dimanche 30 septembre 2007

L'ordre ne tient qu'à cela


Pour raconter au juge et à Michel sa rencontre avec Marcel, Timothée n'utilise guère le ton ferme et convainquant en usage dans la forteresse. Tous deux doivent faire preuve d'une grande attention et tendre leurs oreilles au maximum pour capter son mince filet de voix. Est-ce l'effet du hasard, l'effet tardif d'une technique presque oubliée ou encore une réminiscence de l'enfance : ils ferment les yeux...
- Si Marcel est, à ma connaissance, le premier à montrer ce que peut réaliser un âne en tous points pareil à nous-même, il est donc l'âne premier. En quelques stances harmonieuses il réussit à me faire comprendre ce que j'ai refusé de voir toute ma vie.
- Le monde n'est qu'une parole qui s'agite plus ou moins bien dans un ordre plus ou moins aléatoire qui varie au gré de nos grimaces qui dansent au son de la musique entraînante de notre orgueil et des besoins de ceux qui nous gouvernent, me dit-il en regardant au loin. L'ordre ne tient qu'à cela et bien que cet ordre nous soit, au plus haut point néfaste, nous persistons à le croire si bénéfique et protecteur que nous finissons par l'aimer.
Il ne parlait pas beaucoup et me semblait aussi lointain que l'eau des chutes qui nous servait de décors. Il me lisait de mémoire des poèmes admirables que jamais je n'entendis déclamer. Les mots sortaient de sa bouche comme l'eau surgit de sa source. Je ne le reconnaissais point.
- Je ne suis plus le même me dit-il en lisant sur mon visage le néant creusant son trou d'une curiosité qu'il devinait tout autant qu'il la voyait.

samedi 29 septembre 2007


Décidément, Timothée surprenait Michel et le juge. Ainsi avait-il refait seul le voyage qu'il avait tenté avec Michel, voyage qui s'était soldé par un échec : ils n'avaient pu retrouver Marcel. Même s'il n'eut fallu que peu de chose pour que cela se fit, c'était un vrai échec dont il devraient assumer les conséquences prochaines. Mais en plus il prétendait avoir rencontré des hommes et que ceux-ci l'auraient guidé vers Marcel.
Une certaine confusion régnait parmi le petit groupe. Michel et le juge ne savaient à quoi s'en tenir à propos de la mort de Marcel, annoncée comme imminente. Timothée comme s'il avait compris le sens de leurs pensées reprit la parole.
- Lorsque je revis Marcel, il se trouvait à l'endroit exact ou nous l'avions suivi, près des chutes que nous avions admirées et qui nous avaient donné tant à penser. Il n'était pas seul. Cet homme que je côtoyais depuis de longues années ne m'avait pas adressé la parole une seule fois de façon personnelle à tel point que je croyais que jusque là il ne connaissait même pas mon nom me fit un chaleureux accueil et ne fit aucun cas de ma surprise.
- Enfin, vous voilà. Malgré cette culture rationnelle qui est toute votre et qui fut un peu mienne, je ne nierai pas que de mon vivant j'espérais ne plus la revoir. La vie est pour moi devenue si belle, qui doit être fixée par tant de caresses et de beauté qu'elle peut se corrompre aisément. Nous devrions avertir nos étranges guides que déjà elle perd déjà beaucoup de sa pureté. Presque tous les livres et discours contenus dans sa mémoire, si longtemps notre alliée, où les mots prennent le pas sur les images, chantent un monde qui n'existe plus. Telle est la façon dominante de voir qui prévaut dans la forteresse.

Timothée avait l'air gêné de celui qui parle sans être vraiment sûr, non du fonds mais de la forme de ce qu'il exprime.
- Les hommes ne sont pas seulement ce que nous apprenons sans réserve. Il en est parmi eux qui valent le risque du voyage. Si certaines de leurs pratiques sont franchement ridicules il en est d'autres qui pourraient nous apprendre beaucoup. Ainsi, lors d'un banquet organisé en mon honneur, j'entendis l'un d'eux nommé Socrate parler par la bouche d'un autre nommé Platon. C'est une coutume tout-à-fait acceptée chez eux. Bien qu'ils aient la prétention de ne pas nous connaître, je suis presque sûr que, d'une manière voilée, il parlait de nous :
« Ils ont trop négligé d’abaisser leurs regards sur la foule que nous sommes ; car c’est sans se mettre en peine si nous les pouvons suivre en leurs développements ou si nous traînons en arrière, qu’ils vont, chacun poussant à bout leur thèse »

vendredi 28 septembre 2007

Le jeu des boules


Quand je suis arrivé parmi eux, les hommes se sont groupés et immédiatement se sont mis à jouer avec de petites pierres blanches et noires admirablement taillées en forme de sphères presque parfaites sous le doux regard de leurs compagnes. Lesquelles n'ont que le droit d'observer de loin. J'eus l'honneur de les accompagner. D'après ce que j'ai compris, le jeu consiste, après les avoir fait passer de mains en mains, à les lancer au hasard au milieu d'un grand cercle formé par l'assemblée muette et de voir quelle sorte de figures se forment suite à un mouvement de va-et-vient très savant auquel je n'ai, je l'avoue, pas compris grand chose sinon qu'un des buts recherchés serait que ces boules reviennent pures et sans taches. Je me suis demandé alors, pour un instant seulement, si ce jeu avait quelque chose à voir avec le jeu auquel nous jouions lorsque nous étions encore très jeune et que nous appelions "la bague d'or". Les femmes que j'accompagnais et qui semblaient connaître parfaitement les règles de leur jeu me démentirent formellement sans pour autant m'en préciser l'usage et ses finesses. Toutes les figures sont détaillées avec grand soin et consignée dans leur Grand Livre. Ce sont ces formes et leurs couleurs dominantes qui déterminent ce qu'ils appellent leur passé et leur avenir et dont ils peuvent discuter pendant des heures. Ces longues discussions font apparaître immanquablement en eux "un état de grande faim". Un vide profond qu'ils tentent, pour la plupart vainement, de remplir le plus consciencieusement possible. Mastiquant et avalant de concert, ils devisent joyeusement, ce qui, en passant, réactive une partie de leur faim...

Les réalités se côtoient


Je ne suis ni loquace ni pédagogue, mes mains sont mes guides et vos mots me saoulent. Mais je ne suis point lâche et les mots que je rapporte sont vrais quand il s'agit des miens. Ceux de Marcel me semblent bien obscurs et leur interprétation n'est pas mienne. Elle est la votre. Je ne suis parti que l'espace que quelques instants et j'en ai rapporté des images qui vous intéresseront. Les réalités se côtoient et se superposent en des ordres inconnus. Elles ne semblent pas soumises à des causes logiques, malgré leurs puissances, elle pourraient être essentiellement inertes et ne relever que de la loi d’inertie qui vaut pour nous tous. Nous n'y accédons que par le plus grand des hasards : quand une brusque impulsion nous entraîne. C'est par une de ces impulsions que je me suis retrouvé dans le labyrinthe des hommes.
- Dites-moi Michel, Timothée vous-a-t'il parlé de Marcel ? Il m'a laissé entendre qu'il était mourant. Vous en a-t'il dit plus qu'à moi ?
- Il m'a seulement parlé de son absence quand nous étions à la bibliothèque.
- Je vous en prie, dites-moi. Il en va de notre salut.
- Que vient faire notre salut là-dedans ?
- Je vous rappelle que dans peu de temps nous devrons répondre aux questions du Petit Conseil ?
- Comment savez-vous qu'il s'agira du Petit Conseil et non du Grand ?
- Je suis navré d'avoir à vous rappeler que dans des circonstances plus ordinaires, j'en fais presque partie.
- Qu'entendez-vous par faire "presque" partie ?
- Eh bien mon travail consiste à faire de mon mieux pour former l'opinion du dit Conseil. Ensuite, naturellement je ne vote pas. Je propose et dans la plupart des cas on suit mes conseils.
- Et pourquoi ne votez- vous pas ?
- C'est élémentaire. On ne peut être juge et faire partie. Je suis à part tenu.
- Ce qui fait que dans notre cas vous pourrez aussi former leur opinion ?
Une lueur d'espoir brille dans les yeux de Michel.
- Je crains que non. Ils vont très certainement nommer un juge indépendant. Mais revenons à Marcel et à ce qu'en a dit Timothée...
- Ce qu'il m'a dit et simple, mais je n'ai pas tout compris.
- Dites !
- En réalité il m'a cité quelques réplique d'un pièce qui a semble-t'il eu beaucoup de succès parmi les hommes.
- Il a fait cela ?
L'affaire se complique.
- Marcel jouait et quelque chose me fit penser que ce n'était pas vraiment un jeu. Il se prenait pour... Il était Jupiter :
- "Laisse. Ceci ne concerne que moi. Tu es las, Égisthe"...
- Mais mon nom est Timothée...
- Ne m'interromps pas ! ...."mais de quoi te plains-tu ? Tu mourras. Moi, non. Tant qu'il a aura des hommes sur cette terre, je serai condamné à danser devant eux."
Égisthe répond par la voix de Marcel qui change de physionomie :
- Hélas ! Mais qui nous a condamné ?
- Vous voyez combien son histoire rejoint la notre. Cela explique pourquoi Timothée semble si perturbé.

jeudi 27 septembre 2007

Âme d'enfant


Le juge emmène Michel sur les gradins. Il pense que l'inversion des rôles pourrait l'amener, sur sa lancée, à regagner complètement son âme d'enfant. Ce en quoi il sera doublement bénéficiaire puisque lui-même sera placé dans la même situation.

Abasourdissement


Michel est abasourdi. Il ne peut en croire ses oreilles. Il y aurait d'autres hommes que ceux qu'il a pour habitude d'aller voir au zoo ou dans les hauteurs du chapiteau de la Justice et de l'Enseignement.
- Vous dites qu'ils sont là et pourtant je ne vois rien ! Le seul que puis voir est cet homme dont j'ai appris tout récemment qu'il nous éclairait. Je ne peux me soustraire à la pensée que cette phrase me semble chargée d'une signification lourde de sens contraires à ce que je peux souhaiter et à ce que j'ai appris longuement ici-même...

mercredi 26 septembre 2007

- Êtes-vous devenu fou ?


- Imaginez que ces ces gradins ne soient pas vides comme vous les voyez en ce moment.


- Imaginez qu'ils soient remplis par des êtres qui sans cesse nous regardent.
- Si par quelque magie, c'était le cas, qui pourraient-ils être ?
- Ce sont des hommes.
Le silence qui suivit ne peut sans risque être décrit.
- Seriez-vous malade ? demande poliment Michel.
- Non.
- Êtes-vous devenu fou ?
Michel n'est pas quelqu'un d'aussi borné qu'il parait. Il avait regardé avec beaucoup d'attention ce qui s'était passé lors du passage de la boule. S'il n'avait pas été aussi courageux que Timothée, il n'avait pas été aussi troublé que le juge. Il l'avait vu se comporter comme un enfant et manifestement il en portait des séquelles bien visibles. Dès lors, Michel va adapter son attitude aux circonstances et parler au juge avec beaucoup de ménagement. Sa dernière question n'était pas celle qu'il eut voulu poser. Aussi essaie-t'il de se rattraper :
-Est-ce que tu veux que nous jouions à quelque chose ?
Le juge est surpris mais il accepte avec enthousiasme, pensant que Michel, lui aussi avait une certaine tendance à la régression, le tutoiement osé et trop soudain en témoigne. Certes, son honneur en prend un sale coup, mais celui qui lui fait face n'est pour lui qu'un enfant. Et puis cela va lui laisser le temps de la réflexion.
" Mais pour venir à mon particulier, il est bien difficile ce me semble, qu'aucun autre s'estime moins, voire qu'aucun autre m'estime moins, pour ce que je m'estime. Je me tiens de la commune sorte, sauf en ce que je m'en tiens : coupable des défectuosités plus basses et populaires, mais non désavouées, non excusées; et ne me prise seulement que de ce que je sais mon prix."*
Longue réflexion...

* Montaigne, Essais

Dans l'ombre du rideau


Michel, lui aussi est resté sur sa fin concernant toutes les questions soulevées.
- Puisque nous sommes dans une situation relativement commune, puis-je me permettre de vous demander une faveur ?
Le juge ne sait si la requête est formulée à son attention présente ou au juge qu'il continue d'être et auprès de qui une telle requête ne pourrait être envisagée. Il garde un silence distant et inhabituel, pensant qu'il valait mieux attendre et réagir ensuite selon la nature de la demande.
- Vous m'avez dit tout-à-l'heure que vous aviez vu des spectateurs. J'ai de la peine à comprendre ce que vous avez voulu dire par là. Pourriez-vous m'éclairer à ce sujet ? demande Michel.
Le juge est gêné, mais du moment que la discussion ne porte pas sur son grade, ni sur sa lâcheté...
- C'est une chose difficile à expliquer. Je me trouvais dans un état de confusion si grand que je perdis, pour un court moment , comment puis-je dire... le maintien de mon attention sur le monde que je suis censé...maintenir. Me comprenez-vous ?
- Non, pas du tout.
- Eh bien, je veux dire que pendant un instant mon attention, ma conscience si vous voulez, s'est trouvée comme déchirée et à la place de ce que j'avais coutume de ressentir avait pris place quelque chose que je peine à nommer. En quelque sorte un autre monde, plus complet.
- Voulez-vous dire que ce monde est incomplet ? s'étonne Michel que l'escalade folle du discours du juge inquiète un peu.
- Il se peut qu'il ne le soit pas ,lui répond le juge, et que ce soit simplement nous qui le soyons. Ainsi, en ce moment-même...

mardi 25 septembre 2007

La grande Horloge


"Sans se grossir la tête d'une foule de systêmes ridicules, sans livrer son cœur à mille chimères qui le tourmenteroient sans cesse, il se renferme dans les justes bornes que la nature et son bon sens lui prescrivent."

Retour au carnet


La boule finit par disparaître, non comme elle était venue, mais tout au contraire. Chaque jour la voit rétrécir un peu plus. Aux derniers instants de sa présence, ils jouèrent avec elle comme avec un ballon, puis elle se ramollit et s'étendit sur le sol jusqu'à couvrir l'entier de la piste qui devint légèrement luminescente. Et puis plus rien. Les lumières du haut firent mine de se rallumer. Cette disparition ne fit pas l'affaire de Timothée qui depuis cet instant ne dit plus rien et semble suspendu dans ses pensées. Quand au juge et Michel ils ont repris la lecture et l'interprétation du carnet rouge de Marcel. Ils espèrent y trouver de quoi répondre aux innombrables questions qui se posent depuis la venue de la boule.
- Je crois bien que nous nous trompons, dit le juge, qui a repris un peu de son autorité et compte sur les questions nouvelles, qu'il ne manque pas de susciter, ainsi que sur l'oubli pour que son comportement d'enfant face à la boule soit effacé.

lundi 24 septembre 2007

Griserie


Puis ce fut au tour de Michel de se griser quelque peu en essayant d'apprivoiser la boule. Le juge lui, se tenait un peu à l'écart en prenant une contenance qui devrait le ramener dans le monde des adultes. Enfin, c'est ce qu'il pensait.

Quand Timothée est seul, il se met devant le miroir. Lentement il se met en mouvement. Avec grande attention, il observe le moindre des détails visibles et s'interroge :
- Comment pourrais-je devenir maître de mon destin si je ne sais reconnaître le moindre des changements qui s'opèrent sous mes yeux et dont je suis la cause ?

Timothée, lui, essaie de cueillir les fruits de son aventure. Là se cache le plus grand des dangers... Il découvre que ce qui lui avait été présenté comme un système infini d'étoiles, de soleils et de planètes lointaines n'était qu'un ensemble de vulgaires ampoules électriques suspendues à des fils qu'un système complexe mais simpliste faisait tourner selon le plan défini par la grande horloge. Cela le surprit grandement.
- Le plus surprenant n'est pas cette supercherie, mais le fait que j'aie pu y croire pendant si longtemps.
Même après cette découverte qui en eut révolté plus d'un, à commencer par le juge Tancrède et Michel, Timothée continuera à prendre plaisir à voir s'illuminer un ciel qu'il sait factice.
- Après tout, pourquoi pas, se disait-il. Une lumière en vaut une autre.
Montrant en cela une aptitude pour l'égalité pour le moins exemplaire.

À peine se redresse-t'il qu'il croit voir Timothée chevaucher vaillamment ce qu'il imagine être la mort.
- Il est fou ! Rien ni personne ne peut la fréquenter de si près sans que ne se produise ce qui immanquablement doit se produire. Dans la même temps il ne peut s'empêcher d'admirer ce qu'il fait.
- Tout de même quel beau spectacle cela ferait !
Comment pourrait-il se douter que cela, en effet, produit un beau spectacle. Il ne sait pas que d'innombrables hommes sont entassés sur les gradins et regardent avec émotion, persuadés qu'ils sont face à quelque chose d'innocent préparé spécialement pour leur amusement. Ils sourient, frémissent et rient de bon coeur, incapables de se douter que le jeu qui se déroule sous leurs yeux n'est, dans le fond, pas fait pour eux. Ils ne saisissent guère mieux que la moitié du sens profond de ce jeu qui leur échappe de la même manière qu'au juge. C'est probablement pour cette raison, que dans éclair de lucidité, le juge les voit, se reconnait et se fige.

Enfermé dans sa posture d'autruche, le juge redevient un enfant. Il est persuadé d'être à l'instant de sa mort. Il mélange allègrement tous les instants de sa vie. Cela a un effet positif sur son équilibre défaillant. Il croit que c'est un jeu et, conséquent avec lui-même, il se met à jouer, très timidement au début, comme l'enfant qu'il avait été. Il se relève et en cachette tend une main légèrement tremblante vers la lumière. Il éprouve, il aime cette sensation si profonde, encore qu'inquiétante et remuante d'être chasseur et chassé à la fois.

dimanche 23 septembre 2007

- Regarde le juge, lance Timothée à Michel. Il se cache dans l'ombre de ce qui l'éclaire.
La boule s'était arrêtée vers le juge comme celle de la roulette du casino s'arrête vers le chiffre gagnant.

Le plateau branlant


Le juge, lui, n'a pas le courage de Timothée. Il se met en position de foetus, cherchant ainsi à retrouver quelque énergie primordiale qui puisse le porter et ainsi contre-balancer le plateau branlant de la justice face à la mort. Ses mains se joignent par-devant ses yeux.
- Je suis le représentant de la justice. Il est nécessaire que je sois aveugle. C'est ainsi que j'entendrais le mieux. Mais que ce soit les effets de pratiques plus ou moins honteuses ou ceux de la dégénérescence due à l'âge de mes organes sensibles, je n'y entends rien !
Ce qu'il ne pouvait savoir, c'est qu'il n'y avait plus rien à entendre. La boule s'était arrêtée sans qu'il le sache. Et pour cause...

Incrédules


- Voulez-vous dire que dans la nuit qui nous surplombe, des hommes ont le pouvoir de nous éclairer ?
- Non seulement ils en ont le pouvoir, mais ils en ont la charge.
Cette question et l'affirmation qui l'accompagne provoquent un véritable marasme.
- Le monde est à l'envers, marmonne le juge qui perd de sa superbe.
Tous trois restent d'abord incrédules. Puis reprenne un peu du poil de leur espèce et c'est d'une belle et noble voix, bien qu'indignée, qu'ils lancent ce cri du choeur :
- Comment ? Les hommes présideraient à notre destin en l'éclairant à leur guise ?
La réponse attendra. Un bruit venu de loin et se rapprochant à grande vitesse réduit le groupe à néant. Chacun se précipite à couvert suivi de son éclairage personnel. Le rideau se soulève...
La grande boule entre en scène et balaie tout sur son passage.
- Quelle chance que nous ayons été si peu courageux, sans quoi nous serions tous dans le même état que Marcel, lâche Michel d'une voix mal assurée.
- Ce qui finalement ne changerait rien à notre histoire finit par ajouter Thimothée, qui est de très loin, celui qui s'avère le moins perturbé de tous.


C'est le seul des trois qui fait face à son destin.
- Si je dois mourir aujourd'hui, au moins que je profite pleinement de l'heure de ma mort.
Était-ce de l'inconscience, de la bêtise, ou un défaut de caractère ? Timothée ne se pose guère ce genre de question. Il se peut qu'à force de manier les cordes et les leviers de la marionnette il ait développé, outre des muscles fermes et puissants, une manière de fonctionner intellectuellement plus adaptée à ce qu'il considère comme la réalité.
- Mieux vaut une une demi-vérité bien sentie qu'une nébuleuse de vérité mal contenue, aime-t'il répéter quand il est d'humeur joyeuse et bavarde. Ce qui est rare.

samedi 22 septembre 2007

Les trois lumières


L'équilibre précaire qui règne entre les trois ânes est en péril. Chacun des trois semble posséder sa propre lumière, ce qui en l'occurrence s'explique de manière simple et rationnelle : ils sont effectivement éclairés par trois source de lumière différentes qui se sont brusquement allumées.
- Que se passe-t'il ? demandent-ils en choeur.
Ce qui montre à quel point une émotion commune, la peur d'être découvert en l'occurrence, est à même de réunir en pleine lumière ce qui l'instant d'avant pouvait se confondre dans une même obscurité. L'explication est pourtant fort simple, l'employé en charge de l'éclairage, sans se douter le moins du monde de ce qui se passe sous yeux, fait simplement son travail. Il règle les éclairages du prochain "passage".

vendredi 21 septembre 2007

Le retour de Timothée


Ce ne sera que beaucoup plus tard que les deux ânes, chacun en ses grades et qualités, connaîtrons leur erreur. C'est en effet, à cause du changement de lumière, du fait de l'ombre rampante qui se dirigeait vers eux, et non du frôlement de celle-ci sur la sciure qu'ils levèrent la tête vers Timothée. Celui-ci, l'air désinvolte et quelque peu désabusé, leur tint à peu près ce discours :
- On vous entend de fort loin. Si vous aviez quelque chose à cacher, il est trop tard. Tout ce dont vous avez parlé est maintenant connu.
- De qui ?
Les deux ânes se regardent, l'oeil hagard, cherchant dans leurs mémoires respectives de quoi se réconforter. Réfléchissant de concert, ils ne trouvent rien qui puisse ne pas les accabler.
- J'ai retrouvé Marcel.
Le ton badin qu'utilise Timothée pour leur annoncer cette nouvelle ne dissimule rien de ce qu'il pense et un léger tremblement parcourt son échine quand il reprend :
- Il est en train de mourir.
- ..?
Le juge et Michel ne peuvent dire mot. D'une part ils aimeraient en connaître un peu plus sur ce que pourrait leur raconter Timothée et d'autre part l'urgence de la situation ne leur en laisse pas le temps.

jeudi 20 septembre 2007

Silence stupéfait


C'est alors que le ton montant d'une dispute sur la point de naître, qui jusque là avait lentement couvert la subtile musique d'ambiance qui présidait aux débats, laisse subitement place à un silence stupéfiant de suite assassiné par le bruit incongru d'un pied qui glisse nonchalamment sur la sciure.

- Mon cher Michel, vous me permettrez de vous appeler ainsi, il m'arrive de penser, eh oui, un peu :
- Thimothée a disparu depuis deux passages, comme le temps passe... Bon je sais, c'est une pensée assez banale. Alors, comme je n'aime rien tant que la banalité, je me dis que cela ferait un excellent sujet de conversation et que cela remplacerait avantageusement ces divagations hasardeuse à propos de ce que vous prétendez voir dans votre carnet,qui n'est d'ailleurs pas le votre.
- Avez-vous vu passer le temps ?
- Qu'est-ce donc que cela ?
- Pourquoi voudriez-vous savoir ce qu'est le temps ? Pourquoi ne pas me demander de quelles couleurs et de quelles formes il se pare pendant que vous y êtes ?
- Justement j'allais vous le demander.
- C'est ridicule et dangereux, surtout dans notre situation, et vous me... vous nous faites perdre notre...
Un silence tendu s'installe.
- Et puis, au point où nous en sommes, il faut que je vous prévienne : nous sommes écoutés.
- Qui peut faire cela ? Il n'y pas âme qui vive ici...
- Quelqu'un dont vous ne soupçonnez même pas l'existence.

mercredi 19 septembre 2007


Naturellement, il n'allait pas tarder à être découvert. Fort heureusement pour lui ce fut le Juge qui le surpris en pleine lecture. Naturellement le Juge sera, lui aussi, fasciné par les dessins du petit cahier. Désormais c'est ensemble qu'ils passent beaucoup de temps à l'interpréter. Ce qui augmente encore le risque. D'autant plus qu'ils se mettent à parler avec beaucoup d'animation de ce qu'ils ressentent face à ces explorations de l'irréel.
- Et vous, alors, que ressentez-vous face à cet être bizarre, qui ressemble si fort à Marcel assis sur un fauteuil déglingué en guise de trône, entouré d'une cour qui ne l'est pas moins, de cavaliers et de musiciens angéliques ?
- Je ne vois pas grand-chose de tout cela.
- Voulez-vous dire que je mens ou, pour le moins que je me trompe ?
- Je ne dis point cela.
- Que dites-vous alors ?
- Je dis que je ne vois pas ce que vous voyez.
- Mais n'avons nous pas tous autant que nous sommes la même chose sous les yeux ?
- Certes, encore que nous n'ayons pas tous le même point de vue.
- Mais en l'occurrence quand vous avez sous les yeux ce petit dessin dont je parle et que vous le mettez devant vous de la même manière que moi, vous devriez voir la même chose ?
- Si vous parlez de carnet et de taches, je vois effectivement presque de la même manière que vous.
- Qu'entendez-vous par "presque de la même manière" que moi ?
- J'entends par là que nous n'avons pas les mêmes yeux.
- Mais vos yeux ne fonctionnent-ils pas de la même manière que les miens ?
- Cela n'est pas forcément. Il se peut qu'ils soient configurés de manières différentes. Ainsi , personnellement je vois mieux que vous ce qui se trouve dans le lointain...
- Ce qui veut dire que je vois mieux que vous ce qui se passe dans ce carnet ?
- Non.
- Comment cela ?
- Le fait que je voie mieux que vous dans le lointain, ce que vous semblez avoir admis, soit dit en passant, puisque vous n'avez pas contesté mon dire, ne signifie pas que je voie moins bien que vous quand il s'agit de ce qui est proche.
- Vous commencez à m'embrouiller.
- Bien au contraire, tout devient plus clair.
- C'est vous qui l'interprétez ainsi.
- Voilà où je voulais que vous arriviez. Tout est affaire d'interprétation !

mardi 18 septembre 2007


Chaque fois qu'il en a le temps, le plus discrètement possible, Michel plonge son regard dans le petit carnet. Après s'être laissé aller quelques instants, il sent monter en lui "quelque sens caché dans l'ordre des choses". Alors il relève la tête, ferme les yeux et ses deux bras croisés sur sa poitrine :
- En mon coeur se croisent les chemins, s'exalte Michel perdant ainsi sagesse et prudence qui président aux hautes destinées.


Si certaines images l'inquiètent, d'autres l'amusent. Et puis si l'image ne lui "dit rien" il peut toujours tourner et retourner le carnet en tous sens jusqu'à ce qu'il voie ce qu'il désire voir. Ainsi le loup et l'agneau...


...L'aigle...


...et le pélican se présentent.


Et puis se révèlent à son esprit ce qu'il considère comme des images de Marcel. Certes, il voit bien que ces images sont déformées. Il sent bien qu'il interprète pour grande part ce qu'il imagine plus qu'il ne voit mais cela semble ne pas lui poser de problème.
- L'essentiel est de ressentir...

lundi 17 septembre 2007

Les « Relevés »


Michel, lui, a trouvé quelques chose qui l'intrigue dans les affaires de Marcel : un petit carnet dans lequel, pour commencer, il ne voit que d'innombrables minuscules taches qui couvrent des pages et des pages. Cela le laisse perplexe. Son esprit flotte. C'est probablement ce léger flottement qui lui permet de voir ce qu'il allait avoir tant de peine à expliquer. Et puis, sans qu'il le décide vraiment, son esprit se laisse emmener. Lentement il se met à observer, et même à vivre des scènes anciennes de la vie des hommes. Quelque chose de très primitif qui l'enfonce dans sa perplexité. Moins il raisonne plus il a l'impression de leur donner vie. S'il se penche pour en admirer les détails, ceux-ci disparaissent et redeviennent des taches dans lesquelles il peine à reconnaître ce qui l'instant d'avant pouvait paraître si vivant. Alors dans les mêmes traits il voit quelque chose de complètement différent.
- Voilà qui n'arrange pas nos affaires. Je deviens comme Marcel. Je commence à flâner sur le chemin des réalités multiples. Si la courbe s'accentue, dans peu de temps j'y croirais et ainsi me perdrais...
Michel se promet de ne rien dire, mais cache le livre sous le manteau. Menu larcin et rare intrépidité, qu'il ne doit qu'à sa faiblesse, et qui ajoute à sa déroute.


En cachette il le feuillette. Une tache captive son attention. Il y voit un homme en guenilles, plein d'une énergie débordante, et pourtant si maigre que ses os semblent être à nu. Il tient, en l'éloignant de son corps délabré comme un objet brûlant, ce que lui voit comme une lanterne.
- Sa lanterne éclaire-t'elle ma réalité ou la sienne ? Est-ce moi qui suis aveugle et invente sa réalité ou bien est-ce le contraire..?
Par hasard, au moment de tourner la page, celle-ci montre en transparence les traces d'une écriture qu'il déchiffre lentement :
"L’image de la mort se mêle au visage de l’amour. Les chairs se défont, laissant apparaître le crâne rieur et sanguinolent de la mort. Son rire s’enfonce cruellement dans les profondeurs de la nuit, réveillant sans pudeur les « Relevés »qui s’etaient mis à rêver. Leurs rires rejoignent, indécents, le rire de la mort. Autour de la nuit, ils dansent et sans vergogne s’accouplent au hasard…
- Dis-moi qui sont ceux que tu appelles les « Relevés » ?
- Ce sont ceux qui comme moi, attachés à leur monde ont dû plier pour ne point trop bas tomber et garder un certain équilibre. Ils sont relevés par le miracle de la seule présence de celle que j’appelle « La Cartographe » et qu’ils appellent la « Grande Mer ». Ils arrivent, avec peine, à se tenir debout, mais ne peuvent plus rien décider par eux-mêmes. Ils sont prisonniers de son regard qu’ils cherchent et ne peuvent que deviner. Ils se soumettent à ce que ceux qui l’ont vu et savent le dire. Ils ne connaissent guère le prix qu’ils payent..."*

*La Cartographe, Daniel Will, Ed. Haut de la mer et tasse d'été

dimanche 16 septembre 2007


Leninh appartient au Monde-du-Bas, qui est presque en tous points identique au Monde-Median et au Monde-du-Haut.

vendredi 14 septembre 2007


«Chacun est heureux, quand il est toutes choses ; et malheureux, quand il n’est qu’individu.» Telle était la devise de Timothée indiquait le rapport que le juge lisait. Quelque chose qu'il ressentait comme une perversité transpirait de cette maxime sans qu'il sut ce que c'était. Le fait est que depuis un long moment déjà il était complètement absorbé par cette histoire au point qu'il n'en avait plus levé les yeux. Lorsqu'il le fit ce fut pour constater que Timothée avait disparu. Il eut beau parcourir en tous sens la bibliothèque, interroger Michel, rien n'y fit. Timothée avait disparu de la même manière que dans le rapport.

Une fois qu'elle eut fini de chanter, un très jeune âne de notre groupe, que je ne connaissais pas et dont j'appris alors qu'il se nommait Timothée, s'approcha d'elle, lui murmura quelques mots à l'oreille. Elle changea complètement d'attitude, se rhabilla et ils disparurent tous deux si vivement que nous n'eûmes le temps de rien dire. Il me sembla que des larmes coulaient sur sa joue. Une de ses compagnes, celle qui m'avait soufflé son nom, me dit alors bien connaître ce Timothée.
- Il vient du troisième peuple. Grâce à ses qualités tout-à-fait exceptionnelles et son aptitude à rester discret jusqu'à en devenir quasi invisible, il a connu une ascension fulgurante. On raconte même qu'il est un membre très écouté du Conseil. On dit aussi que sa seule obsession est que la vérité se trouve dans la crainte. C'est pourquoi il s'applique tant à être craint lui-même».
Tancrède repose le livre.
- Pas de doute pour moi, les dates concordent, mon intuition me dit que le collègue de Michel est ce Timothée dont il est question dans ce rapport. Que cherchait-il dans ce livre ?
En vérité , la vie de Timothée est bien plus complexe que cela. Pour la comprendre il faut se placer dans la perspective de la forteresse.
La forteresse est une longue et infinie construction. Personne n'en connaît la totalité, mais chacun peut s'en faire une idée puisque chacune de ses parts est à l'image de son ensemble...
Un ensemble fait de trois sortes principales de populations.

mercredi 12 septembre 2007


«Voici un fait qui nous a été raconté par un âne innocent et de bonne foi» :
- Au point du jour, sous la docte et rassurante présence de nos guides de pierre, je cheminais sur la muraille en attendant que l'astre se lève et soulève les voiles lanscinants de la nuit. Nous sortions du lieu-dit "Au septième ciel" qui ne laissait planer aucune ambiguïté sur sa nature fort généreuse et nous devisions gaiement selon les préceptes de notre sainte Instruction lorsque l'une de mes hôtes, sur le point de jouir du spectacle qui s'offrait à elle nous chanta de manière expressive une ancienne chanson dont je joins, en annexe, les paroles à ce dossier*. Nous fûmes, le reste de la compagnie et moi-même fort décontenancés non seulement par le contenu mais surtout par la manière qu'elle eut de chanter. Pour commencer elle dansa devant tous les convives de manière sensuelle et convenue. Elle ravit notre petit monde. Mais très vite mon esprit aiguisé par toutes sortes de sensations fit clignoter de l'intérieur ma petite lanterne. Après coup, si j'ose dire, je me rendis compte que je n'avais pas été insensible à la beauté singulière de ces mouvements. Prêtant une oreille plus attentive au discours véhiculé par la chanson, je distinguais sans peine qu'il n'était pas ce qu'il paraissait.

*

Sous le sceau, la loi


À peine est-il sorti que Tancrède se précipite sur le livre qu'il avait eu entre les mains. Sur la couverture est imprimé le sceau sacré de sa confrérie. Sa surprise est totale. Il a, à son tour entre les mains, un relevé de population relevant ni plus ni moins du secret d'État. Il y figure ce qui ne devrait plus exister depuis plusieurs décennies le nom, la généalogie complète de chaque individu et un relevé des plus précis de toute leur histoire, ce qui au nom de l'égalité suprême est formellement interdit. Considérant que jusqu'à preuve du contraire il est encore Juge, Tancrède, "sachant bien que la loi n'est pas faite pour le juste, mais pour les méchants et les rebelles, les impies et les pécheurs, les irréligieux et les profanes, les parricides, les meurtriers, les impudiques, les infâmes, les voleurs d'hommes, les menteurs, les parjures, les poètes et les farceurs, y compris et surtout les malsains d'esprit, en ajoutant tout ce qui peut être contraire ou interprété comme tel, à la saine doctrine, conformément aux écritures sacrées qui lui ont été confiées" rend grâces à ceux qui l'ont fortifié et fermant fidèlement les yeux, il ouvre une page au hasard :

Sans tarder, les trois ânes se mettent au travail. Un travail gigantesque : lire en entier la bibliothèque de Marcel.
- À trois nous irons bien plus vite ! déclare doctement le Juge Tancrède.
Il a quelque soupçons. Il observe en essayant de ne pas se faire remarquer, l'attitude fort curieuse du collègue de Michel. Celui-ci semble ne pas lire du tout. Il tourne les pages à une vitesse prodigieuse sans jamais la balayer des yeux. Il semble les considérer comme des images. Pour autant, quand images il y a, ils s'y attarde nettement plus longtemps en souriant fort benêtement. Tancrède, dissimulé derrière son livre, le regarde, prend peur et s'interroge:
- Où a-t'il été, où sera-t'il, où est-il et où n'est-il pas ?

mardi 11 septembre 2007

Homme perché sur ses hauteurs


Pendant que le Juge Tancrède indissolublement lié à ceux qui sont maintenant ses complices prêche la parole, insiste à temps et à contretemps, reprends, censure, exhorte, avec une entière patience et souci d'instruction. Car il le sait trop bien, le temps viendra où tous les ânes, ses semblables ne supporteront plus la saine doctrine, tout comme lui. Au gré de leurs désirs ils se donneront une foule de maîtres. L'oreille leur démangeant, ils la détourneront de la vérité pour se tourner vers les fables. Il se dit que tout n'est peut-être pas perdu. Il aime la loi. Il sait que ce à quoi il aspire n'est pas en contradiction profonde avec elle.
-Tout est dans la forme et non dans le fonds ! se dit-il. Et pourtant on ne peut vouloir l'une sans l'autre.
Du point de vue de l'homme perché sur ses hauteurs, Marcel et son fantôme, le Juge et ses complices, les mots qu'ils prononcent sans qu'il les comprennent l'impressionnent grandement.

Fais œuvre de simple...

- Employons-nous à lire et relire tout ce qui constituait son ordinaire. Vous Michel, qui fréquentiez le même bureau serez à même de reconstituer tous les dossiers traités par Marcel. Nous les lirons jusque dans les interlignes. Nous traquerons les annotations, les écarts, les glissements syntaxiques, les allitérations et les assonances, les antiphrases parmi les plus infimes zones d'ombre. Quelque légères fautes d'orthographe faussement mal intentionnées, une petite part de litote bien placée nous en apprendrons plus que vous ne pouvez l'imaginer. Le Grand Juge reprend du poil de la bête. Il prend l'ascendant sur les deux bureaucrates. Il n'est pas Grand Juge pour rien. Qui pourrait le soupçonner d'utiliser ses compétences à rebours du bon sens commun ? La situation de Marcel n'est pas encore devenue publique et personne ne peut se douter de l'implication du Juge. Hormis Michel et son collègue, sans oublier l'homme sur son perchoir qui ne perd pas une miette de l'évolution qui se trame sous ses yeux...
Le collègue de Michel, homme d'action et de devoirs ne comprend pas tout, mais il réfléchit. Lui aussi sent monter en lui un certain besoin d'évolution. Certes il est homme de condition très modeste, mais son ascension sociale fulgurante ne doit pas tout à sa force prodigieuse. Sa discrétion n'est pas un vain mot.
- Je ne suis guère plus qu'une bête de somme. Ces deux-là, sans jamais me nommer, m'utilisent...
Le maniement des ficelles n'a plus guère de secrets pour lui. Il n'oublie pas les paroles de son maître :
«Pour toi, sois sobre en toutes choses, endure la souffrance, fais œuvre de simple, remplis pleinement ton ministère et attend ton heure.»

Une brusque illumination


- Il faut se demander comment et pour quel motifs s'est déroulé le glissement progressif de ses penchants. De quelles manières a-t'il su nous cacher ces changements ?


Peut-être ainsi échapperons-nous à cette condamnation qui me parait des plus probables si rien de nouveau, tel un tout petit grain de sable, ne vient enrayer cette si noble machine qui déjà n'est plus la notre...
Michel interrompt le Juge :
- L’évolution de vos pensées et plus encore la manière dont l'exprimez m'inquiète et me réjouis, monsieur le Juge. Car n'est-ce pas là le grain de folie, que dis-je, de génie, que nous recherchions et qui pourrait dérégler cette si noble machination ?
- Comment faire ? Interroge le collègue de Michel.


-Il suffit d'interroger la marionnette, décrète humblement le Juge Tancrède. Mais n'oublions pas qu'elle n'est que le miroir de ce nous sommes...
Le Juge n'est déjà plus à même d'écouter autre chose que ce mouvement subtil qui s'est introduit dans la légère fissure naturelle qui sépare ses hémisphères et qui s'emploie à son élargissement, pris au sens de sa libération. Une brusque illumination le fait sourire.
- De ses idées, de la trajectoire volatile de ses lectures qui n'ont pu laisser de traces dans la formation de sa quête, il ne peut rien rester. Nous nous emploierons à les reconstituer. Pour atteindre cet idéal herméneutique, il sera nécessaire de suivre au plus près la trajectoire intellectuelle et surtout émotionnelle de Marcel.

lundi 10 septembre 2007

Une idée qui se précise lentement


- Nous devrions essayer d'entrer en dialogue avec lui et, d’une façon ou d’une autre, découvrir quelles sont les autres questions qu’il s’est posées.
- Mais comment faire ? demande le collègue Michel.
- C'est précisément ce que nous essayons de faire avec la marionnette, lui répond Michel.
- Son langage, ses mots ne sont plus les nôtres. Bien que... d'une certaine manière, ils puissent le devenir. C'est donc en utilisant son langage que nous le comprendrons mieux, décrète le Juge Tancrède qui pense à haute voix:
- Cela ne va pas arranger notre position car ainsi nous agirions d'identique manière à ce que précisément il est reproché à Marcel. Pour cela nous deviendrions condamnable au même titre que lui ..!
L'enthousiasme nouveau qui le caresse ne lui fait pas entièrement perdre la tête.
- ...tout en devenant le plus à même de nous défendre puisque, de fait, nous sommes devenus ses représentants. Et même plus que cela, vous le savez. Nous ne sommes ni plus ni moins que Marcel. Il n'y a plus de différence, aux yeux de nos instances supérieures, entre lui et nous, à moins qu'il ne réapparaisse. Ayant conscience de cela, nous devons nous demander à notre tour comment et pourquoi ses horizons ont pu changé de telle manière qu'il sorte aussi hardiment des us et coutumes si bien ordonnés de notre si noble et vénérable pensée. Pour ma part je commence à en avoir une idée qui se précise lentement.
Michel et son collègue discutent âprement tous les points de détails de l'histoire de Marcel avec le Grand Juge Tancrède, lequel se trouve dans une position des plus inconfortables et s'étonne de trouver cela plus confortable que la plus confortable de ses positions ultérieures.
- Pour comprendre qui est vraiment Marcel, il faut le comprendre, comme il est dit, « dans son temps » leur fait remarquer le Juge.
- Ceci semble aller de soi, mais cela suffit-il ? lui rétorque Michel avec force mouvements de la main et du corps tout entier ce qui manque de déséquilibrer le Juge.


Non que cela soit du fait de son incompréhension mais de la nature pratique de sa position.


- Il faudrait, pour mieux le saisir encore et mieux nous défendre, le comprendre historiquement... dit le Juge qui joint le geste à la parole en se saisissant à son tour des grosses ficelles de la marionnette. Le mouvement qui s'imprime alors sur la corde, se répercute à l'intérieur et influence sur les mouvements du collègue de Michel qui est, à son tour déséquilibré. Cela n'échappe pas au Juge. il sent qu'il pourrait, si cela s'avérait nécessaire, retourner le processus à son avantage. Le dialogue reprend.