lundi 31 décembre 2018

(31) Plus qu'un seul pas



Quatre-cents-trente-sixième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir


En sa présence, son ombre immobile se perd dans l’entrelacs des ondes dénudées. Ils ne font plus qu’un. Pas à pas. Pas d’avantage. Plus un seul pas dans ce voyage.

(31) Quand je n'étais pas né

« Quand je n’étais pas né, quand je n’avais pas encore refermé ma vie en boucle et que ce qui allait être ineffaçable n’avait pas encore commencé d’être inscrit : quand je n’appartenais à rien de ce qui existe, que je n’étais pas même conçu, ni concevable, que ce hasard fait de précisions infiniment minuscules n’avait pas même entamé son action; quand je n’étais ni du passé, ni du présent, ni surtout du futur ; quand je n’étais pas; quand je ne pouvais pas être ; détail qu’on ne pouvait pas apercevoir, graine confondue dans la graine, simple possibilité qu’un rien suffisait à faire dévier de sa route. Moi ou les autres. Homme, femme, ou cheval, ou sapin, ou staphylocoque doré. Quand je n’étais pas même rien, puisque je n’étais pas la négation de quelque chose, ni même une absence, ni même une imagination. Quand ma semence errait sans forme et sans avenir, pareille dans l’immense nuit aux autres semences qui n’ont pas abouti.»

J.M.G. Le Clezio, L’extase matérielle, folio



Quatre-cents-trente-cinquième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir


Quand ses pieds ont mal des caresses de la terre,
C’est la tête haute et le regard clair
Que l’équitable mot dans le ciel fait son nid.



(31) Un vide abyssal





Quatre-cents-trente-quatrième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir


 À chacun sa vérité disions-nous...
Certes, nous avions l'air de dire la même chose... pourtant rien n'est moins vrai. Chacun de nous avait sa propre idée à dessus et si les mots prononcés étaient les mêmes ce que nous disions était presque totalement autre... c’est là ce que je ressens: un vide abyssal...
C'est de ce vide qu’il s’agit... ou qui agit...
Un peu comme un drain que l’on arrache et qui provoque de manière irrationnelle un sentiment de vertige ou d’emportement.
Comme si on était entraîné par le mouvement de cette chose qui sort de soi mais qui n’est pas soi...


(31) À chacun sa vérité...


« Démocratie des visages qui n’est pas l’anonymat de la masse, mais face à face où la parole n’est pas un « énoncé » mais un appel. L’Autre, parce qu’il est appelé, nommé, entre dans la sphère du respect et de la dignité. Il est celui à qui je parle, c'est-à-dire lui-même appelé à la parole, sa parole.»

Pauline Bebe




Quatre-cents-trente-troisième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir


Quelle qu’elle soit, l’affaire eut mérité d’être publiée... Je crois que vous ne mesurez guère le poids de votre conception du secret. Jamais mélange ne fut pour moi aussi intense. L’obscurité régnante favorise l’interprétation. De là à en tirer profit... il n’y a qu’un petit pas... aussitôt suivi d’un autre... et ainsi nous nous sommes éloignés...
Comment dites-vous?... À chacun sa vérité !... ce peut être vrai... Cependant, bien que je répugne à cela, je ne peux résister d'y ajouter un commentaire... Quand j'entends et qu'à mon tour je répète : à chacun sa vérité, je ressens un vide qui m'envahit...




(31) Un pot si commun





Clairières et falaises
En cercle réunies, immobiles pourtant,
pourchassent la harde rapace.

Quatre-cents-trente-deuxième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir

 
Au-delà des intrigues presque convenues, de celles dont on dit si volontiers qu'elles sont le lot de chacun, il arrive certains faits singuliers qui ne se dissolvent point dans ce pot si commun. Ils nous conduisent vers l'autre, l'absent, l'étranger, l'inconnu ou l'exilé. Ce que tout écrivain doit à son lecteur, je parle de la clarté du récit, pour ma part je ne m’en préoccupe guère, très cher collègue. Pour une seule et simple raison : écrivain je ne suis point. Je ne fais, dans ces rapports, que relater ce que j’essaie de comprendre. Cela dit, je ne vous cache pas, beaucoup de temps ayant passé, qu’il me plairait, tout autant qu’il me parait nécessaire, de faire de cet amas de mots et d’images si divers une sorte d’ «ensemble» qui pourrait ressembler mieux à ce qui porte le nom de livre. Sans doute, pour être clair, je vous le concède bien volontiers, y a-t-il là quelque vanité... tant pis.. 

dimanche 30 décembre 2018

(30) Métaphore


« – Personne ne sait comment sont les choses réelles, répondit-elle d’un ton tranchant. Tout ce que l’on voit avec les yeux résulte en fin de compte uniquement de la relation entre des choses ou des phénomènes. La lumière d’ici est la métaphore de l’ombre, l’ombre d’ici la métaphore de la lumière. Je pense que vous le savez déjà. »




Quatre-cents-trente-et-unième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir


Le soiffard, naturellement sage, comme un buvard sèche et boit tout à la fois.



(30) Au-dehors


« Je pense que, tout d’abord, si nous parlons tellement d’autrui c’est parce que notre propre processus de pensée et d’action ne nous intéresse pas suffisamment. Nous voulons savoir ce que font les autres et, peut-être - pour m’exprimer charitablement - les imiter. En général, si nous potinons, c’est pour les condamner ; mais en élargissant ce fait charitablement, admettons que ce soit aussi pour les imiter. Pourquoi voulons-nous imiter ? C’est parce que sommes extraordinairement creux. Nos esprits sont si émoussés qu’ils sortent d’eux-mêmes pour aller chercher des excitations. En d’autres termes, la médisance est une sensation ; on y trouve toujours le désir d’exciter l’esprit et de le distraire. Si l’on examine profondément cette question on revient forcément à soi-même et l’on voit alors combien creux l’on est, pour aller ainsi chercher des excitations au-dehors en parlant d’autrui. Surprenez-vous en train de potiner la prochaine fois que cela vous arrivera, et ce fait vous apprendra énormément de choses sur votre compte. Ne le déguisez pas en disant que vous avez une curiosité d’esprit, et il vous révélera au contraire que vous n’avez pas un réel et profond intérêt pour les personnes, et que votre esprit agité n’est qu’à la recherche d’une excitation pour combler son vide intérieur.»

Krishnamurti, La première et dernière liberté


  

(30) Agitation


« – Jaser de son prochain peut nous aider à nous révéler à nous-mêmes et nous apprend beaucoup de choses concernant autrui. Sérieusement: pourquoi ne pas se servir des commérages pour découvrir ce qui «est»? Les mots «potins» ou «cancans» ne me font pas peur du fait qu’on les condamne.»



L’esprit s’agite et rend le corps au chaos...





(30) Aux premiers âges


« S'il n'y avait que la politique dans la vie, ce serait l'enfer...»

Amoz Oz

 

– Que disait-on aux premiers âges de ce monde?
– On disait que les dieux vivaient, forts et charnus, parmi les vivants d'ici-bas.
– On disait aussi bien d'autres choses...
– Dites-moi, je vous prie.
– Blanc et noir comme un soleil au zénith, ardent témoin de fer, son oeil rassasié se ferme sur ce qu’il a forgé.
– Comme c'est étrange... mais continuez.
– Dans la forme s’est figé tout ce qu’elle a d’abord été. Sous l’arbre asséché, le marcheur décentré s’est arrêté. Il fait le dos rond.



 

samedi 29 décembre 2018

(29) Passe


« Ne me cherchez point. Celui que vous avez connu n'existe plus. Dites-vous que je suis mort pour de bon. Grandissez et découvrez...»

Don Carotte


Quatre-cents-trentième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir


Plus un seul pas dans ce voyage. Plus une seule créance. Seul passe ce qui se passe. Plus haut que l’arbre la sève s’est élevée... Quand tout enfin repose, s’agite sans fin ce qui en était la cause.

(29) De son côté




Quatre-cents-vingt-neuviième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir


 De son côté, inconscient du danger, l'enfant Lune s'était pris au jeu et s'essayait plus ou moins maladroitement aux figures de l'acrobate.



(29) Une distance indéfinissable



Quatre-cents-vingt-huitième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir


 Des étoiles brillaient au fond de leur orbites dilatées par le feu de leurs passions réciproques... Par le fait des circonstances et surtout des conséquences de celles-ci, assez troubles, l'entrée dans la vie de celui qui deviendra le personnage dont nous parlons aujourd’hui ne portait pas de nom. On l’appelait “Toi” lorsqu’on s’adressait à lui, ou “Lui”, quand on parlait de lui hors de sa présence. Lui, quand il se parlait à lui-même, devant le miroir par exemple, se disait “Moi”. Ce qui créait une sorte de distance indéfinissable entre “Lui” et l’être qu’il ressentait dans son propre corps.


(29) Heureux


« Dès ce moment-là, j'arrêtai en mon esprit qu'il m'était possible s'être plus heureux dans cette condition solitaire que je ne l'eusse jamais été dans le monde en toute autre position.» 

Daniel Foe, Robinson Crusoé

(29) Occupations





Quatre-cents-vingt-septième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir


Je pourrai, en ces circonstances, prendre à mon compte, mot pour mot. ce que relatait Robinson Crusoé:

« Ce fut dans cette disposition d'esprit que je commençai ma troisième année; et, quoique je ne veuille point fatiguer le lecteur d'une relation aussi circonstanciée de mes travaux de cette année que ceux de la première, cependant il est bon qu'il soit en général remarqué que je demeurais très rarement oisif.  Je répartissais régulièrement mon temps entre toutes les occupations quotidiennes que je m'étais imposées.»





vendredi 28 décembre 2018

(28) Illimité



« C’est le langage qui fixe les limites, mais c’est lui aussi qui outrepasse les limites et les restitue à l’équivalence infinie d’un devenir illimité...»

Gilles Deleuze


Certaines déviations non contrôlées montrent une fonction du langage qui nous font voir sans les expliquer, certaines choses qui autrement nous resteraient inaccessibles.

(28) Tiraillements




Certaines sociétés ne sont pas prête à se soumettre à l’étude, à l’analyse et au questionnement anthropologique... Mais en même temps, liés entre eux selon certaines règles de façon temporaire ou sporadique, on admet que certaines actions aient lieu et que cela pourrait être, si ce n'est nécessaire... du moins utile...
De plus tant plus, le sens disparaît, une faille surgit qui n'est pas en accord avec la règle et du coup, une sorte de liberté apparaît...  



Le petit garçon apprend beaucoup de son compagnon, un âne jeune et de forte constitution.  Celui-ci, selon sa nature un peu particulière, sait bien des choses que l’homme ne peut savoir. L’enfant apprend avec plaisir jusqu’à sa chute. Depuis un certain il arrivait à l’âne, conformément à des besoins de plus en plus pressants, inhérents à sa nature et à son âge, de s’éloigner dès la nuit tombée sans qu’il fut possible au garçon de l’observer. Ainsi celui-ci était, de plus en plus souvent, dans l’obligation d'agir seul face à lui-même. Bien qu'à chaque fois, au petit matin, l’âne revenait, c'était dans un triste état de fatigue et de délabrement. Cependant chaque retrouvaille était une véritable fête. Or, il advint un beau jour que l’âne ne rentra pas. Trois jours passèrent, puis quatre... La semaine s’étant écoulée, le garçon part à sa recherche et c’est dans un triste état qu’il le retrouve...
La chute de l’âne dépasse l’entendement. Abruptement sa voix chaude s’était tue... Ce n’était plus que rires monstrueux et tiraillements d’écorchés vifs. Depuis l'enfant se tait...

Lidane Liwl
Édition “Le fou imite le vrai”



(28) Invisible à l'œil nu



Commentaire de l'enfant Lune
Extrait du petit carnet Vert

J'appris beaucoup plus tard que le vieillard de mon enfance, celui qui ne parlait jamais, celui qui habitait cette chambre étrange qui ne communiquait pas avec les autres pièces de la maison, était non seulement mon grand-père mais l'auteur des livres que je lisais en cachette. J'aurais eu beaucoup moins à apprendre plus tarde s'il m'eut parlé alors que nous passions des heures côtes à côte, assis sur le banc devant la maison, faces à la mer, le visage caressé par les masses d’air océanique doux et humide... Je n’avais pas encore cinq ans et ce que nous voyions était invisible à l’œil nu. Mais par une sorte de magie il nous reliait... Quand le soleil basculait derrière l'horizon il rejoignait nos regards qui eux, y avaient basculés depuis longtemps.

Rien n'est plus difficile que se souvenir... mais , à bien y réfléchir... il est encore plus difficile de se sortir de ses souvenirs...

(28) Entre les choses


«  Personne ne sait comment sont les choses réelles, répondit-elle d’un ton tranchant. Tout ce que l’on voit avec les yeux résulte en fin de compte uniquement de la relation entre des choses ou des phénomènes. La lumière d’ici est la métaphore de l’ombre, l’ombre d’ici la métaphore de la lumière. Je pense que vous le savez déjà.»
Haruki Murakami, Le Meurtre du Commandeur, Belfond





jeudi 27 décembre 2018

(27) Poussière de sel


« Ici même, je sais que jamais je ne m'approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l'eau, c'est le saisissement, la montée d'une glu froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère –la nage, les bras vernis d'eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles; la course de l'eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes –et l'absence d'horizon. Sur le rivage, c'est la chute dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d'os, abruti de soleil, avec, de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent, avec le glissement de l'eau, le duvet blond et la poussière de sel.»

Albert Camus, Noces




(27) Routine


« La routine n'est pas ignorance, elle est lâcheté et orgueil de gens qui renoncent à leur propre puissance pour le seul plaisir de constater l'impuissance du voisin. »

Jacque Rancière, Le Maître ignorant


(27) Dissipation


« Tout ce qui est solide se dissipe dans les airs.»
" Tout deviendrait fluide, liquide, gazeux et il resterait à rire des idéologues qui croient encore à la réalité de la réalité, de la misère et des guerres. Si provocatrices qu'elles se veuillent, ces thèses restent enfermées dans la logique de la tradition critique. Elles demeurent fidèles à la thèse du processus inéluctable et de son effet nécessaire: le mécanisme d'inversion qui transforme la réalité en illusion ou l'illusion en réalité, la pauvreté en richesse ou la richesse en pauvreté. Elles continuent à dénoncer une incapacité à connaître et un désir d'ignorer. Et elles pointent toujours une culpabilité au cœur du déni. Cette critique emploie donc toujours  ses concepts et ses procédures. Mais quelque chose, il est vrai, a changé. Hier encore ces procédures se proposaient de susciter des formes de conscience et des énergies tournées vers un processus d'émancipation. Maintenant elles sont soit entièrement déconnectées de cet horizon d'émancipation soit clairement tournées contre son rêve."

Jacque Rancière, le spectateur émancipé, La fabrique  éditions




(27) Travail du corps?


« Il peut arriver à ceux qui se livrent aux plaisirs de la plongée, non loin des rives, de ramasser des pierres fort curieusement sculptées. On y voit, plus ou moins profondément gravés ou parfois dessinées en relief, des sillons méandriques, d'autres qui sont paralèlles, des sortes de cupules semi-ovoïdes et bien d'autres choses encore. Ici ce sont de véritables labyrinthes de petits passages qui semblent avoir été tracés dans la masse de la pierre. Là, certains blocs présentent des successions d'arêtes en relief séparées par des creux.»



Quatre-cents-quatre-vingt-sixième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir


Il se pourrait que quiconque, à condition qu'il en eût l'occasion, pénètre profondément dans le cerveau de l'enfant Lune, qu'il découvre des formes curieusement sculptées par des actions mécaniques ou chimiques... Travail du corps ou réactions répondant aux actions de l'esprit? Qui pourrait le savoir? Ce qui est sûr c'est qu'il en pense, lui...
Quand, par le plus grand des hasards il m'est arrivé de pénétrer dans mon propre cerveau, je veux dire en tant que visiteur, j'y vis couler une rivière fort grande dans une vallée cernée par de hautes falaises coupées à pic, que les eaux sans cesse viennent battre encore et encore... Là où elles se sont retirées, elles ont laissé...



 

« Je me tus, considérai un moment le visage du vieil homme. Je ne pouvais juger jusqu’où sa conscience avait assimilé ce que je venais de lui dire. Il ne manifestait toujours aucune expression. Mais en plongeant au plus profond de ses yeux, je pouvais discerner la même lueur. Un éclat semblable à celui d’une petite lame acérée gisant au fond d’une source opaque. »

Haruki Murakami, Le Meurtre du Commandeur, Belfond

 





mercredi 26 décembre 2018

(26) Précise


« ... l'image, dans sa mémoire, en est parfaitement précise, lumineuse...»



Patience... patience...

(26) Dans le doute


« Nous commençons par soulever de la poussière, et puis nous prétendons être incapable de voir.»
Berkeley



Quatre-cents-quatre-vingt-cinquième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir


Lorsqu'au loin croassent les corbeaux
et crient les goélands argentés...
Les doigts écorchés dessinent sur le rocher.
Les doigts écorchés,
dans le doute, jettent un dé.
Les doigts écorchés, sur le sable
sans doute dessinent un masque.
À chacun son tour.
À l'esprit, s'il en est,
de formuler quelque règle..