samedi 31 mars 2018

Un théâtre impossible


« La page écrite, imprimée, met en jeu comme toute pratique du langage, une théorie du langage et une histoire du discours... Toute  page est un spectacle: celui de sa pratique du discours, la pratique d’une rationalité, d’une théorie du langage. Page dense ou éparse, le spectacle est ancien... la circularité du commentaire autour d’un texte qui est déjà lui-même répétition d’un texte absent-présent, figure la transmission même. »

Marc-Alain Ouaknin, Le Livre brûlé, Points Sagesses



Le monde serait un théâtre, dans lequel tous, autant que nous sommes, naissent et meurent... un théâtre du monde devant lequel les hommes s'extasient en se prenant pour le héros que eux-même mettent en scène. Ce faisant le théâtre du monde devient privé...
L'enfant Lune et Pinocchio l'Autre, curieusement, ne sont pas du même avis.
 
– Il est parfaitement impossible d'aller où d'assister à ce que nous sommes. Pour aller à ou vers quelque chose il est nécessaire de comprendre, ou, au moins, supposer que nous n'y sommes pas... Et puis, comment pourrions-nous devenir spectateur de nous même?


Le moindre changement




– "Nous pouvons continuer à lire, à discuter, à entasser les mots les uns sur les autres, et cela interminablement, sans jamais rien changer à quoi que ce soit."*

– Et alors, selon vous, qu'est-ce qui pourrait opérer le moindre changement?


*L'éveil de l'intelligence, Krishnamurti, Le livre de Poche

vendredi 30 mars 2018

L'objet de l'esprit


"Aujourd’hui on parle beaucoup de l'individualisme. C’est justement montrer que ce n’est pas chacun pour soi, mais de se demander qu’est-ce qui, chez nous, ne ressemble pas aux autres. C’est ce qu’il faut essayer de penser, avec le réel en général. La simplicité, c’est ce qu’il y a de plus difficile."

Clément Rosset

– Suis-je l'esprit de quelqu'un?... ou suis-je l'objet de son esprit?... ou sui-je l'objet de l'esprit de quelqu'un que j'imagine?...

Une fois que l'esprit de la marionnette est activé, qui peut savoir ce qui va se passer quand le moindre détail, un coup de vent, un éternuement, un éclat de rire ou une larme, peut, à tout moment survenir et changer le regard de quiconque serait présent?


Ce qui l'un de l'autre


"Quand vous avez regardé cette colline, vote esprit était tranquille, il ne s'est pas dit:«Comme je voudrais pouvoir la modifier, la copier, la photographier, ceci, cela et autre chose...» Tot simplement vous regardiez. Votre esprit n'agissait pas, ou plutôt votre pensée n'agissait pas; mais la pensée intervient immédiatement. Et on en arrive à se demander: «Comment la pensée peut-elle être calme? Comment peut-on se servir de sa pensée quand elle est nécessaire et ne pas s'en servir là où il n'y a pas lieu de le faire?»

L'éveil de l'intelligence, Krishnamurti, Le livre de Poche

– Il n'y a pas de mal à se taire ou à dire ce qui l'un de l'autre s'apprend.

Expérience


« C'est dans le psychisme conçu comme savoir –allant jusqu'à la conscience de soi– que la philosophie transmise situe l'origine ou le lieu du sensé et reconnaît l'esprit. Tout ce qui advient dans le psychisme humain, tout ce qui s'y passe, ne finit-il pas par se savoir? Le secret et l'inconscient, refoulés ou altérés, se mesurent encore ou se guérissent par la conscience qu'il ont perdue ou qui les a perdus. Tout le vécu se dit légitimement expérience

Emmanuel Levinas, Dieu qui vient à l'idée, Librairie philosophique J. Vrin p.212





L'enfant Lune, hors du monde de la horde dont il vient de faire l'expérience, se met à faire les gestes secrets.
– Ceux qui forment le réel...
 

jeudi 29 mars 2018

Qui n'a plus faim



La horde saisie et roulée au loin, dans la nuit s'en est allée. Concert sans parole? Prose muette? Narrateur ou feu-follet égaré? Le vent magnifiant arrache les ailes des arbres. Leurs pieds, dans leur terre natale, s'emmêlent dans le dédale et l'oubli des racines. Ce corps mort, lourde tombe que seul l'esprit travaille, encore visqueux allongé de tout son long, dans un dernier souffle tressaille, sur lui elle s'est refermée, se rouvre et laisse tomber encore vibrant un dernier mot qui n'a plus faim... Lueurs mornes, une à une les étoiles s'éteignent et le monde de la horde en plein jour se réveille.

Paroles gelées


"Alors gelèrent dans l'air les paroles et les cris des hommes et des femmes [...]
Maintenant, la rigueur de l'hiver étant passée, le beau temps doux et serein étant arrivé, elles fondent et ont les entend."

Rabelais, Quart-Livre de Pantagruel


– Les voyants doivent-ils se faire voyants?

Les structures communes, soyeuses héritières d'un joli moi qui fleurit, réunit ce qui dans un lointain passé s'est perdu et qui resurgit quand on s'y attend le moins. 
 – On pourrait croire que les meilleures intentions sont celles qui ont le plus de chance de succès... et on se trompe lourdement. Ce qui dans le temps se cache n'est rien d'autre que ce qui apparaît, seul le regard porté sur lui a changé...


L'enfant Lune, dans le monde, s'est fourvoyé. Croyant pouvoir aider, il se fait piéger. Une fois de plus. Il se dépêche de refermer les yeux... En commun lointain, dans le désert grandissant, un cri s'est perdu. 

La voix de l'enfant


« Que la voix de l’enfant
En lui ne se taise, qu’elle tombe
Comme un don du ciel offrant 
Aux mots desséchés l’éclat de son
Rire, le sel de ses larmes, sa toute-
Puissante sauvagerie. » 
L.-R. des Forêts, Ostinato 



Comme un nouveau-né, la voix de l'enfant Lune elle aussi s'essaie à explorer le ciel. Se pliant aux caprices du souffle, elle articule bafouille glisse sur un cheveu ou, tentée, revient au même. Elle s'éclipse, laisse le vent sortir sans un mot en sifflant au passage qu'elle modèle et module selon l’impulsion.. brutalement interrompre et revenir sans cesse à sa place, derrière les sourires qui se glacent, quand la porte se forme, relisante, reluisante gisante, émérite et secrète hésitance, se ferme et se fige. Elle écoute... et s'écoute. Motus et bouche cousue. Tenir secrets et magouilles. Se tenir et s'en tenir à ce qui sans goût dégoûte puissamment pourtant. Dans l'abri secret s'agite et pense ce qui cherche et se raconte sans doute et sans mots.

mercredi 28 mars 2018

Traduction et trahison


" L' histoire à venir ne produira plus de ruines. Elle n'en a pas le temps. Sur les décombres nés des affrontements qu'elle ne manquera pas de susciter, des chantiers néanmoins s'ouvriront, et avec eux, qui sait, une chance de bâtir autre chose, de retrouver le sens du temps et au-delà, peut-être, la conscience de l'histoire."

Marc Augé


Parfait étranger à la tradition, le Barbare, double imparfait de l'enfant Lune s'empare de ce qui est sans traces visibles... Toujours au cœur de la narration, il lui faut déployer de grands trésors de silence pour en percevoir la présence, non par ce que l'on voit, ni par ce que l'on entend, mais par ce qui se dit en silence... De cette voix, qui n'est pas la nôtre et qui, du dedans, se manifeste en nous-même pour nous dire ce que nous serions bien incapable de dire. À nous de le traduire, avec notre voix, en nos mots, sans pour cela les trahir...

Ce qui l'un de l'autre s'apprend


"L'art devrait permettre de regarder au-delà des choses et le visible n'être que le support de l'invisible, l'émanation du secret divin. Voilà pourquoi il faut continuer à peindre, après la barbarie, l'horreur et la catastrophe. Il n'y aura jamais de catastrophe finale tant qu'il y aura des peintres et des poètes à l’œuvre, travaillant pour que le monde ne se défasse pas complètement. Si le monde écoutait l'art, peut-être pourrait-il, lui aussi, survivre à ses ruines."

Anselm Kiefer


– Ce qui enserre la pensée sur la langue peut se défaire en même temps que les mots qui la composent.

Guère plus qu'une pensée








Il est des choix difficiles. 
L'homme normal et le fou ne se connaissent pas. Ils ne le peuvent pas et n'ont rien à voir ensemble. Rien dans l'un ne se rappelle dans l'autre. Si l'un des deux se met à voir l'autre, c'est qu'il l'est devenu. Au moment de l'action, l'enfant Lune ne s'en préoccupe guère:

– Cela se faisait tout seul, racontera-t'il. Sans jamais que je n'eusse à réfléchir...
S'il parle au passé, c'est parce que de là où il raconte, il ne peut s'agir que du passé. Dans le passé l'enfant Lune ne parle pas. Pour lui, ce qui n’était pas prévisible c'est qu'au moment de raconter, en revivant l'action dans sa mémoire, le choix ne lui parait plus aussi évident qu'alors et il avait l'impression que le récit pouvait à tout moment changer d'orientation. Comme si l'histoire, loin de se répéter, au contraire, suivait son cours. Un cours sur lequel, il n'influait presque pas. Tout se passe comme si nous n'étions guère plus qu'une pensée, tout au plus une mise en œuvre.

mardi 27 mars 2018

Aussi lointain que ce maintenant

J'avais donc ouvert le gros volume de l'Encyclopédie britannique, son dixième tome, à sa première page -ce tome qui contenait tout le savoir compris entre le mot Garrison et le mot Halibut –et je lisais en diagonale l'histoire de ce William Lloyd Garrison, tout en rêvant au nom qu'avait porté le père de celui-ci, Abijah, dont la sonorité évoquait en moi des souvenirs de lectures enfantines (Ahijah, Achab, Abigail : c'étaient des noms semblables qui avaient peuplé les seuls récits qu'on m'eût permis de lire au cours d'une enfance sévère, et c'est, plus tard, avec un étonnement parfois  scandalisé -comme s’il s’était agi d’un sacrilège, ou d’une irrévérence, tout au moins– que j’avais retrouvé dans des romans d’aventures et même dans la vie réelle...

La deuxième mort de Ramón Mercader, Jorge Semprun 


Rien ne semblait aussi lointain que ce maintenant de l'humain comme centre du monde auquel il faudrait croire si l'on s'en tenait à ce que disent ceux qui croient qu'il faille les écouter...




Un jour, peut-être


« [...] Le nègre est une figure étrange chez Rimbaud. Peu cité : un texte, et une déclaration indirecte sur la colonisation; mais rapidement il apparaît comme essentiel. Le texte entier de Mauvais sang nous conduit comme un aboutissement à cette vision du nègre, entrevue mais abolie aussitôt dans un conformisme qu'une ironie refuse. Or, Mauvais sang est cette histoire et préhistoire phylogénétique de la pensée de Rimbaud qu'il reprendra incessamment dans une Saison, à travers les autobiographies transposées de Nuit de l'Enfer, des Délires et de L'Impossible. Toute une clé de la démarche de Rimbaud aboutit au Nègre comme figure privilégiée de l'altérité voulue, ou même la seule altérité possible mais en même temps interdite : trop autre, trop vive peut-être pour être vécue, mais la seule, une fois écartées les fausses solutions du paganisme gaulois, du délire, du mirage oriental ou du crime. A la fin de la Saison et de tous les bilans qui s'y dressent, il reste unique premier terme de l'impossible alternative : puisqu'il n'est pas possible de devenir nègre, « nous entrerons aux splendides villes ».
Et cette importance n'apparaît pas seulement dans la thématique intellectuelle d'une Saison. La valeur étrange de ce personnage tient au fait qu'il a été choisi à partir de toute une représentation dualiste de l'univers où s'entrecroisent des analyses politiques et des réactions élémentaires, des obsessions et des désirs. Il y a chez Rimbaud tout un monde noir et négatif dont la violence court souterrainement d'un texte à l'autre, et se retrouve en manifestations hétéroclites ou multiples, mais constantes, pour aboutir à cette figuration dernière de l'homme noir où il sombre — s'il est vrai que le dernier Rimbaud à la recherche de l'or solaire et familial ne recherchait pas aussi dans le Harrar quelque impossible négritude.
Au point de départ, une association étroite entre la révolte politique et sociale, et la couleur noire, ou plus généralement tout un monde du sombre et du caché; et tandis que cette association se précise, des ramifications multiples permettent d'y voir une des perceptions majeures autour desquelles s'organise sa vision. [...]»


Michel Courtois, Tunis.*



– Se pourrait-il qu'un jour, pour lui seul et surtout pour nous, perroquets anonymes, l'un d'eux se lève et chante cette valeur simple qui pourrait nous être attribuée sans même que nous ayons devoir de le répéter à la manière, sans en soustraire un seul mot, de ceux qui veulent briller à tous prix, y compris notre voix...


*https://www.persee.fr/docAsPDF/litt_0047-4800_1973_num_11_3_1981.pdf


À l’ouest


"À l’ouest d’Arkham les collines sont sauvages et il est des vallées dont les bois profonds n’ont jamais subi la hache. Il est d’étroites et sombres gorges où les arbres s’inclinent bizarrement, où de minces ruisselets filtrent sans avoir jamais reflété l’éclat du soleil."

La couleur tombée du ciel, Lovecraft 1927


– De même que pour les hommes, certains jours se ressemblent à s'y méprendre tant et si bien que, dans une narration labyrinthique, un faisceau d’intrigues secrètes et souterraines invisible comme un champignon dont on n’imagine que ce nous voyons en est presque sa totalité alors même qu’il n’en est presque qu’un détail... mais encore là, c’est ce presque qui reprend le rôle du champignon ou du faisceau, c’est dans ce qu’il dissimule comme potentiel que se trouve la part manquante qui est ce qui nous intéresse  remplacer les uns par les autres pourrait ne pas avoir d'importance... Ce sont toujours les mêmes que l'on fait briller et les autres qui restent dans l'ombre qui fait valoir.



lundi 26 mars 2018

Où est passé ce chant


«Où est passé ce chant... On ne le sait pas au juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui l'ont gardé. Et la morale, qui passait en cet endroit, ne présageant pas qu'elle avait, dans ces pages incandescentes, un défenseur énergique, l'a vu se diriger, d'un pas ferme et droit, vers les recoins obscurs et les fibres secrètes des consciences. Ce qui est du moins acquis à la science, c'est que, depuis ce temps, l'homme, à la figure de crapaud, ne se reconnaît plus lui-même, et tombe souvent dans des accès de fureur qui le font ressembler à une bête des bois. Ce n'est pas sa faute. Dans tous les temps, il avait cru, les paupières ployant sous les résédas de la modestie, qu'il n'était composé que de bien et d'une quantité minime de mal. Brusquement je lui appris, en découvrant au plein jour son cœur et ses trames, qu'au contraire il n'est composé que de mal, et d'une quantité minime de bien que les législateurs ont de la peine à ne pas laisser évaporer. Je voudrais qu'il ne ressente pas, moi, qui ne lui apprends rien de nouveau, une honte éternelle pour mes amères vérités; mais, la réalisation de ce souhait ne serait pas conforme aux lois de la nature. En effet, j'arrache le masque à sa figure traîtresse et pleine de boue, et je fais tomber un à un, comme des boules d'ivoire sur un bassin d'argent, les mensonges sublimes avec lesquels il se trompe lui-même: il est alors compréhensible qu'il n'ordonne pas au calme d'imposer les mains sur son visage, même quand la raison disperse les ténèbres de l'orgueil. »

Lautréamont, Chant de Maldoror


Tirades philanhtropiques


«(...) en attaquant l'humanité, qui se croyait invulnérable, par la brèche d'absurdes tirades philanthropiques; elles sont entassées comme des grains de sable dans ses livres dont je suis quelquefois, quand la raison m'abandonne, sur le point d'estimer le comique si cocasse mais ennuyant. Il l'avait prévu. Il ne suffit pas de sculpter la statue de la bonté sur le fronton des parchemins... » 

Lautréamont, Chant de Maldoror


L'enfant Lune ne se laisse pas lire ni ne lit ce qui, dans le champ des possibles, s'offre à lui. Tout juste entend-il ce qu'il peut entendre... et parmi ceci cette petite voix dont il ne se pose aucune question quand à sa provenance.

– Il suffit de l'entendre...

Ensuite tout s'efface et c'est ainsi qu'il croît...


Mythologie étroites

Le théâtre du monde devant lequel l'homme s'extasie en se prenant pour le héros que lui-même met en scène.
à suivre

dimanche 25 mars 2018

Une constante bien établie



C'est ainsi, dans une origine des plus banales, que tout eut pu avoir commencé... L'enfant Lune, surveillé comme personne, n'avait aucune conscience de cette surveillance. Il regardait le monde sans avidité et presque sans interrogation dans le regard. Non pas qu'il fut indifférent, au contraire: tout l'émerveillait. L'émerveillement, loin d'être une surprise était une constante si bien établie que jamais rien ne le décevait.

 


Hormis ce que nous imaginons


Le 16 juin 1904, à Dublin. À partir des déambulations, élucubrations, rencontres et solitudes de trois personnages, Leopold Bloom, Stephen Dedalus et Molly Bloom, Joyce récrit l'"Odyssée" d'Homère. L'architecture d'"Ulysse" est un incroyable tissage de correspondances: le roman foisonne d'échos internes, de réminiscences, de choses vues et entendues, digérées et métamorphosées. En même temps que Proust, Joyce écrit le grand roman de la mémoire et de l'identité instable. Dans ce livre qui tient de l'encyclopédie et de la comédie humaine, l'auteur convoque tous les styles, tous les tons -y compris comique-, du monologue intérieur au dialogue théâtral. La lecture d'"Ulysse" est de ces expériences déterminantes qui changent notre perception du roman comme notre vision du monde.

À propos du livre: Ulysse, James Joyce, présentation de l'éditeur (Gallimard) 



Ce serait précisément "un tissage de correspondances" qu'il s'agirait à propos de la mémoire de l'enfant Lune, si, et ce si, bien évidemment, remet tout en question, si l'histoire qui est relatée ici, n'avait jamais eu d'autres lieux que ceux qui prennent place uniquement dans la tête de l'enfant Lune. Or, on peut en douter, mais c'est ce que pense l'enfant Lune:

– Rien n'existe, hormis ce que nous imaginons qui puisse exister...

Vous pouvez imaginer combien cette pensée peut être dérangeante pour les Surveillants.

 

samedi 24 mars 2018

La ronde continue



Signe après signes, l'horizon de l'enfant Lune s'étire en même temps que la ligne d'un s'allonge, formant sans cesse de nouveaux horizons. Ceux-ci sans cesse au rythme du passant s'étirent et s'allongent, revenant avec constance sur les traces devenues illisibles de leurs anciens passages. Derrières elles, les ombres de leurs pas, à leur image, elles aussi sans bruit s'étirent, s'allongent, caressent et puis s’effacent. Le passage est là dans la ronde continue...



Comment est-ce possible?




– Serait-ce possible?
Dans le labyrinthe des tentures et des espaces secrets de sa vie, l'enfant Lune, face à celui qui autrefois était dix fois plus petit que lui et qui, aujourd'hui, est quatre à cinq fois plus grand, se demande par quel miracle tout peut à ce point changer.






vendredi 23 mars 2018

Le double


"Comme un miroir,  les ruines renvoient l'image de ceux qui les regardent: entre le souvenir de ce qui fut et l'espoir de ce qui sera, l'homme y contemple l'image familière du temps, son double.

M. Makarius


 – Celui qui, quel que soit son talent, répète ce que je dis, peut-il être considéré comme mon double?


L'énigme de l'éveil


« Rencontrer un homme, c’est être tenu en éveil par une énigme. »

Emmanuel Levinas


Ce que je vous dis , je ne le sais pas, mais je le répète comme je l'ai entendu. Peut-on y croire? C'est à vous de savoir...

Pour un instant, un instant seulement, mais qui dure longuement, l'enfant Lune a ouvert les yeux. Ce qu'il a vu personne ne le sait. Il aura beau dire, et le perroquet de le redire, ce qu'ils diront ne peut que témoigner de ce que nous ne verrons pas, mais que nous pourrons imaginer. C'est-à-dire qu'il faudra, en écoutant ces mots, leurs mots, rejouer la scène, se mettre le plus près possible des circonstances du récit pour éprouver quelque chose de semblable, mais toujours différent cependant.


Imaginaire


"On veut toujours que l'imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S'il n'y a pas changement d'images, union inattendue des images, il n'y a pas imagination, il n'y a pas d'action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d'images aberrantes, une explosion d'images, il n'y a pas imagination. Il y a perception, souvenir d'une perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à l'imagination, ce n'est pas image, c'est imaginaire."

Gaston Bachelard, L'air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement. (1943) Le livre de poche (1992)







jeudi 22 mars 2018

Ce qui a été


"Rien ne se passa, aucune incitation ne surgit, intérieure. Autour de lui, les objets étaient lisses, également. Il se déplaça, c'était feutré,pas seulement sous ses pas: la chambre tout entière était un cube de silence épais. Il eut envie de s'asseoir ou même de s'allonger. Le temps passerait, la lumière changerait. Il serait passif, on verrait bien."
Jorge Semprun, La deuxième mort de Ramón Mercader, Gallimard, 1969



– Qui peut reconnaître dans le présent ce qui eut pu être le passé?

Il est des questions qui n'ont point de réponse... ou alors ce sont des réponses qui forment en elles-même d'autres questions.

– Qui pourrait dire ce qui, bien des années plus tard, ne sera plus, et de très loin, ce qui a été.

La grande étude


« Les poètes doivent être la grande étude du philosophe qui veut connaître l'homme. »

Joseph Jouvert, Pensées, Payot et Rivages










Ce qui prend naissance dans le passé n'est de loin pas un surgissement dans le présent, c'est un invisible qui devient visible et par là qui change de nature, c'est pourquoi les enfants Lune sont tous différents "même s'il s'agit du même"... Il en est "de même" en ce qui concerne Pinocchio, l'Autre, qui est vraiment devenu autre.

mercredi 21 mars 2018

Le monde de l'enfant Lune grandit



"Le soleil n'était pas visible, mais le ciel brumeux recelait sa lumière, la projetait circulairement, d'une façon diffuse, et comme alourdie, épaissie, lumière plombée en quelque sorte, sur la paysage."

La deuxième mort de Ramon Mercader, Jorge Semprun, NRF Gallimard, 1969, p.40 





À l'intérieur des mondes, sous les yeux de spectateurs aveugles, certains autre mondes existent peut-être. Le problème est que tant que nous n'y pénétrons pas, leurs existences nous semblent impossible... Le monde des enfants Lune fait-il partie de ceux-là? Il est bien difficile de le dire.

– Certaines frontières sont parfaitement invisibles...

– Comment cela peut-il se faire?

– Déjà, seulement pour commencer, il y a ce que nous connaissons. Et au bord de"ce" que nous connaissons, c'est là que se trouve la première des frontières. Elle marque une limite.

– Est-elle infranchissable?

– Oui, en quelque sorte...

– Ne suffit-il pas d’améliorer nos connaissances pour que cette limite soit franchissable?

– Cela c'est ce que nous croyons... et il n'en n'est rien.

– Pourquoi?

– Parce que, cela va peut-être vous paraître étrange, mais, l'étrange ne retourne jamais au tout...

– Expliquez-moi. Il me semble que lorsque l'inconnu il devient le connu et ainsi nous franchissons...

– ... nous ne franchissons rien. Il est temps pour vous de reprendre l’examen de votre opinion sur le sujet. La limite se déplace... Toute limite se déplace... L'étrange, pas plus que l'autre ne revient au même*, quand il et connu, n'est plus l'étrange. Plus que cela, au moment même où l'étrange se comprend, il disparaît, il n'est plus.

– Mais le monde a grandi...

– C'est cela...

* « L’étrangeté ne réintègre pas la totalité. Elle n’en fait pas partie.»
 Marc-Alain Ouaknin, Lire aux éclats, Points Essais



"Faire" une expérience


«"Faire" une expérience est toujours pour commencer une expérience de la négativité: la chose n'est pas celle que nous supposions. Notre savoir et son objet se modifient tous deux avec l'expérience d'un autre objet.»

GADAMER Hans-Georg, Vérité et Méthode, trad.E.Sacre, Seuil, 1996, p.207.



Le dialogue, "trilogue"... peut-être se poursuit entre les enfants Lune.

– Quelle serait la différence qui existe entre faire une expérience et avoir une expérience?

– Cette différence peut sembler légère. Ce n'est, encore une, qu'une apparence. Le verbe avoir suppose une possession et le verbe faire suppose de participer à l'expérience, non seulement de façon passive, mais active.

– Nous pourrions dire que cette expérience, qui ne nous arrive pas toute seule, mais que nous provoquons, alors devient en partie nôtre. Non dans le sens d'une possession, mais d'une participation: nous en sommes part...


mardi 20 mars 2018

Ici serait un ailleurs.


« Des vérités faites pour nos pieds,
des vérités qui se puissent danser. »
 
Nietzsche


Un dialogue a lieu dans un monde secret, qui "détruit l'objet-monde», le monde qui se fait objet, qui vient combler l'espace d'entre-deux entre l'Homme et l'Autre de l'Homme"*, qui ne trouve guère de place dans le nôtre.
Qui parle et qui répond? Impossible de le dire.

– Quelques chose qui n’a pas lieu ici...
– ... et que l’on ne trouve que là- bas
– ... enfermé dans un ailleurs...
– ... dont on espère qu’il libère...
– ... parce qu’il ne trouve pas sa place...
– ... ici.

*Marc-Alain Ouaknin, le livre brûlé


Ouverture


" Pour illustrer ce que nous entendons par «ouverture», nous voulons citer ici une très belle page de Jankélévitch."
« L'Étude* consiste à penser tout ce qui dans une question est pensable, et ceci à fond, quoi qu'il en coûte. Il s agit de démêler l'inextricable et de ne s'arrêter qu'à partir du moment où il devient impossible d'aller au-delà; en vue de cette recherche rigoureuse, les mots qui servent de support à la pensée doivent être employés dans toutes les positions possibles, dans les locutions les plus variées; il faut les tourner, les retourner sous toutes leurs faces, dans l'espoir qu'une lueur en jaillira, les palper et ausculter leurs sonorités pour percevoir le secret de leur sens, les assonances et résonances des mots n'ont-elles pas une vertu inspiratrice? Cette rigueur doit être atteinte parfois au prix d'un discours illisible: il s'en faut de peu, en effet, qu'on ne se contredise; il suffit de continuer sur la même ligne, de glisser sur la même pente, et l'on s'éloigne de plus en plus du point de départ, et le point de départ finit par démentir le point d'arrivée. C'est à ce discours sans failles que je m'astreins, à cette " strenge Wissenschaft", science rigoureuse, qui n'est pas la science des savants et qui est plutôt une ascèse. Je me sens provisoirement moins inquiet lorsque, après avoir longtemps tourné en rond, creusé et trituré les mots, exploré leurs résonances sémantiques, analysé leurs pouvoirs allusifs, leur puissance d'évocation, je vérifie que je ne peux décidément aller outre . Certes la prétention de toucher un jour à la vérité une utopie dogmatique; ce qui importe c'est d'aller jusqu' bout de ce que l'on peut faire, d'atteindre à une cohérence sans failles, de faire affleurer les questions les plus cachées, les plus formulables, pour en faire un monde lisse.»

Lire aux éclats, Éloge de la caresse, Marc-Alain Ouaknin, Préface à la troisième édition 1992, page IV

*Quelque part dans l'inachevé, W. Jankélévitch, Gallimard, 1978, p.18 

– Connaissez-vous cette construction?
– Pas plus que vous. 
– Croyez-vous que nous puissions y pénétrer?
– Je n'en sais rien. Frappez donc à la porte avec votre bâton et vous verrez bien si l'on vous répond...

C'est ainsi que l'enfant s'approche, monte les trois marches qui l'amène à la lourde porte et frappe. Un coup... puis deux... puis trois...


lundi 19 mars 2018

Faire une expérience


«"Faire" une expérience est toujours pour commencer une expérience de la négativité: la chose n'est pas celle que nous supposions. Notre savoir et son objet se modifient tous deux avec l'expérience d'un autre objet.»

Gadamer Hans-Georg, Vérité et Méthode, trad.E.Sacre, Seuil, 1996, p.207.



Face à ce qu'il imagine être son double, à propos duquel il ne sait rien, l'enfant Lune s'essaie à la philosophie.

– Notre savoir et son objet forment un ensemble dans lequel se manifeste plus ou moins quelque chose comme une distance...

– Qui serait le savoir et qui serait l'objet de ce savoir? lui répond l'enfant du miroir.
 


La voix porte


"L'image, en bref, n'est pas seulement double mais triple. L'image de l'art sépare ses opérations de la technique qui produit des ressemblances. Mais c'est pour retrouver sur sa route une autre ressemblance, celle qui définit le rapport d'un être à sa provenance et à sa destination, celle qui congédie le miroir au profit du rapport immédiat du géniteur et de l'engendré: vision face-à-face, corps glorieux de la communauté ou marque de la chose même. Appelons-la archi-ressemblance, c'est la ressemblance originaire, la ressemblance qui ne donne pas la réplique d'une réalité mais témoigne immédiatement de l'ailleurs dont elle provient. Cette archi-ressemblance, c'est cela l'altérité que nos contemporains revendiquent au compte de l'image ou dont ils déplorent qu'elle se soit évanouie avec elle. Mais, à la vérité, elle ne s'évanouit jamais. Elle ne cesse en effet de glisser son propre jeu dans l'écart même qui sépare les opérations de l'art des techniques de la reproduction, dissimulant ses raisons dans celles de l'art ou dans les propriétés des machines de reproduction, quitte à apparaitre parfois au premier plan comme la raison ultime des unes et des autres."

Le destin des images, Jacques Rancière, p.16, La fabrique éditions


– Avant toute chose je suis une voix, celle que vous entendez...
– Mais je vous vois bien plus que je ne vous entend!
– C'est parce que vos yeux voient sans que vous n'ayez à comprendre ce qu'ils voient...
– Je ne crois pas que cela fut vrai entièrement... dès l'origine...
– Et jusqu'où...ou jusqu'à quand faites faites-vous remonter l'origine, ou ce que vous appelez l'origine?
– À ma naissance, comme chacun sait.
– Et vous êtes persuadé de cela?
– Bien sûr, comment pourrait-il en être autrement? Mais revenons à votre voix, que vouliez-vous dire à son propos?
– Je voulais vous faire comprendre que les mots ne sont pas seulement ce que l'on peut apprendre d'eux...
– Vous avez raison, je ne comprend rien à ce que vous dites...
– Parce que vous vous arrêtez au mots.
– Et que devrais-je entendre?
– La voix qu'ils portent et non celle qui les transporte.

dimanche 18 mars 2018

L'étrangeté


« L’étrangeté ne réintègre pas la totalité. Elle n’en fait pas partie.»

Lire aux éclats, Marc-Alain Ouaknin, Points Essais



– Croyez-vous que les arbres se souviennent de leurs racines?
– Cela ne peut faire aucun doute...
– D'où vous vient cette certitude?
– Dire le contraire me paraitrait tellement étrange...
– Croyez-vous que nous ayons nous-même des racines?


Une synchronicité douteuse


« Trop de mots »
"Le diagnostic se répète dans tous les lieux où l'on dénonce soit la crise de l'art, soit son asservissement au discours esthétique: trop de mots sur la peinture, trop de mots qui commentent et dévore  sa pratique, habillent et transfigurent le « n'importe quoi» qu'elle est devenue ou se substituent à elle dans les livres, les catalogues et les rapports officiels, jusqu'à gagner les surfaces même où elle s'exposait et où, à sa place, s'écrit la pure affirmation de son concept, l'auto-dénonciation de son imposture ou le constat de sa fm. Je n'ai pas l'intention de répondre à ces assertions sur leur terrain. Je voudrais plutôt m'interroger sur la configuration de ce terrain et sur la manière dont les données du problème y sont disposées. À partir de là, j'aimerais retourner le jeu, passer de la dénonciation polémique des mots qui encombrent la peinture à l'intelligence théorique de l'articulation entre les mots et les formes visuelles qui définit un régime de l'art. Au premier abord les choses semblent claires: il y a, d'un côté, les pratiques, de l'autre leurs interprétations; d'un côté le fait pictural, de l'autre la masse des discours que les philosophes, les écrivains ou les artistes eux-mêmes ont déversés dessus, depuis que Hegel et Schelling ont fait de la peinture une forme de manifestation d'un concept d'art lui-même identifié à une forme de déploiement de l'absolu."

Le destin des images, Jacques Rancière, p.81, La fabrique éditions


  
 À l'instant où il ouvre les yeux, pour un bref instant, un dialogue improbable s'est instauré entre l'enfant Lune et lui-même. Ce qu'il voit et ce qu'il entend ne semble pas vraiment synchrone.

– "De tous temps" ressemble à un infini morcelé  dont la somme dépasserait largement les parties si toutefois il pouvait, d'une manière ou d'une autre être envisagé...

Un renouvellement du sens?


"Il est interdit d'être vieux."

R. Nahman de Braslav




– Ne faudrait-il pas, au fond, "détruire" le sens commun pour donner naissance une pensée qui en soit véritablement une, pour, comme le dit Marc-Alain Ouaknin, créer le renouvellement du sens? Et "pour que la fidélité aux écritures ne se pétrifie pas en respect têtu et en refus aveugle du temps et de l'Histoire"*.


Perdu dans un monde qu'il est impossible de situer, l'enfant Lune commence à sortir de son isolement. Légèrement, certes, mais de plus en plus souvent. Beaucoup plus tard, l'enfant Lune ne pourra s'empêcher de penser à ces instants. À tout ce cheminement qui l'a amené à cet instant si semblable à tous les autres, unique cependant et qui, l'instant d'après va rejoindre tous les autres pour former ce que nous avons l'habitude de considérer comme un tout... Il commence à mettre en place un certain nombre de questionnements qui le fait ressembler à ce qu'il craignait jusqu'alors et qui ne lui avait amené que des ennuis. Du moins c'est ce qu'il pensait.

– Que ne suis-je resté cet enfant, qui n'était pas grand-chose et à qui personne ne prêtait attention...

Rien ne permet de l'affirmer, mais la sensation du temps qui "passe" est quand même une "chose" étrange... et le mot "chose" prend tout son sens et toute son absurdité quand on y réfléchit. Rien n'est plus éloigné de la notion de temps que le mot chose. Le temps peut-il se prendre, comme dans les expressions "prendre son temps", "perdre son temps" où l'on voit que non seulement on pourrait "prendre" le temps, mais aussi on pourrait le faire sien, le posséder ou le perdre! Qu'il y a un temps "bien à soi" et un autre qui est "leur temps" quand on le leur fait perdre.



Le livre brûlé, Marc-Alain Ouaknin, Points/Sagesse