samedi 30 septembre 2023

Renversement

 

« L'interrogation trahit forcément l'interrogateur; elle indique l'objet de de ses préoccupations, ses soucis, ses besoins, et donc ses manques. Si une simple demande ne fournit évidemment pas matière à une évocation très détaillée, une série de questions, par contre, vous permet de préciser un portrait parfois très intéressant de la personne qui vous interroge. À cet égard les questionnaires sont toujours éloquents. Malgré leur allure le plus souvent impersonnelle, il suffit généralement pour faire apparaître leurs auteurs de retourner le problème et de les interroger à leur tour.»

C. Duneton, J.-P. Pagliano, Anti-manuel de français, Points 

D'autres lieux

 


– Regardez comme Don Carotte se transforme! On dirait qu'il rajeunit!
– C'est une pure illusion...
– Comment cela?
– Il ne se transforme pas le moins du monde, il ne fait que penser.
– Penser à quoi?
– À d'autres temps et d'autres lieux.
– Des lieux et des temps qu'il a visité?
– Peut-être ou d'autres encore.
– De quel genre?
– Du genre qu'il imagine.

 

 

Connaisseur

 


« L'écriture n'est-elle rien de plus que la dextérité à inculquer au public une opinion par des mots? la peinture serait alors l'art de dire une opinion en couleurs. Mais les journalistes de la peinture s'appellent justement des barbouilleurs. Et je crois que celui-ci est un écrivain qui dit au public une œuvre d'art. C'est le plus grand honneur qui me fut jamais rendu, quand un lecteur m’avoua, confus, qu'il ne parvenait à comprendre mes choses qu'à la seconde lecture. Il hésitait à me le dire, mes mots ne lui coulaient pas de source. C'était un connaisseur, et il ne le savait pas.»

Karl Kraus, Aphorismes, Éditions des mille et une nuits


Quatre-cents-quatre-vingtième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir 


Dans ce ciel où le soleil brille, nulle étoile véritable n’est plus visible et nul soleil des temps anciens ne peut apparaître. Dans la nuit, au delà du soleil des temps présents, se réveillent des étoiles censées nous guider. L'enfant Lune, par intermittence nous montre combien il lui est facile de s'y déplacer... Lui aussi est un connaisseur mais il ne le sait pas…

vendredi 29 septembre 2023

On va voir

 

« On accueille aujourd’hui dans les musées des objets dénués de valeur esthétique, présentés comme étant de l’art, au nom du dogmatisme: par soumission totale aux principes imposés par une autorité. En théologie, un dogme est une vérité ou une révélation divine que l’on impose aux fidèles pour qu’ils y croient. Kant opposait philosophie dogmatique et philosophie critique, ainsi que l’usage dogmatique de la raison à l’usage critique de la raison. Le dogme ne tolère aucune réplique ni aucun questionnement, il existe a priori.» 
Avelina Lesper, Six dogmes pour un non-art 



– "Prévision", qu’est-cela ?
– Quelque chose, une action, avant de voir.
– Ce serait voir avant de voir... c'est absurde..
– Supposez que l’on va voir! Mais aussi ce que l’on va voir...
– Je vois... Enfin, non, pour moi, voir c’est voir et... voirquand il n’y a encore rien à voir... cela, c'est un mystère... mais il est évident, pour moi, qu'avant que je la voie, la chose est là... avant.. Toute chose présente a un passé... et quelques fois une longue histoire...
Je vois ce que vous voulez dire.
 – Que voyez-vous ?
– ...Euhhh... Je voulais dire je comprends... 
– Littéralement, vous prenez avec vous ou... c’est compris en vous. 
– Quelle différence?
– Si vous comprenez, ce peut être par votre action ou par le fait que cela se fasse tout seul...
– Quelle importance?

Sentiments

 


Quatre-cents-soixante-dix-huitième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir 

Le peu de connaissance que nous avions de l'enfant Lune en ce temps-là n'explique pas entièrement que nous n'ayons pas eu de véritables sentiments envers lui. Quant à ses propres sentiments il était impossible d'en connaitre la teneur ... s'il en avait... tant ils étaient imperceptible... en tous cas tels que nous avions l'habitude de les discerner...  

Dans l’ombre sont des ficelles qui se tirent… Une mécanique implacable a été mise en place et rien de ce qui se met en place n’échappe à l’œil de Don Carotte… excepté le sens de celle-ci… Il voit tout mais ne comprend pas…


jeudi 28 septembre 2023

Au-delà de toute mesure

 
"Il est intéressant d'examiner les relations de l'âme et du temps, et de se demander pourquoi le temps paraît être présent en tout être, dans la terre, la mer et le ciel. N'est-ce pas parce qu'il est une détermination et une disposition du mouvement, lui qui en est le nombre, et que toutes ces choses sont en mouvement ? Car elles sont toutes en un lieu ; et le temps et le mouvement vont de pair, aussi bien selon la puissance que selon l'acte. Ce qui fait encore problème, c'est de savoir si oui ou non, en l'absence de l'âme, le temps pourrait être. Car s'il est impossible qu'existe un nombrant quelconque, il est du même coup impossible qu'existe un nombrable, pas plus, évidemment qu'un nombre: le nombre est, en effet, soit le nombré, soit le nombrable. Mais si la nature n'accorde qu'à l'âme la faculté de nombrer, et plus précisément à cette partie de l'âme qu'est l'intellect, il est impossible que le temps soit l'âme, sauf quant à son substrat, au sens où l'on dit que le mouvement peut-être sans l'âme. Et l'antériorité et la postériorité se trouvent dans le mouvement, et constituent le temps dans la mesure où elles sont nombrables. (...) Ce qui fait encore problème, c'est de savoir de quel mouvement le temps est nombre. Est-il nombre de n'importe quel mouvement ? Et de fait, c'est dans le temps que se produisent la génération, la corruption et l'accroissement; c'est dans le temps aussi qu'ont lieu l'altération et la translation; donc, dans la mesure où il y a mouvement, il y a nombre de chacun de ces mouvements. C'est pourquoi le temps est nombre du mouvement, absolument parlant, et non d'un certain mouvement seulement. Cependant, il est vrai que diverses choses se meuvent à la fois ; et pour chacun de leurs mouvements, il devrait y avoir un nombre. Le temps est-il donc différent de lui-même, et deux temps égaux peuvent-ils être à la fois, ou non ? Non, car le temps est identique à lui-même, et dans la simultanéité il est tout entier égal à lui-même ; et quand il n'y a pas simultanéité, c'est l'unité de l'espèce qui fait l'unité du temps. Supposons en effet des chiens et des chevaux, chaque groupe au nombre de sept : leur nombre est le même. Il en va de même des mouvements exécutés simultanément : leur temps est le même, que le mouvement se soit accompli rapidement ou non, qu'il s'agisse d'une translation ou d'une altération. Puisque le nombre est égal et qu'il y a simultanéité, le temps de l'altération et le temps de la translation ne font qu'un. La raison pour laquelle les mouvements sont différents et séparés, alors que le temps est partout le même, c'est que le nombre des mouvements égaux et simultanés est un et le même partout. Or, puisque existe la translation, et en particulier la translation circulaire, et que chaque chose est nombrée au moyen d'une chose de même genre comme les chevaux par le cheval, le temps doit être nombré au moyen d'un temps déterminé... Par suite, dire des objets en devenir qu'ils sont en cercle, c'est dire qu'il y a un certain cercle du temps et cela parce qu'il est mesuré par la translation circulaire." 
 
Aristote,  Physique, IV, 223-224, . trad. Dayan, textes choisis PUF 1966.



 

– Ce n’était point le temps de l’enfant qui était immobile.

– Ce qui, perdu dans le temps, au-delà des heures et de toutes mesures, ne nous appartient pas…

– Celui qui voudrait expliquer le monde par l’évolution devrait impliquer une juste compréhension de la nature du temps... Or le temps, contrairement à ce que l'on nous apprend, ne se laisse pas mesurer...

– Comment pouvez-vous dire cela?

– Pour commencer il existe deux sortes de temps. Selon Bergson, pour être plus précis, les hommes ont été obligés de concevoir le temps en deux catégories: le temps objectif et le temps subjectif...  le premier est le temps des horloges et le second est est ce qui est ressenti par le sujet conscient...

– Conscient de quoi?

– Conscient de ce qui se passe... Par exemple il fait la différence entre la lumière du matin et celle du soir... Ce que Bergson appelle la durée...

– Oui, comme le disait Platon: Le temps est le mouvement du soleil, mesure de sa course"...

– En simplifiant il y a l'avant et l'après...

– Mais il y a aussi le pendant ou le présent...

– Et le présent est insaisissable!


 
 

Presque pareils

 

"L’homme n’est qu’une fleur de l’air tenue par la terre, maudite par les astres, respirée par la mort; le souffle et l’ombre de cette coalition, certaines fois, le surélèvent."


René Char

 

 – Dans l’urne il n’est point de voix, seulement un écho suivi des siens. Presque pareils. 
– Tout comme nous…
– En apparence du moins…
– À quel point ce que je vois de vous correspond-il à ce que j’entends de vous… sachant par expérience que rien, ou presque, de ce que vous dites ne vient de vous… pas plus le son que l’esprit…pardonnez mon insolence… car il se pourrait que ce ne soit, ni par le son ni par la pensée que cela se passe… Ce serait comme une déclaration venue objectivement de moi-même… sans que pour cela j’aie eu besoin d’y réfléchir… Mais il est un point à propos duquel je suis troublé…
– Quel est donc ce trouble?
– Votre voix!
– Pourquoi cela?
– Parce que… si je reconnais le timbre de notre maître…
– C’est normal puisque nous sommes des imitateurs…
– C’est ici que le bât blesse…
– Dites-moi…
– Je suis, tout comme vous un imitateur de notre maître… et donc j’eus dû me reconnaître en votre voix…
– Et alors?
– Alors, je ne me reconnais point…
– C’est normal, chacun de nous fait de son mieux, mais il reste toujours quelques imperfections dans un sens ou en un autre…
– Ce n’est pas cela… Mon trouble vient du fait que cette voix me parvient de l’extérieur comme quelqu’un qui entend sa voix enregistrée et qu’il ne l’a reconnaît pas… ce qui est fort courant 


mercredi 27 septembre 2023

Chacun pour soi

 

« Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression, et même la forte sensation que c’est le moment de parler de la bêtise, de nommer la bêtise, non seulement son existence, mais aussi sa tendancielle hégémonie. En témoigne la parution de plus en plus régulière d’ouvrages consacrés à ce sujet. Machinalement, au fil des années, j’avais rangé tous ces livres au même endroit, il y avait donc dans un coin de mon bureau une pile «bêtise», mais je n’en avais pas vraiment conscience jusqu’au jour, tout récent, où la pile en question fut si haute qu’elle s’est effondrée. Me penchant alors sur chacun de ces textes qui prétendent affronter la stupidité de l’époque, j’ai touché du doigt leur solidarité souterraine et leur commune vulnérabilité.
[...]
Voilà, je pense quand même que cette accumulation fait sens, il y a aujourd’hui urgence, il faut prendre la bêtise au sérieux, se garder de la sous-estimer, mesurer au contraire sa puissance morale et politique. Car la bêtise est une force spirituelle. Elle n'a guère à voir avec l'ignorance: certains de ses fidèles les plus zélés sont d’ailleurs des puits d'érudition. La bêtise relève plutôt d'une perversion de la conscience: un mélange de désinvolture morale et de dégoût vigilant, qui conduit à haïr la liberté, et la mémoire aussi, souvent. Sans cesse les imbéciles se défilent, partout ils refusent de faire face. Une chose et une seule suscite leur mobilisation: la guerre à l'intelligence. Quand il s'agit d'en finir avec l'esprit critique, la bêtise devient légion métaphysique et matérielle, appuyée par d'innombrables soldats, vieux briscards ou jeunes loups...»

La chronique de Jean Birnbaum, France Culture, 24-1-2019


Juste à temps, le passé avait disparu des pensées de l'enfant Lune et le monde lui était apparu tel qu'il était à ce moment là, lui aussi ne cessant de changer. La nuit, la vraie, a succédé au jour. Pour Pinocchio, l’Autre, de son côté, invisible, par intermittence, c’est un autre voyage qui commence. Un voyage bien différent de celui de Don Carotte mais qu’il ne peut pas mieux maîtriser et se révèle bien difficile à suivre. Un voyage parfaitement inconnu dans lequel il ne peut rien faire d’autre que d’assister. Ni le moindre mouvement, ni rien de ce qu’il pourrait y dire n’y changerait le moindre détail. En ce qui concerne Don Carotte, seul et immobile dans une nuit sans fin, il essaie tant bien que mal de réunir ce qui est épars…

– Qui d’entre nous pourra dire ce qui nous lie les uns aux autres? Le plus souvent c’est exactement comme dans un rêve, sauf que là je n’oublie presque rien... pour ainsi dire... Cependant, je l’avoue, j’ai des doutes concernant  ma présence physique. Je ne sais si vraiment j’existe…Je suis peut-être ignorant mais point trop stupide… et il m’arrive souvent de penser que je suis «comme un hologramme brisé».*


*Claude Levi Strauss 


Un tout

 


– Je crois qu’il est temps… c’est le moment d'y repenser à nouveau...
– Magnifique, il est sorti de son silence!
– Croyez-vous qu’il puisse se souvenir?
– Se souvenir oui… mais de quoi?
– Derrière moi revient au galop ce qui dans le temps passé avait disparu.
– On dirait qu’il a changé…
– Juste à temps… enfin … peut-être… le monde lui aussi ne cesse de changer. La nuit, la vraie, a succédé au jour. Le verra-t’il encore?
– Nous entend-t'il?
– Qui peut savoir?
– Je crois qu’il est perdu dans ses pensées…
– Croyez-vous… comment dire… croyez-vous que Don Carotte forme un tout?
– Que voulez-vous dire par là?
– Il me donne l’impression de n’être pas entièrement là… et plus encore!
– Plus encore?
– Il m’est venu à l’esprit qu’il pourrait ne pas…
– Ne pas quoi?
– Qu’il pourrait ne pas être réel…
– Comment cela?
– Comme… nous…




mardi 26 septembre 2023

Par intermittence

 


– Que fait-il?
– Je crois qu’il sait que nous sommes ici…
– Et alors?
– Alors… ça lui donne à penser… écoutez…
– Aussi grande soit la surprise d’une pensée et d’où qu’elle vienne, mieux vaut ne pas la négliger. Je ne sais si elle vient à moi ou si je vais à elle…Je crois, tentative aboutie ou non, que je suis un penseur par intermittence… et lorsque cela m’arrive je me sens observé…
À peine Don Carotte l’a-t’il pensé, qu’une lumière transperce la couche épaisse de nuages et projette sur lui un éclairage qui le fait paraître nouveau. Derrière lui revient au galop ce qui dans le temps passé avait disparu.
– C’est peut-être le moment de penser à nouveau...


Objectivité

 


– Il faut que je vous confie…
– Faites donc! Je vous en prie!
– Le fait est que, sans que j’y aie jamais pensé auparavant, cela s’est fait de soi-même, brusquement l’idée m’est venue qu’un monde parfaitement objectif… pourrait être un monde parfaitement absurde…
– Puisque vous abordez le sujet, d’un autre côté je me demande s’il serait envisageable que notre monde soit parfaitement subjectif?
– Dans le premier cas, avant de considérer le monde objectif en soi… il faudrait se demander comment on pourrait envisager… imaginer concevoir ce monde sans qu’intervienne dans notre raisonnement aucune part de subjectivité?
– Si nous admettons qu’il pourrait exister un tel monde, nous ne pouvons pas non plus penser le sujet uniquement comme la part de subjectivité du monde.
– Pourrait-on alors, sans trop craindre de se tromper, conclure que dans le monde réel il n’y a pas de sujet?
– Finalement on pourrait conclure que le monde ne peut donc pas être parfaitement objectif…
– …ni parfaitement subjectif!
– Il est dès lors lui-même imparfait, mais cette imperfection n’est pas un défaut, car elle est sa nature. Il y a donc, au fondement de notre perception du monde, une structure de désir, qui nous fait vouloir être parfaitement objectif.
– Quel est ce désir?
– Celui d’incarner… ou pire… de posséder la vérité.
– Mais quand nous avons conscience de notre propre subjectivité, la vérité est inaccessible, car elle nous échappe.
– Dans ce cas, nous ne pouvons pas vraiment désirer être parfaitement objectif, puisqu’imparfait nous sommes nécessairement.
– Mais nous pouvons vouloir être parfaitement objectif, puisque nous ne pouvons pas être parfaitement subjectif.
– Et si nous voulons être parfaitement objectif, c’est parce que nous ne voulons pas être subjectif. Il y a donc bien un désir, et ce désir, nous le connaissons : nous désirons être parfaitement objectif. Même si nous savons que ce désir est impossible, car pour l’obtenir, il faudrait que nous soyons parfaitement subjectif.
– Nous savons donc qu’il y a une raison qui nous fait désirer être parfaitement objectif, une raison qui est à la fois objective et subjective. Cette raison, serait-ce précisément ce que l’on appelle vérité.
– C’est alors l’objectivité qui fait l’essence de la vérité.
– La vérité n’est donc pas une simple chose objective, mais une relation subjective entre des sujets.
– Et alors, si la vérité est une relation subjective, elle est toujours en situation de concurrence.
– Il y a donc autant de vérités que de sujets.
– Il y a autant de vérités que de sujets et de relations entre eux.
– Et si chaque relation est différente, il y a lieu de croire à la multiplicité de la vérité…


lundi 25 septembre 2023

Pur hasard

 




Quatre-cents-soixante-seizième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir 

Le vie de l'enfant Lune est une histoire en mutation permanente, un sentiment qui n’a rien à faire avec le temps: c’est à un pur hasard ou à une catastrophe, en tous cas à rien d’autre qu’il pourrait imaginer devoir sa présence en ce lieu. Bref, une présence de pur hasard qui serait le résultat d’alliances et de mésalliances successives où les mémoires se jouent des tours et où la parole, loin de tout clarifier, étendrait un voile obscur semblable à celui de la nuit, mais où, aussi, les trous de paroles, y produiraient des ouvertures, telles celles dans les nuages qui, pour certains, heureusement disposés, procurent des éclaircies.



Un étranger

 

"On avait trop envie de faire de la philosophie, on ne se demandait pas ce qu’elle était, sauf par exercice de style ; on n’avait pas atteint à ce point de non-style où l’on peut dire enfin : mais qu’est-ce que c’était, ce que j’ai fait toute ma vie ?
Il y a des cas où la vieillesse donne, non pas une éternelle jeunesse, mais au contraire une souveraine liberté, une nécessité pure où l’on jouit d’un moment de grâce entre la vie et la mort, et où toutes les pièces de la machine se combinent pour envoyer dans l’avenir un trait qui traverse les âges : Le Titien, Turner, Monet. Turner vieux a acquis ou conquis le droit de mener la peinture sur un chemin désert et sans retour qui ne se distingue plus d’une dernière question. " **



– Le courageux a consciences du danger... s'il n’avait cette conscience il ne serait point courageux.




Quatre-cents-soixante-huitième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir


Voir en quoi les profondeurs omniprésentes et l’attitude courageuse de l’Enfant Lune, telle qu’elle nous est présentée par les écrits et les dessins de Platon l’Ancien, nous concerne … ou non … telle est la question qui pourrait se poser à chacun d’entre nous… On pourrait prétendre ne rien pouvoir comprendre à la pensée de l’Enfant Lune bien qu’il soit loin d’être certain qu’il en eut une… au sens généralement admis… D'un côté, si l’on considère la pensée définie comme un ensemble de phénomènes mentaux essentiellement subjectifs qui se produisent dans notre champ de conscience (cartésianisme)* … Alors, commence à son tour, pour le lecteur, le difficile voyage dans les profondeurs de l’inconnu… En effet, selon toute évidence l’Enfant Lune ne pense point. Enchantement ou désenchantement? Nullement... Nul décalage avec une réalité avec laquelle il ne fait qu'un sans jamais la voir... ni la concevoir... juste la connaître... Il est viscéralement en contact direct avec les événements pour ne pas dire avec les éléments…. Ce serait là sa force première et ultime… Difficile et peut-être impossible voyage que celui du lecteur, tout autant que celui qui écrit, dont la présence, au sens propre, hormis quelques sensations plus ou moins secondaires, se limite presque à son intellect… et donc à ses facultés d’interprétation. Ne point prêter d'intentions à cet enfant, telle est la première difficulté et probable impossibilité. En se laissant aller à paraphraser et déformer légèrement Deleuze et Guattari** l'Enfant Lune aurait "acquis ou conquis le droit de mener sa vie sur un chemin désert et sans retour" sauf que son chemin n'est point désert et nullement sans retour puisque sans destination... De plus il n'acquiert ni ne conquiert aucun droit, ce qui peut et devrait nous paraitre étrange si l'on n'oublie que l'Enfant Lune est, au sens premier, un étranger.

* Qu’est-ce que la pensée? Pierre Steiner, Vrin, p.127
 
** Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie), Les Éditions de Minuit
 





dimanche 24 septembre 2023

Tremblant abîme

 

« Lors de ces trajets en compagnie d’Oswaldo, sur le chemin du retour, mes habitudes ambulatoires ne s’étaient qu’imparfaitement coulées dans les habitudes du monde. Du fait de la fatigue ou d’une vague ébriété (la première fois que j’avais buté sur cette souche, nous avions marché pendant plus de dix heures sur un terrain très escarpé et j’étais épuisé; et la seconde fois, je venais d’avaler plusieurs grands bols de bière de manioc) je n’avais tout simplement pas su interpréter la saillance de certaines caractéristiques du chemin. J’avais fait comme s’il n’y avait pas d’obstacle. Ce n’était pas bien grave, puisque ma démarche usuelle constituait une habitude interprétative -une image du chemin- suffisante pour le défi auquel j’étais confronté.»




Quatre-cents-soixante-neuvième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir


 Que dites-vous. Messieurs les Anciens, dans les profondeurs de votre tremblant abîme? Ce n’est pas fraternel! Décidément, le ton est affirmé, un peu forcé et même légèrement criant, automatique quelque peu... tout de même, mais le refrain est au point... 
Une idée  m'est venue, je ne sais d’où, et, dès lors, elle me traverse encore. Je ne puis m’empêcher d’y penser. Elle me dit que la fraternité serait commune bouée qui permet de se baigner dans une sorte d’Océan... dont je ne connais point la matière... eau pure, cristal de roche, mélasse, sucre candi, ou même, quand il arrive que je me laisse aller franchement, de bêtise... Je sais... c’est politiquement incorrect et surtout ce n’est pas fraternel... mais au fond peut-être vrai... Je m'en doutais depuis toujours, mais je ne m’en suis rendu compte que bien tard, il faut, il fallait, il eût fallu, prendre des précautions oratoires très particulières, bien plus que l'usage ne le prévoit et surtout bien plus que je n'en suis capable, pour entrer en discussion, plus précisément en dialogue, avec tout ce que ce mot contient vraiment, avec vous. Il ne s'agit pas ici et cela n’était point une de ces politesses d’usage qui font tant de bien dans les relations humaines, non, à ce point là, c’était et c’est toujours un exercice de haute voltige où le filet se dérobe constamment. C’est sûr ce fil et à ce prix seulement qu’une discussion pouvait avoir lieu... Le plus incroyable est qu’elles eurent lieu... pas souvent certes... mais elles eurent lieu...



Secrète évidence

 

"Le vrai secret du maître artiste consiste donc à détruire la matière par la forme. L'âme du spectateur et de l'auditeur doit conserver intacte sa pleine liberté; elle doit être  quand elle s'éloigne du cercle des enchantements opérés par l'artiste, aussi pure et parfaite qu'en sortant des mains du créateur."*




L'aurore, le hasard, les oranges, les fleurs, la trahison. Loin des paroles émouvantes de la petite enfance, Platon, encore enfant pourtant, aime tout sans qu'il ne puisse rien faire d'autre. Les filaments doucereux des méduses réservent bien des surprises pour qui ne sait s'y prendre sans prendre garde à ne pas se laisser prendre. Le différence aussi minime soit-elle est de taille. Il se pourrait même qu'elle soit mortelle. Leur père lui-même l'a mis en garde. Nous parlons bien sûr du Roi Lyre, leur père qui, malgré qu'il leur ait donné une enfance choyée et heureuse, dut, malheureusement, concernant leur nature, se rendre à l'évidence...


* Schiller, Les lettres sur l'éducation esthétique 

samedi 23 septembre 2023

Un certain devoir

 

« On dit que Dieu se moque se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes…»



Quatre-cents-soixante-huitième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir


Longtemps très longtemps j’ai cru que je n’avais rien appris de vous je me trompais jamais je n’eus et n’aurait plus jamais l’occasion d’apprendre combien l’homme peut à ce point changer. Il se pourrait que là aussi je me trompe encore. Vous souriez... Vous sourirez moins quand je vous dirai pourquoi... si je me trompe encore c’est par le fait de me rendre compte que ce que j’avais investi n’était pas vrai... le mot peut prêter à confusion… disons véritable, peut-être...
Dès l’origine vous étiez probablement ce qu’aujourd’hui seulement je découvre. Il en est ainsi de tous ceux qui vous font courbettes sous mes yeux. Mes yeux hagards ne pouvaient autrefois y croire, mais l’esprit, quelquefois est aveugle. Pourtant ce n’était que trop vrai. Certains pensent que je m’acharne? Peut être... On ne tire pas sur une ambulance... c’est vrai aussi... Mais il est un devoir qui prime sur tous les autres celui de rechercher la vérité. Je sais, l’écartèlement de la pensée et autres liaisons dangereuses font que je risque sans cesse de me contredire à vos yeux et j’admets qu’en ce sujet j’ai des doutes... La vérité existe-t-elle? Ce n’est pas parce que nous avons des doutes qu’il faille cesser les recherches... Mais il est des faits qui sont clairs, ce n’est pas avec des mensonges que l’on fait lumière... et moins encore avec des mensonges fraternels... 



Exilé

 

« Lecteur préoccupé, voici un livre qui se veut bénéfique sur un sujet qui peut sembler futile. Au lieu de supposer que l’émerveillement est le propre des enfants et des ingénus, une émotion agréable et passagère dont on se défait en comprenant l’objet qui l’a provoquée ou en revenant aux choses sérieuses, il invite à penser qu’il n’y a rien de plus adulte ni de plus sérieux que de s’émerveiller. Il soutient que l’émerveillement n’est pas une simple émotion, mais une capacité de l’être: qu’il nous ouvre au monde, révèle heureusement notre ignorance et nous offre un forme de connaissance à la fois plus libre et plus intime.»

Michael Edwards, De l’émerveillement 


Quatre-cents-soixante-septième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir


– Loin de Jupiter et tout autant des sens uniques, on doit du respect et de l'écoute au moindre mot si l’on ne désire quelque fâcheux retours...
Quelle ne fut pas ma surprise quand, le soir venu, celui qui depuis si longtemps s’était exilé, venu de je ne sais où... apparut sur ma cuisse... 


vendredi 22 septembre 2023

Alors que

 

 Il est doux, sur la vaste mer
Alors que les vents agitent les flots
De regarder, depuis la terre,
Le grand labeur d’un autre
Non parce que c’est un plaisir agréable
Que quelqu’un soit tourmenté
Mais parce qu’il est doux
De voir
A quels malheurs
On échappe soi-même.*




Curieusement, Platon l'Ancien, face au Roi Lyre, au plus profond de son royaume, se sent pousser des ailes et son esprit s’envole.

– Comment faire pour expliquer le surgissement de la liberté?
– Bien avant cela, ne faudrait-il pas déjà savoir ce que ce mot recouvre? Ou pourrait faire découvrir...

Platon, dès son plus jeune âge, se rend compte que les êtres humains ne sont guère plus qu'une vague s'échouant sur une plage. Chaque vague est constitué d'une nuée de gouttelettes d'eau, toutes semblables si l'on excepte leurs tailles et, peut-être, ce qu'elles transportent. Mais, si on les considère comme un tout, ensemble, elles forment une masse qui les rend indistinctes. Leur mouvement les rend plus forte, mais n'est-ce pas ce même mouvement qui les poussent à retourner d'où elles viennent après que lourdement elles se soient allongées sur la plage. L'esprit de Platon, encore enfant, ne cesse d'être agité par ces vagues permanents dont il peine à extraire quelques gouttelettes isolées qui, libérées de la bêtise collective, auraient peut-être la possibilité et l'imagination de parler de cette force qui les animent.





* Lucrèce, De Natura rerum, II

À vrai dire

 

Au cœur des montagnes de son enfance, Platon, encore enfant, entend des voix…

– D’après notre maître, répéter… c’est faire se représenter…
– Vous voulez dire se présenter à nouveau…
– Oui… c’est révéler. En levant le voile, ce qui se révèle se re-présente. Se présentant à nouveau il ou elle révèle à son tour quelque chose qui, se révélant, en révèle une autre, qui, à son tour…
– Réécrire l’histoire… refaire le monde… ce n’est pas notre affaire…
– Ce ne peut pas l’être…
– Et pourquoi pas?
– C’est l’affaire de notre maître… 
– Je le sais fort bien…
– Je n’en suis pas persuadé… À vrai dire…
– À vrai dire?
– Je ne comprend pas vraiment ce que tous ces mots veulent dire…
– En fait, vous avez raison … les mots ne veulent rien dire… Ils ne sont que de simples messagers…
– Comme nous… c’est notre maître qui vous l’a dit?
– Je ne crois pas…




jeudi 21 septembre 2023

Clinamen

« Nous avions alors abouti à la lumière d’un midi du monde, où l’ombre idéaliste que jetaient les choses crées à travers les rayons obliques du soleil brillant dans le monde matutinal s’est ratatinée jusqu’à disparaître complètement.» *



« Les atomes descendent bien en ligne droite dans le vide, entraînés par leur pesanteur ; mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s'écarter un peu de la verticale, si peu qu'à peine peut-on parler de déclinaison. »**


 Le clinamen nous amène, par la turbulence, de l’ordre au désordre… de la séparation à l’union. Que pouvait savoir cet enfant, longtemps après celui dont il porte le nom…comme tant d'autres avant lui… 
après celui qui seul demeurera dans les esprits et dans l’Histoire, nommé Platon, avant de connaître, ou reconnaître, qui peut savoir, cette île lointaine que peu connaissent et où, lui, Platon l'Ancien, après avoir été Platon l’Enfant, passant de l’un à l’autre, dérivant en permanence vers des territoires de plus en plus lointain, dialoguant avec les éléments, chacun dans sa langue propre, essaie, en renaissance permanente, d'y aborder en parfait étranger. 




*  L'étoile de la Rédemption, Franz Rosenzweig, Seuil

**  Lucrèce, Chant II.