas drôle, mais expliquez-moi. Après tout, vous m'accusez. Non, "tout" m'accuse, répliquez-vous. N'exagérez-vous pas un peu? Non. Bien, alors expliquez-moi. Vous avez trois hypothèses. Allez-y. Je suis toute ouïe.

Première hypothèse

J'aurai défoncé le crâne de la victime au sommet du crâne au moyen d'une arme qui ressemblerait  à un maillet tel que ceux dont se servent les forains ou les paysans pour planter les piquets. Objet banal s'il en est. Et vous me rappelez qu'il y a de cela bien des années nous avons tous les deux, ensemble, travaillé dans un cirque. Il est vrai qu'en ce temps-là nous portions des noms différents. Cavale oblige. Je vous sais gré de vous en souvenir "Très cher Joachim" ou dois-je vous appeler Justin, "Très Cher Justin". Ahhh! Vous voyez, notre histoire est farcie d'intermèdes tragi-comiques, pour le moins surprenant et peut-être gênant pour un "Très Discernable Grand Macaron". Eh bien votre première hypothèse, voyez-vous, elle boite! Tout comme notre histoire. Certes pour ce qui me concerne, cela ne change presque rien, mais pour vous?  L'hypothèse malheureusement boite par le fait qu'il semblerait que la blessure serait trop petite... Comment je le sais alors que vous ne m'en avez rien dit? Je ne peux vous le dire encore. Vous essayez encore de me piéger, mais je ne vois pas pour quel mobile j'aurais fait cela et il m'étonnerait que vous voyiez mieux que moi. Parlez-moi de votre seconde hypothèse.

Deuxième hypothèse
........
Épisode 126

"Je pense parfois
que les bons lecteurs sont des oiseau rares
encore plus ténébreux et singuliers
que les bons auteurs."

Jorge Luis Borges 27 mai 1935
in Histoire universelle de l'infamie 


 


Très Cher Joachim
Je crois que vous en étiez à la deuxième hypothèse. Vous en souvenez-vous? Je vois que vous regardez avec attention les images de votre téléviseur. Que se passe-t'il? Ne dirait-on pas le Salon Rouge? Vous ne voulez rien me dire... Je vois, ou plutôt je crois comprendre. Dire que j'y étais encore il n'y a pas plus d'un quart d'heure... Ah! Avant les hypothèses vous voulez me parler des faits constatés par vos enquêteurs.

Deuxième élément (qui fait suite au premier qui n'aurait jamais dû être nommé hypothèse...)
L'analyse du terrain, en l’occurrence une l'île, montre clairement que trois hommes, en plus du cadavre, y ont laissé des traces. Et ce malgré leur probable tentative de nettoyage.

Rien ne vous échappe, félicitations mon Très Cher... Mais il me semble que dès le moment où vous acceptez que c'est une probabilité... c'est tout de même une hypothèse. Ne vous fâchez pas , je vous écoute. Parlez-moi du troisième élément.

Troisième élément
Comme vous vous en doutiez, une troisième blessure a été observée par le médecin légiste... 



Épisode 127



Très cher Joachim... ou Justin* si vous préférez
Je ne devrais pas jouer avec votre nom! Est-ce bien moi qui joue, Très Cher Justin? Devrais-je avoir peur de vous? Laissons ce petit jeu infantile et reprenons: je me demandais si ce que je pensais avoir entraperçu hier était vrai. Malheureusement je crois qu'aujourd'hui je peux en être sûr en regardant le document que vous m'avez envoyé: Auguste mon fidèle perroquet a été retrouvé gisant dans les ruines du quartier du Salon Rouge. Oui c'est vrai moi aussi je portais un autre nom en ce temps là... Vous pouvez le divulguer, Très Cher J...ustin. Au point où j'en suis, je n'ai plus grand chose de pire à craindre. C'en est presque reposant Justin. Sans ironie, vous devriez peut-être essayer... Dois-je penser que vous  êtes pour quelque chose au sujet de mon ami perroquet? Vous m'affirmez que non. J'ai de la peine à le croire et pourtant ma raison me dit que vous n'auriez pas eu intérêt de perdre l'unique témoin de notre correspondance... Comment? Que me dites-vous? Il est mal en point, mais vivant... Il porterait les même blessures que le corps retrouvé sur l'île? Comment cela? Je vous en prie, dites m'en un peu plus... Comment? Je devrais vous dire où je me trouve. Ce serait cher payer, mais je l'aurais fait si c'était en mon pouvoir... Il se trouve que je ne sais pas où je me trouve... Non, inutile de protester et de vous fâcher, c'est pure vérité. J'ai depuis fort longtemps perdu le sens de l'orientation... Au sens strict du mot, je suis perdu. Enfin, vous le savez bien, l'homme n'est pas fait d'un seul tenant. Il se trouve, si j'ose dire en l’occurrence, que la part de moi-même que je sais perdue et que je cherche, a, de son côté la même sensation... Comment puis-je le savoir? Cela vous le savez aussi, nous en avions, autrefois, longuement disserté. Je sais nous n'étions guère d'accord. Vous avez toujours été réfractaire à creuser du côté de la mémoire... Toujours est-il que c'est avec cette part invisible que je m'oriente tant bien que mal... Je suis obligé de lui faire confiance. Une confiance aveugle? Dites-vous. Par force: oui. Il faut bien s'accrocher à quelque chose quand votre famille vous a lâché!
Une question demeure, qui, en l'absence d'Auguste, a fait le messager?

* Autrefois, presque dans une autre vie, en tous cas plus d'une année de cela... rappelez-vous que dans leur monde une année en vaut bien plus... Joachim et son correspondant étaient d'inséparables compagnons. Pour des raisons assez évidentes pour eux et encore très obscures pour nous, ils durent changer de nom.


29 novembre (111) Les héritiers

Épisode 111

"La position d’homme que j’ai prise dans la société est la logique de ma poésie."
Aragon

"Cher Joachim"
Qu'est-donc cette histoire d'héritier dont on est venu me rabattre les oreilles?
Voyez-vous, jamais je ne me serai douté qu'un jour vous utiliseriez ce terme à propos duquel nous étions en plein accord. Avez-vous oublié ou avez-vous à ce point changé? Il est peu probable que je ne le sache jamais tant nos positions sont devenues différentes. Et s'il est vrai que la plus petite variante peut "tout" changer, on peut se poser la question :
Au nom de cette équivalence dont parlait il y a peu ceux qui furent nos émissaires, le plus grand des changements peut-il, en fin de compte, ne rien changer... Je parle de Justin et Auguste, nos deux perroquets que nous avions eu l'honneur d'élever jusqu'à ce qu'ils fussent de véritables compagnons. Il semblerait, selon mes informateurs, qu'eux aussi ont bien changés. N'y-a-t-il pas un peu de nostalgie dans l'arrière boutique de votre "Palazzio". Il parait que c'est ainsi que se nomme la maison du peuple que nous avions construite de nos mains...




– Quel est donc ce devoir que vous vous êtes imposé? Et quand me direz-vous quel péril je courrais et quand cesserons-nous de nous déplacer comme des fugitifs? Tout cela va finir par me rendre inquiet.

– Vous n'avez guère besoin de cela pour l'être déjà....
 
Troublé, Don Penúl ne comprenait rien à ce jeune homme dont il ne pouvait deviner les traits et qui, lui, le devinait assez bien.... Il ne pouvait être sûr qu'il soit toujours le même que celui qui, du moins le lui avait-il présenté ainsi, l'avait "sauvé d'une catastrophe" qu'il ne pouvait imaginer et au sujet de laquelle il n'apprenait rien. Les questions qu'il posait ne lui valait que des réponses évasives et artificiellement sous-tendues.

– Je vous l'ai déjà dit, je ne peux vous parler ici. Nous devons nous mettre à couvert.

– Ne voyez pas malice à cela, mais je vous trouve bizarre.

– Bizarre, peut-être, mais courrez Don Penúl, ils sont déjà là!

samedi 28 novembre 2015

28 novembre (110) Un si petit changemen

Épisode 110

" Il faut bien mettre au jour quelque chose;
et si cela est, donnons la préférence à ce qui est tout fait."
Pline le Jeune
Lettres II



– Voyez-vous, cher Justin... la plus infime différence induit un changement
qui, si petit soit-il, peut être largement exploité...
– Votre question est infinie, cher Auguste...
– Vous ne croyez pas si bien dire...
– Je n'en doute pas...
– Ainsi, regardez-nous, il suffirait que notre image,
telle qu'elle parait sur cette page,
soit prise l'instant d'avant ou l'instant d'après,
pour que celui qui la regarde interprète ce qu'il voit de façon différente...
– Comment cela?
– Eh bien, il suffirait que l'image soit prise depuis un autre côté
pour que l'on puisse déduire, mauvaise foi aidant,
que nous aurions viré de bord... 
– Mauvaise foi aidant... en effet, mais n'est pas exact que
dans une équivalence parfaitement mathématique
les termes d'une équation puissent être inversé
sans que l'équilibre ne fut rompu?
 
"Cher Joachim"
L’imperceptible distance qui permet que la réalité ne soit en rien différent d'une autre folie est un consensus. Si tout à l'heure encore il me semblait que sur ce point nous avions encore une sorte d'accord, c'est que je ne voyais pas encore avec sérénité que, non seulement les choses ont changé, mais que constamment elles changent... Et s'il subsistait encore un certain espoir que nous pourrions partager une sorte de compagnonnage, ce n'est probablement plus le cas en cet instant. La bonne nouvelle, en vertu de ce qui précède, est que cela peut à nouveau changer...
"Tout" est constamment dans la nuance...


28 novembre (109)

Épisode 109

"Partout, déjà, il faisait jour, mais ici c'était la nuit, non, c'était plus que la nuit."
Pline le Jeune
Lettres, VI, 17.

– Voyez-vous, cher Justin...
– Votre question est infinie, cher Auguste...
– Vous avez raison...
– Il m'arrive d'en douter...
 
"Cher Joachim"
Le magique est niché dans une distance presque imperceptible qui permet d'avoir conscience que la réalité n'est en rien différent d'une autre folie. Tout au plus cette réalité aurait l'avantage d'une sorte de consensus. Il me semblait que sur ce point nous avions aussi une sorte d'accord. Certes, il subsistait un certain nombre de différences, vitales à mon sens, mais qui ne nous empêchaient pas de penser que nous pourrions partager une sorte de compagnonnage. Que s'est-il réellement passé? 
"Tout" est-il dans la nuance?

 


Don Penúl n'en croit pas ses oreilles:
– Il connaît mon nom !

– Nous savons tout de vous. Ou presque... En tous les cas: plus que vous-même.

Le ton et le vocabulaire avait changé.

– De simples mots bien ordonné et une pensée claire permettent à de bonnes pensées d'émerger.

– Il entend ce que je pense...

– Ce n'est pas difficile.


– Comment faites-vous cela ?

– Les sens que chacun possèdent sont amplement suffisants.


– Mais encore.

– Pour une part, je m'ajuste aux décors et à ceux qui l'habitent en fonction de l'action que j'entreprends, et pour une autre part, ce sont ces lieux et ceux qui le peuplent qui, à leur tour, quelquefois simultanément, s'ajustent au devoir que je me suis imposé.


– Pfffff...

vendredi 27 novembre 2015

27 novembre (108) L’imposture

Épisode 108

"L’imposture comme un des beaux-arts"
La Genèse essoufflée
 Éditions Le Fléau
 
"Cher Joachim"
Le tragique est niché dans une distance presque imperceptible qui permet d'avoir conscience de sa propre folie. Il me semblait que nous avions sur ce point une sorte d'accord. Certes, il subsistait un certain nombre de différences, vitales à mon sens, mais qui ne nous empêchaient pas de penser que nous avions un socle commun.  Comment en sommes-nous arrivée à cet écart qui nous caractérise aujourd'hui?
Je vais vous dire la plus curieuse de mes pensées. Voyez-vous "Cher Joachim", j'en suis arrivé à la conclusion suivante: c'est quand je me penche sur le passé que le présent m'apparait. Curieux paradoxe, ne trouvez-vous pas? Et pourtant il est vrai qu'il s'est passé un grand nombre d’événements que je n'ai pas su voir ou entendre pour ce qu'ils étaient. Quelle sorte d'imposture a fait que je les aie vu ou entendu comme la manifestation de ce que je voulais qu'ils soient?
Plus précisément, comment ne les ais-je pas vu tels qu'ils se montraient?
Voyez-vous la nuance? 



"Qu'est-ce que l'intégrité?
Qu'est-ce que mon corps, sinon une carcasse
dans laquelle vont et viennent par hasard,
un certain nombre d'intérêts, et qui déambule
dans un pays auquel elle ne comprend rien?
(...)
Ne serais-je pas, en fin de compte,

pire que les symbolistes, qui se détournaient du monde réel
pour se complaire dans les brumes de leur époque? "

David Van Reybrouck,
Le Fléau


D'autres, moins dévots, mais engagé tout autant ne se contentent pas d'attendre. Avec des moyens gigantesques mais pour la plus grande part invisibles, ils observent. Du haut du ciel, ils voient tout et enregistrent patiemment.

– Venez, suivez-moi, je vais vous faire voir quelque chose qui va va vous intéresser, Don Penúl.

– Comment connaissez-vous mon nom? Je ne crois pas vous l'avoir dit...

– Vous parliez pendant votre sommeil.

– Et qu'ai-je dit d'autre encore.

– Beaucoup de choses... mais venez, hâtez-vous...

– Pourquoi tant de hâte, les rues sont désertes...

– C'est précisément pour cela que nous sommes si visibles...


Don Penúl, à nouveau songeur, n'en croit pas ses oreilles:

– Il connaît mon nom !

– Nous savons tout de vous. Ou presque... En tous les cas: plus que vous-même.

Puis à voix douce mais ferme, interroge à nouveau
– Pirate, avez-vous dit ?

jeudi 26 novembre 2015

26 novembre (107) Est-ce bien raisonnable?

"Je me souviens que de tout temps,
l'on a toujours comparé les termitières,
comme d'ailleurs les ruches et les fourmilières,
aux constellations politiques."

David Van Reybrouck, Le Fléau
 
Cher Joachim
Les sociétés n'aiment pas ceux dont elles disent qu'ils fuient... Certes, ces sociétés ont quelquefois de bonnes raisons pour cela... Mais au fond, comment peut-on considérer un ensemble d’individus pensant d'une seule voix?.. Est-ce bien raisonnable?
Comment, disions-nous alors, d'une même voix... "comment percer les secrets d'une image qui nous est donnée à voir"? 



Soulagé par la discrétion de son compagnon, Don Penúl observe. Non pas ce qu'il a sous les yeux, mais au contraire ce qui ne s'y trouve pas. Il a peine à imaginer ce que le jeune homme, qui l'a soi-disant sauvé, fuyait. Au vu des circonstances, qui lui paraissent extrêmement complexes et dont il ne comprend pas les enjeux, rongé par l'incertitude, Don Penúl fait de son mieux. Dans les rues dévastées d'une métropole, au lendemain d'un désastre, il marche en compagnie de celui qui dit l'avoir sauvé et se présente comme un pirate.

Don Penúl, songeur, parle pout lui-même
– Il faut bien commencer par quelque chose. Il ne servirait à rien que je prêche la bonne parole à cet individu qui se dit pirate. Restons patient... se dit-il à lui-même.

Puis à voix douce mais ferme, interroge
– Pirate, avez-vous dit ?

mercredi 25 novembre 2015

25 novembre (106) Jamais perdu de vue

Épisode 106

"Je me souviens que de tout temps, l'on a toujours comparé les termitières,
comme d'ailleurs les ruches et les fourmilières, aux constellations politiques."

David Van Reybrouck
 Le Fléau

Don Penúl et le jeune homme peinent à faire connaissance mais cette lenteur va peut-être faire plus que l'on s'imagine. Malgré tout et pour des raisons qui leur échappaient, ils restaient unis. Pour ces raisons très diverses, et pour certaines assez lamentables, ils ne pouvaient faire autrement. Ils étaient, pour d'autres raisons, tout aussi diverses, activement recherchés. Partout s'élevaient, comme des flèches d'un genre nouveau, des mats soutenant des caméras qui ne les perdaient pas de vue un seul instant.


Don Penúl
– À quoi servent vos réunions ?

Le jeune homme inconnu,
à faible voix
– À sortir du circuit... de la réalité si vous voulez...

Don Penúl
 – Et comment pouvez-vous savoir ce qu'est la réalité ?

Le jeune homme mal rasé
– Au-delà de ces chantiers, au-delà de ces grues, au-delà de ce port, il doit bien exister d'autres façons de concevoir le monde...

Don Penúl
- Quel est votre rôle là-dedans ?

Le jeune homme mal rasé, dans un murmure
– C'est comme si j'étais une sorte de  pirate...


Don Penúl, sans ironie
– Une sorte de pirate sans bateau?

Le jeune, surprenant, comme évoquant un souvenir
 – S'il arrive que la vie que nous menons reste à quai, il se peut aussi que le bateau ne laisse aucune trace.


mardi 24 novembre 2015

24 novembre (105) Un semblant de dialogue

Épisode 105
  
"...le monde est une entité mystérieuse dont nous ne parvenons à comprendre quelques parts que dans la condition d'en éliminer les autres... "
Walid Neill
Correspondances & dépendances
 
"...Mais qu'un beau jour une porte claque et c'est toute la maison qui s'écroule."*


Au cœur des ruines d'une ville qu'il ne connaît pas, Don Penúl, après tant d'autres, en fait le triste constat : après une plus ou moins longue déconstruction, le monde se rit de sa propre disparition et se réjouit de se reproduire en une forme accoutumée.

 – C'est ce qui arrive en permanence sans que cela ne puisse se voir. Les portes, les maisons et des histoires écroulées jonchent le sol sur lesquels nous tentons, en vain pour ce qui me concerne, de les oublier.

Don Penúl
 – Nous ne sommes guère plus que ces petits pantins d'écumes qui sans cesse se jette à l'assaut des digues que nous contribuons tous à édifier.

 Curieusement, le jeune homme a perdu son accent et les manières et les tournure dérangeantes pour Don Penúl
– Attendez, ce n'est pas des manières. Le plus violent des deux n'est pas toujours celui que l'on croit. Regardez-vous! Croyez-vous que vous soyez plus présentable que moi? L'endroit où vous dormiez n'existe plus. Personne, sauf moi, n'a fait attention à vous. Innombrables sont ceux qui gisent dans les fondations de la ville nouvelle. Sans moi il se pourrait qu'à cet instant vous ne soyez vous-même une part de cette poussière dans les gravats d'un monde écroulé sous les pelleteuses... et vous me rejetez avec une violence d'autant plus grande qu'elle ne semble pas être vôtre. Et puis vous ne savez même pas où aller !

Don Penúl, après s'être un peu calmé
 – Je ne suis pas sûr que tu en saches beaucoup plus que moi, compagnon de poussière...
Dis-moi, quel est ton nom ?

Enfin un semblant de dialogue émerge. 

* David Van Reybrouck, Le Fléau 

lundi 23 novembre 2015

23 novembre (104) Qui peut savoir?

Épisode 104


"...les termites rongent dans le silence et l'obscurité.
Nul ne les dérangent. On ne s'aperçoit de rien."
David Van Reybrouck, Le Fléau


– De drôles de nouvelles circulent...
Approchez, je vous prie mon cher Auguste,
de telle manière que ce que j'ai à vous dire
ne s'éparpille pas aux quatre vents.
– Dite-moi, cher Justin...
Je suis toute ouïe...
– On dit que mon maître est recherché.
– Comment cela?
– Par tous les moyens...
– Et par qui?
– C'est là que se trouve la délicatesse de notre situation...
– Que voulez-vous dire?
– Je veux dire qu'il pourrait être "indélicat" de vous le dire...
– Dites-le quand-même.
– Vous ne vous fâcherez pas?
– Si vous ne me le dites pas, c'est sûr je serai fâché... alors?
– On m'a dit que que vous-même
seriez un de ces moyens
dont je parlais tout-à-l'heure...

  "Cher Joachim"
La subjectivité, le cercle vicieux ou la précarité supposée du discours n’empêche guère l'authenticité... Avez-vous idée de votre image en train de se défaire en moi?
Nul doute que vous y pensez.
Nul doute encore que vous pensiez que ce n'est là qu'une part négligeable du processus.
"Ce qu'il pense n'est pas ce que le monde pense."
Subsumer n'est pas de mise, me diriez-vous avec une sorte d'arrogance branchée si nous dialoguions véritablement... Ce n'est plus le cas, maintenant je le sais, mais il me me convient de continuer "comme si" c'était le cas. Naturellement il va me falloir user de toute mon attention pour ne pas vous dévoiler certains faits ouvertement maladroits, ce qui pourrait m'être fatal. Encore qu'il se pourrait par ailleurs, que la précarité dans laquelle je me trouve, loin d'être handicapante, pourrait me servir doublement. Méfiez-vous de mon honnêteté, elle vise à rétablir ce qui en vous me semblait exemplaire. Se plier aux exigence des hommes de pouvoir n'entrait pas dans nos attributions me disiez-vous dernièrement. Était-ce là pur cynisme? Ou était là une clef de lecture concernant votre être profond. Une sorte de lutte ne manquera pas, si ce n'est déjà le cas, de naître au fond de vous-même. Elle sera le reflet exact de la lutte qui désormais sera la mienne. C'est pour cela que je vais continuer à vous écrire, "cher Joachim"... Vous aurez aussi compris que cette formule de politesse et d'affection aura changé. Non qu'elle ait changé du tout au tout, mais qu'elle se soit changé, chargée d'une nouvelle fonction, "plus qu'une fonction",  laquelle ne sera pas dénuée d'affection. Ce sera ma revanche, "cher Joachim".
Être dans la vérité de l'espace et du temps, voilà de biens beaux objectifs... Y pensez-vous encore?
Si je n'ai pas su voir venir ce qui aujourd'hui est là, ce n'est pas par manque d'attention, c'est parce que je vous faisais confiance aveuglément. Avais-je tort? Je ne la sais pas encore. Peut n'ai-je pas encore approfondi assez ce qui vous a décidé à les rejoindre... Peut-être n'ai-je pas assez fait attention à certaines orientations de vos discours. Qui peut savoir?

– Le présent est-il présent hors du temps?

dimanche 22 novembre 2015

(103) Baroque loufoque

Épisode 103


Cher Joachim
Vous souvenez-vous, cher Joachim, de ce jour qu'en toute sincérité, certes pour un temps limité, j'avais cru heureux. Du moins c'est ce que je me forçais quelque peu à ressentir. Je parle de ce jour où, contre toute attente et sans que j'y fusse pour rien, pour ainsi dire contre ma volonté, je fus élu. Aujourd'hui, bien que surpris et légèrement désorienté, je suis très heureux de votre élection qui, vous le savez très bien puisque, dans mon souvenir c'est ainsi que vous me présentiez cette fonction comme étant "plus qu’une fonction". Cette dernière occurrence sollicite encore toute mon attention et je pense sincèrement que vous ne croyiez pas si bien dire que ce serait un réel travail, un investissement et plus encore, la charge de toute une vie. Aujourd'hui, c'est certain, je m'interroge au-delà de ma surprise de vous voir, à distance certes, mais je vous vois très bien... monter sur ce trône qu'avec une sorte de connivence et d’humour enfantin nous avions imaginé de toute pièce. Devenu adulte nous avions pris un malin plaisir à faire réaliser cet enfantillage par artisans de renom selon une exigence des plus parfaite. Nous seuls savions ce que recelait ce baroque loufoque à satiété et même plus... Aujourd'hui vous vous y êtes assis... Je n'en reviens pas...
Dans l'attente d'une explication crédible, il me semble impossible de ne pas considérer ces ombres furtives, que je croyais déceler ces derniers temps,  comme étant celles de votre prédécesseur et peut-être déjà celles de vous même, car me semble-t'il, incidemment, j'ai eu vent d'une sorte d'accord entre vous et lui.
Y-a-t'il un lien entre  la cause et le but poursuivi? Vous le savez bien, vous plus encore que quiconque, "tout" peut être remis en question. Vous ne pourrez enrayer le lent processus de fragmentation que nous avons nous-même engagé... Comment pourrez-vous remettre dans l'ordre ce que vous même, avec mon aide, avez dispersé? Vous le savez, sans mon aide cela est tout simplement impossible...
Et je ne suis pas enclin à vous la proposer...

Ainsi, en vous écrivant en toute confiance je me livrais moi-même...
Quelle chance que je ne sache par quels courants je suis aujourd'hui dans un lieu qui m'est totalement inconnu...
Ainsi donc, en sécurité pour un temps, je peux aussi m'imaginer quelle joie pour vous doit être celle d’être aux commandes et dans le poste de pilotage de ce qui fut "notre" organisation, celle que l'on ne doit pas nommer ! Je vous souhaite bon courage et savourez chaque instant de cette opportunité ! Comme nous le disions: Tout est à construire ! Et plus encore... c'est de cela qu'il va être question...

22 novembre (102) Une dispute

Épisode 102

"Tous les entomologistes le savent, les termites, comme les autres insectes, peuvent être un véritable fléau, mais le plus remarquable est que l'on ne voit les ravages que lorsqu'il est déjà trop tard."

David Van Reybrouck
 
 


Don Penúl, enroulé dans son manteau, n'a perçu que très indirectement et très faiblement le choc de son arrivée dans les décombres d'une ville inconnue. Il ne se préoccupe que du danger qu'il ressent pour lui-même. Il ne se réveille que sous la pression d'un homme qu'il ne connaît pas, qu'il n'arrive pas à encaisser et avec qui il peine à débattre d'autre chose que de la marche à suivre.

– Pour moi, qui me trouve présentement dénué de tous biens, par force je ne peux concevoir de différence entre la matière et l'esprit. Quiconque ne possède rien, possède néanmoins une nature semblable à la pensée. Ainsi, présentement, je ne possède rien d'autre que ce manteau... Alors, en ce qui concerne votre demande...

 
Chaque fois que l'on nous présente un début d'explication, on découvre immanquablement que le contraire peut être tout aussi vrai! Voilà qui devrait faire réfléchir. Les apparences sont si souvent trompeuses... Si une constante émerge malgré tout de ce brouillard, elle sera simplement que: tout est possible!


– C'est possible Ducon, mais si nous ne voulons disparaître à tout jamais, il va nous falloir prendre en main la situation par un autre bout. Tu vois ce que je veux dire?

 
L'occasion était trop bonne.


samedi 21 novembre 2015

21 novembre (102) Sans l'aide de cet homme-là

Épisode 102


Cher Joachim
Mon île n'est bientôt plus qu'un souvenir. Ce matin j'ai pris la mer avec un radeau de fortune qui ressemble à la mienne. Au loin je vois encore le haut des rochers au flanc desquels s'est accroché un petit nuage blanc qui n'annonce jamais rien de bon. Curieusement, aujourd'hui rien ne se passe. Il faut croire que le changement est plus profond ou alors que mon imagination s'échappe elle aussi.




L'homme à la cagoule
Ce ne sont pas des palais et j'suis pas ton brave. Arrête de me faire chier et magne-toi p'tain!

Le moins que l'on puisse dire est que Don Penúl est à la peine. Sa tête lui tourne et il peine à supporter cette vulgarité à laquelle il n'est guère accoutumé. Cependant, quelque chose lui fait penser que sans l'aide de cet homme-là, il pourrait avoir quelques problèmes.

Don Penúl, poliment
 – Où nous mène ce pont...

L'homme à la cagoule
 – J'te l'ai déjà dit: à la réunion, Ducon!

C'était la deuxième fois qu'il l'insultait.

Don Penúl, pour lui-même
– Dans un certain sens, cet homme là ne sait pas ce qu'il dit. Pas la peine, en ces circonstances, de vouloir l'amener à se comprendre...

vendredi 20 novembre 2015

20 novembre (101) Un certain nombre de détails

Épisode 101

"La séance commença portes ouvertes.
Ordre du Grand-Sénéchal désireux que tout un chacun
l'aperçut siégeant en gloire."

La révolution de la lune
Andrea Camilleri

Cher Joachim
Je ne vous l'ai pas encore confié mais aujourd'hui il est grand temps de le faire. Un certain nombre de détails, insignifiants pour certains, important pour moi et peut-être pour vous, sont là sous nos yeux qui nous disent qu'il est temps pour nous d'agir.  Notre monde, disent les chroniques du Pont, s'est construit pendant que celui du Bas s'enfonçait. En ce temps-là, juste quelques années avant que nous n'arrivions dans les profondeurs de la sagesse humaine, régnait au sein du monde des hommes, un directoire puissant formé des plus grandes sommités de l'époque. Tous ses membres étaient les maîtres incontestés en leurs domaines subtilement cloisonnés. Au fil des ans ils devinrent incontestables... Cependant, sans qu'ils y prêtent une attention suffisante, insensiblement, sans que bientôt plus personne ne puisse y faire quoique ce soit, les eaux se mirent à monter des profondeurs mettant. Elles se mirent à mettre en péril des chefs d’œuvres qu'ils croyaient éternels et qu'ils avaient, pour la plupart contribué à construire. Jusque là rien de nouveau pour vous. Ce que vous ne savez pas, c'est que j'y suis allé. Chose impossible me direz-vous, et pourtant...
J'espère arriver dans quelques jours au lieu que vous connaissez et que, même si la chose est risquée, j'aurai l'occasion de vous rencontrer.

20 novembre (100) "L'immatérielle moisson"

Épisode 100

"– Vois-tu Sancho ce nuage de poussière qui là-bas se lève?
Eh bien il est formé tout entier par une immense armée
composée de diverses et innombrable nations
qui s'en viennent par ici..."

Don Quichotte
Cervantès
 1605


 – Par Dieu, cher Justin, voudriez-vous bien avoir l'obligeance
de me tirer d’une erreur où j’étais resté
depuis le longtemps que je vous connais.
Je vous avais toujours tenu pour un perroquet, certes,
mais d’esprit sensé, et, pour une part certes,
sage dans toutes vos actions ;
mais je vois à présent que vous êtes aussi loin
de cet homme que la terre l’est du ciel.
Comment est-il possible que de semblables bagatelles,
et de si facile rencontre, aient la force d’interdire
et d’absorber un esprit aussi mûr que le vôtre,
aussi accoutumé à aborder et à vaincre
des difficultés bien autrement grandes ?
– Cher Auguste, je ne sais quel est la part de votre pensée dans ce discours.
Pour le moins, malgré mon érudition limitée, je sais...
pardonnez mon insilence...
que la plupart des mots que vous me débitez
ne sont point les vôtres...


Cher Joachim
Il faut d'emblée que je vous précise la chose suivante, j'ai remarqué certains indices de la présence de qui vous savez. Il ne fait aucun doute que mon départ est déjà derrière moi... ce qui fait qu'il se pourrait que je manque quelques fois au devoir de correspondance que je me suis imposé. 
Pour ce qui est d'aujourd'hui, je m'émerveille de retrouver le chemin que j'ai quitté il y a si longtemps déjà. Je sens que peu s'en faut que je ne laisse s'établir une douce nostalgie de ces lieux déserts où j'ai fini par m'établir. Et pourtant, durant toutes ces années, jamais l'idée d'un "chez moi" ne m'était venue à l'esprit. Ce n'est que maintenant que je l'ai quittée que mon île est devenue part de moi-même. Je suppose que l'on pourrait, non sans quelque vérité, extrapoler cette notion à bien d'autres aspects de nos vies... Pour l'heure, malgré la pluie et le vent, je marche vers où je ne sais...
Je recueille ça et là quelques petits souvenirs que j'ai nommé "l'immatérielle moisson". 


Gravats au milieux des gravats, la pelisse de Don Penúl gît. Inconscient, il peine à séparer ce qui est l'objet de ses pensées de ce qui, tout en possédant une nature rigoureusement semblable à la pensée, ne peut en être l'objet...

– Réveille-toi ! Faut pas rester là... Y vont arriver...
– Où m'emmenez-vous?
– À la réunion Ducon!

 
Don Penúl n'en croit pas ses yeux et si ses oreilles le démangent, il sent bien que le moment est bien mal choisi pour faire des remontrances à celui qui se dit son sauveur.


– Quelle est donc cette ville qui possède ces si beaux palais que je vois ci-devant le fleuve? Mon brave... 

– D'où tu sors toi?

On peut le voir, une distance incommensurable sépare les deux êtres dont la rencontre était des plus improbables... 

jeudi 19 novembre 2015

19 novembre (99) À mes oreilles me sont parvenus

 Épisode 98

"Lecteur oisif, tu pourras bien me croire sans serment. J'aurai voulu que ce livre, comme fils de mon entendement fut le plus beau, le plus hardi et le plus subtil qui se puisse imaginer, mais je n'ai pu contrevenir l'ordre de la nature qui veut qu'en elle chaque chose engendre sa pareille. Aussi que pourrait-on donc engendrer un esprit stérile et mal cultivé comme le mien si ce n'est l'histoire d'un fils sec, coriace, fantasque, plein de pensées changeantes et jamais imaginées par un autre..."

Don Quichotte
Cervantès
 1605


– Connaissiez-vous cet endroit avant que ne m'y emmeniez? 
– Je ne crois pas qu'il soit vraiment possible de le connaître. 
– Mais, étiez-vous déjà venu ici?
 - J'ai des doutes à ce sujet.
 – Racontez-moi cela.
 – Je suis presque sûr que j'ai déjà emprunté le chemin qui nous a amené ici. 
– Donc vous connaissiez cet endroit!
 – Ce n'est pas évident.
 – Ai-je quelque raison de croire que votre esprit soit dérangé ?


Cher Joachim
Je vous l'ai déjà dit: je ne veux point m'attarder pas sur le "Saint Conseil" qui m'a été offert... cependant, comme vous avez pu le constater, il se passe des choses étranges... Certes il n'est pas question de mettre sur le dos de certains une part des impondérables qui nous ont empêchés de correspondre. "Certaines fonctions, plus que d'autres, sont plus qu’une fonction"... la phrase avait de l'allure, comme nous l'avons dit... mais aussi du fond... Somme toute, quelle bonne surprise! À n'importe quel moment tout semble pouvoir arriver. Ainsi, à mes oreilles me sont parvenus de bien étranges discours. Vous souvenez combien souvent il nous arrivait d'entendre nombre de paroles que nous n'aurions nullement envisagé de formuler mais qui si nous avions pu les entendre dans de meilleures conditions auraient suscité chez nous de grandes émotions. Était-ce parce qu'elles étaient mal dites ? Peut-être... Était-ce parce qu'elles n’étaient pas pensées pour ce qu'elles sont mais pour l'effet qu'elles étaient censées produire ? Peut-être... Peut-être aussi que tout cela pouvait être ressenti comme une mascarade...Oui, c'est cela... Je sais que cela ne plaira pas. Tant pis.