mercredi 31 janvier 2024

Ecdotique

 

 « Nous faut-il ici évoquer l'œuvre absente, projetant arbitrairement les esquisses et les notes préparatoires dans un futur imaginaire ou les considérer et les apprécier en elles-mêmes, comme il semble juste de le faire ? Il est évident que cette question implique qu'on abandonne sans réserve la différence que nous considérons comme évidente entre l'œuvre achevée et le fragment.
Qu'est-ce qui permet, par exemple, de distinguer les livres et les articles publiés par Simone Weil de ses cahiers de fragments posthumes, que beaucoup tiennent pour son œuvre la plus importante ou, à tout le moins, celle où elle s'est exprimée de la manière la plus achevée? Edgar Wind, dans ce petit chef-d'œuvre qu'est Art et anarchie, rappelle que les romantiques, de Friedrich Schlegel à Novalis, étaient convaincus que les fragments et les esquisses étaient supérieurs à l'œuvre achevée et que c'est pourquoi ils laissaient intentionnellement leurs écrits à l'état de fragments. Et l'intention de Michel-Ange ne devait pas être différente quand il décida de laisser inachevées les sculptures de la Sagrestia Nova.
Il est instructif de remarquer, dans cette perspective, que depuis maintenant quelques décennies on assiste à un changement radical dans l'ecdotique*, à savoir dans la science qui s'occupe de l'édition des textes. Dans la tradition de la philologie de Lachmann, les éditeurs avaient autrefois pour ambition la reconstruction d'une édition critique, unique, et, dans la mesure du possible, définitif. Qui a eu entre les mains la grande édition allemande d'Hölderlin achevée depuis peu, ou encore celle des œuvres de Kafka, toujours en cours, sait bien que, poussant à l'extrême la méthode de Moroncini, elles reproduisent tous les états des manuscrits sans distinguer entre les différentes versions et sans cantonner les variantes et les formes rejetées dans l'apparat critique. Cela implique une transformation décisive dans notre manière de concevoir l'identité de l'œuvre.
 
Giorgio Agamben, Le feu et le récit, Rivages poche, page 136
 
* L'ecdotique (du grec ancien ekdidômi « produire au dehors », « éditer ») est la partie de la critique textuelle — ou critique de restitution —qui prépare l'édition d'un texte quand il en existe plusieurs manuscrits ou versions ; l'édition qui en résulte est souvent appelée édition critique. L'ecdotique peut se comparer à la comparaison d'un texte et de ses brouillons ou versions préliminaires…


 

 
En ce qui concerne notre actualité pressante, nous considérons que le bien nommé Ulysse pourrait faire l’affaire... qui suit son cours. Par un heureux hasard, il a, récemment et fort opportunément frappé à notre porte.
Prochaine étape il va falloir envoyer trois enquêteurs choisis sur le volet
 
 

mardi 30 janvier 2024

Destinée

 

J'ai évoqué ce qu'on appelle « le premier jet en prose », qui, dans certains cas, a été conservé. Que sont ces petites pages de prose énigmatiques, qui semblent une paraphrase si maladroite et mal écrite des Canti, et contiennent pourtant, selon toute vrai-semblance, le noyau magmatique et ardent, l'embryon palpitant du poème? Comment faut-il lire ces pages? Avec un œil vers le texte achevé pour tenter de comprendre de quelle manière un organisme parfait a pu se développer à partir d'un fragment aussi insignifiant, ou en elles-mêmes, comme si elles contractaient de manière miraculeuse en quelques lignes le jet jaillissant et la dictée de la poésie ? Le problème se complique d'un tour si nous pensons aux esquisses et croquis, aussi bien pour ce qui est de la littérature que des arts visuels, quand au jet originaire n'a correspondu aucune œuvre achevée. Les journaux de Kafka sont remplis de début- parfois très brefs - de récits jamais écrits, et dans l'histoire de l'art, nous rencontrons souvent des esquisses qui semblent renvoyer à un tableau qui n'a jamais été peint. 

Giorgio Agamben, Le feu et le récit, Rivages poche, page 135

 


 

J'avais le sentiment d'être oublié de tous. Pendant plus d'une année j'arpentais les îles sans comprendre comment je pourrais m'y débrouiller... Aussi avais-je cessé d'écrire et d'illustrer mes rapports qui étaient devenus une sorte de poids que je devais, allez savoir pourquoi... trimballer avec moi jusqu'au jour où je m'aperçus que personne ne les attendait vraiment. Peut-être étaient-ils, secrètement lus, divertissants pour certains... je ne le saurais probablement jamais... Ce que je savais c'est qu'ils ne pouvaient être ce qu'ils étaient destinés à devenir puisque de devenir ils n'avaient point... Ce n'étaient et ce ne sont encore que des prémisses, des fragments auxquels il manque un développement...

Malgré tout et peut-être malgré-moi, je circulais et, finalement, je découvris, dans certains endroits que j'avais déjà traversés, certains lieux dans lesquels tout un peuple d'animaux me regardaient et que moi, jusqu'alors je n'avais pas vu. C'est un fait curieux qui m'a fait comprendre qu'ils étaient là et moi je traversais leur territoire sans en avoir conscience ni même en avoir la moindre intuition... Je savais certes que nombre de bêtes pouvaient divaguent dans ces latitudes et ces hauteurs... mais mon regard, obnubilé par ce que je savais, n'était pas aiguisé. Je n'avais pas réalisé  qu'il pouvait y avoir une présence. J'avais aperçu les arbustes dont j'ai déjà parlé et puis ils ont disparus sans que j'en saisisse la raison ni même la cause. Sans que je n'en retrouve la moindre trace... Et puis brusquement sans aucune raison je les retrouvais ailleurs où à la même place sans que je puisse aucunement y trouver quelque explication rationnelle.

 

samedi 27 janvier 2024

Intoxication

 


Étaient-ce les rêves qu'il fit qui firent apparaître les herbes? Toujours est-il qu'il y pris goût. En réalité, c'était bien plus qu'une histoire de goût. Il vaudrait peut-être mieux parler d'intoxication et de dépendance... À peine avait-il posé un sabot à terre qu'il se réveilla. Évidemment, il ne savait pas où il se trouvait et ne se souvenait de rien d'autre que des herbes qu'il avait mangées et d'une partie des effets qu'elles produisaient encore.

vendredi 26 janvier 2024

Oublié

 

 

 

 

J'avais le sentiment d'être oublié de tous. Pendant plus d'une année j'arpentais les îles sans comprendre comment je pourrais m'y débrouiller... Aussi avais-je cessé d'écrire mes rapports qui étaient devenus une sorte de poids que je devais, allez savoir pourquoi... trimballer avec moi jusqu'au jour où je m'aperçus que personne ne les attendait vraiment. Peut-être étaient-ils divertissants pour certains... je ne le saurais probablement jamais. Malgré tout et peut-être malgré-moi, je circulais et, finalement, je découvris, dans certains endroits que j'avais déjà traversés, certains lieux dans lesquels tout un peuple d'animaux me regardaient et que moi, jusqu'alors je n'avais pas vu. C'est un fait curieux qui m'a fait comprendre qu'ils étaient là et moi je traversais leur territoire sans en avoir conscience ni même en avoir la moindre intuition... Je savais certes que nombre de bêtes existaient dans ces latitudes et ces hauteurs... mais mon regard, obnubilé par ce que je savais, n'était pas aiguisé.


mardi 23 janvier 2024

Sous le sceau

 
À peine est-il sorti que Tancrède se précipite sur le livre qu'il avait eu entre les mains. Sur la couverture est imprimé le sceau sacré de sa confrérie. Sa surprise est totale. Il a, à son tour entre les mains, un relevé de population relevant ni plus ni moins du secret d'État. Il y figure ce qui ne devrait plus exister depuis plusieurs décennies le nom, la généalogie complète de chaque individu et un relevé des plus précis de toute leur histoire, ce qui au nom de l'égalité suprême est formellement interdit. Considérant que jusqu'à preuve du contraire il est encore Juge, Tancrède, "sachant bien que la loi n'est pas faite pour le juste, mais pour les méchants et les rebelles, les impies et les pécheurs, les irréligieux et les profanes, les parricides, les meurtriers, les impudiques, les infâmes, les voleurs d'hommes, les menteurs, les parjures, les poètes et les farceurs, y compris et surtout les malsains d'esprit, en ajoutant tout ce qui peut être contraire ou interprété comme tel, à la saine doctrine, conformément aux écritures sacrées qui lui ont été confiées" rend grâces à ceux qui l'ont fortifié et fermant fidèlement les yeux, il ouvre une page au hasard…


lundi 22 janvier 2024

Inaccessible

 


Si certains livres, au-delà de ce qu’ils racontent, nous rappellent le moment où on les a lu, ce que j’avais écrit dans mes carnets et rapports lors de mon séjour dans l’Archipel me rappelait naturellement ce que j’avais vécu mais, au-delà, me donnait une sorte de nostalgie de ce que je n’y avais pas vécu… Aujourd'hui, marchant au hasard de ces pages, je pense à ce qui, alors, m’avait motivé. Je croyais naïvement que je pourrais en quelque sorte profiter de cette mission et la doubler secrètement… J’y voyais, pardonnez-moi l’oxymore, l’occasion rêvée d’accéder à quelque chose d’inaccessible… Emporté par des courants contraires, je pensais que je pourrais facilement faire croire à ma soumission au projet de base… Il me suffirait, pensais-je, de rédiger des rapports fréquents et circonstanciés répondant point par point à ce qui m’était demandé. 

Si les mots ont du sens alors un théâtre permanent n’est plus un théâtre...
Si, à l'origine le mot théâtre vient du verbe "theomai" qui signifie regarder, contempler... alors il pourrait y avoir une permanence... Mais les mots ont une histoire dont l’origine est très vite lointaine... ce qui fait que, de nos jours, ne faudrait il pas qu’il y eut une scène, des décors, un spectacle et des spectateurs pour que l’appellation théâtre se justifie?



dimanche 21 janvier 2024

Effluves



Que se passa-t-il ce jour-là ? Il est bien difficile de le savoir. On peut supposer que celui que j'avais appelé Adâne, certainement très jeune, dormait seul. Il n'y avait guère que quelques jours qu'il devait être apparu. On le suppose, car rien ne peut le prouver. Mais la position que le jeunes ânes adoptent, au vu de leur poids et grandeurs, pour dormir, nous le savons aujourd'hui, nous pousse vers cette hypothèse. Un âne plus âgé serait devenu trop petit pour pouvoir atteindre la hauteur des herbes qui poussaient au pied de l'arbuste sur lequel nous étions. Et puis il y a le fait que, depuis ce jour, Adâne a perdu la mémoire. Enfin, il serait plus juste de dire qu'il n'a perdu la mémoire que pour ce qui concerne avant ce jour-là. Étaient-ce les effluves de certaine herbe interdite qui lui montèrent au nez? Étaient-ce les rêves qu'il fit qui firent apparaître les herbes? Toujours est-il qu'il y pris goût.












L’épreuve du feu

 Au Moyen Age, le "volet" était une voile qui servait de tamis pour trier les graines. Au XVe siècle, il se transforma en une assiette de bois dans laquelle on triait les pois et les fèves. "Trier sur le volet", c'est donc "trier méthodiquement", opérer une sélection.
 En 1532, Rabelais a le génie, dans son Pantagruel, de transposer l'expression des pois chiches aux personnes, il parle d'"élus, choisis et trier comme beaux pois sur le volet”
 



Les conversations avec certains ânes arboricoles étaient des plus surprenantes… 

– À quoi reconnait-on que tu as subi l'épreuve du feu ?
– À ma crinière courte et calcinée qui pousse drue sans jamais s'allonger et à la flamme constante qui brille dans mon regard.
Je suis passé à travers les écrans de fumée nés de l’illusion. Je connais la chaleur du feu primordial et, je le dis avec respect, je n'en ai plus aucune peur. J'ai appris aussi:
- Qu'il n'y a pas de fumée sans feu.
- Qu'une fumée peut en cacher une autre.
- Que le feu se nourrit de bois mort.
- Que ce qui brûle n'amasse pas mousse… enfin… ne devrait pas…
- Que le feu lutte contre le feu.
- Qu'à son contact, la pierre peut exploser.
– Qu’avez-vous appris encore?
– Alors… que vous dire? Finalement… j’ai appris que tout cela est un savoir inutile si je ne sais rien de l’eau… et de l’air… et…


samedi 20 janvier 2024

Inhibition


« Nul ne consulte une archive sans projet d’explication, sans hypothèse de compréhension; et nul ne s’emploie à expliquer un cours d’événements sans recourir à une mise en forme littéraire expresse de caractère narratif, rhétorique ou imaginatif.»

Ricœur, 2000 : 170).






Nous sommes confus de vous annoncer qu'il nous a été rapporté que le rapport que nous vous avons reçu dans la soirée d’hier ait subi quelques dommages. Nous suspectons fortement que ces dommages n’aient pas une origine naturelle… Il se trouve qu’une sorte de faisceau d’indices nous amène à la désagréable conclusion que votre hypothèse, celle qui est à l’origine de la mission d’Ulysse, semble, malheureusement... se confirmer… Si nous nous  devons d'employer le mot "malheureusement", c'est pour deux raisons. La première est la confirmation de votre hypothèse et la deuxième est que la manifestation des symptômes est en quelque sorte freiné par le psychisme et surtout l'inhibition d'Ulysse. Pour parler plus simplement il sent que l'émotion monte... mais, nous dit le rapport de notre Très Fidèle Patrouille "il refuse de l'exprimer et d'y succomber"... et... malheureusement... troisième occurrence... non seulement il garde les idées claires... mais...


Signé le Discret, au nom de l'Office des Affaires Étranges et de la Santé, au service du très Grand et Très Vénérable Vérificateur des Croyances


«Voir»

 
« Quel rapport existe t-il entre l'acte de « voir » et le fait d'être un témoin? «Voir» implique le sujet instinctivement, émotionnellement et intellectuellement. En cela « voir» ne consiste pas à être un simple témoin distant de l'objet perçu. Mais dans la mesure où «voir» c'est percevoir la réalité profonde, intelligible, telle qu'elle est, «voir» c'est être témoin de la vérité et partant de la Tradition. A présent quel rapport existe t-il entre l'acte de «voir» et l'acte de regarder?
Regarder peut être deux choses: examinons donc l'un après l'autre chacun de ces deux cas.
Regarder peut être d'abord regarder de manière neutre les phénomènes sensibles en s'en tenant aux informations sensorielles sans chercher à aller jusqu'à les comprendre: or cet acte se différencie du «voir» en ce que celui-ci est un acte intellectuel de l'intuition et non un acte des sens. Et ensuite regarder peut être regarder avec les yeux du désir en sélectionnant dans le spectacle sensible qu'on a sous les yeux ceux des phénomènes qui sont susceptibles de satisfaire nos désirs : or cet acte possède un point commun et une différence avec le «voir».
Le point commun est que le «voir» est lui aussi animé par un désir, mais ce désir vise à comprendre et non à se satisfaire. Quant à la différence, elle tient au fait que dans le regard animé par le désir de se satisfaire c'est le sujet qui sélectionne dans le spectacle sensible les seuls objets répondant à ses désirs subjectifs alors que dans le «voir» c'est l'inverse qui se produit: c'est le phénomène extérieur qui, en prenant l'initiative de me regarder, me sélectionne et fixe en retour ma perception sur lui, ce qui me permet finalement de prendre conscience de son niveau abstrait, objectif.»





 Dans la tête d'Ulysse, emplie d'un ciel nuageux, des vagues se brisent sur des falaises. Vu du ciel un cours d'eau serpente entre des collines rocheuses. Émergent d'une eau turquoise de longs rochers rougeâtres. Un volcan bouillonne de lave et de petit caillou rouges, étincelant par moments, sont projetés dans le ciel. Dans la tête d'Ulysse, miroir du monde qui l'entoure, émergent lentement tout un faisceau de signes qu'il ne comprend pas. Peu à peu ils composent une fresque abstraite qui ne cesse de se transformer et de coloniser son esprit...
– Se pourrait-il qu'ici je puisse entrevoir ce à quoi pouvait ressembler la terre primitive, bien avant que les hommes ne la soumettent? Se demande-t'il avec naïveté en essayant d'en tracer, d'en comprendre le contour avant que de plonger dans le vide des profondeurs.
Il est accompagné d'un âne à propos duquel il se demande:
– Que peut-il bien voir... ou comprendre que moi-même je ne peux pas...
 
 
 
 
 
 

vendredi 19 janvier 2024

Complexité infinie

 
"C'est alors seulement que Luke Howard avise un homme âgé, appuyé sur sur la barrière de bois, à vingt pas de lui sur sa droite, penché vers l'abîme. En ce temps d'avant la photographie, tous les voyageurs savent dessiner un peu; sur son carnet de voyage abrité derrière un pan de sa pèlerine, il croque un vieillard courbé vers le vide. L'homme sent peut-être ce regard posé sur lui; il s'arrache à sa contemplation, il se redresse, esquisse un léger salut et sourit..."

Stéphane Audeguy : "La théorie des nuages", roman, nrf Gallimard
 
 
 
 

 
De jour, la tempête fait rage sur les rochers désertiques de l'Archipel. Debout devant cette immensité qui le dépasse, prisonnier sur ces îles volcaniques, Ulysse contemple. Il est incapable de rentrer chez lui. À l'origine, il était censé remplir une mission dont il ne connaît ni les tenant ni les aboutissants véritables. Il n'a reçu qu'une petite feuille d'une plante inconnue qu'il est officiellement chargé de retrouver. Comment s'était-elle retrouvée dans les mains du Grand Collège qui l'a missionné? Il n'en sait rien.. Il ne croit pas au mensonge qui lui a été distillé... Elle lui tient lieu de garde page pour le carnet dans lequel consciencieusement il note, dessine et reconstitue une histoire... la sienne... débarrassée des scories de son éducation. Il ne sait plus plus comment il est arrivé sur ces îles... pas plus qu'il ne sait comment il passe de l'une à l'autre... Il est comme étranger à lui-même. Curieusement, c'est le constat qu'il fait, cette position, presque sans passé, sans condition sociale, sans famille, lui donne accès à ce qui, jusque là, lui était resté inaccessible...
– Ne plus recevoir de nouvelles m'avait fortement déstabilisé, puis, progressivement, je me suis senti libéré. C'était avant tout comme un retour au corps, aux sensations physiques. Confronté aux éléments, loin de tout ce qui jusque là m'avait été imposé, j'apprenais à connaître ce que mon corps ressent face à la vie... C'est alors que j'entendis comme un écho lointain:
Que la simplicité est le point à partir duquel nous apparait dans toute sa splendeur la complexité infinie du monde… 
 
 

Émotion


 « On ne saurait «expliquer» l’émotion, celle-ci ne se comprendrait que dans son expérience: “Pour expliquer l’émotion, il faut recourir aux sensations issues des réactions que la mauvaise nouvelle reçue par nous a provoquées dans notre organisme” mais alors on sombre dans l’émotion et on échappe à la froide analyse; le pourrait-on, “il resterait toujours à chercher la source de l’émotion comme émotion”.»

Louis Ucciani , Image et représentation
Octave Hamelin, Essai sur les éléments principaux de la Représentation
Paris, Alcan, 1925, p. 388.



Adâne était beaucoup trop jeune et trop grand pour s'aventurer sans danger sur une si fine branche. Quant à moi, qui alliait la maladresse à la taille et au vertige… n’en parlons pas trop. De plus le vent s’était levé, léger mais suffisant pour disperser les feuilles qui disparaissaient l’une 
après l’autre. Adâne et le petit âne arboricole me précédaient et ne semblaient pas conscients du danger. Il ne restait plus qu'une seule de ces feuilles qui les rendaient fous. L’émotion fut à son comble lorsque que la branche cassa, je l'attrapais par la queue, le sauvant ainsi d'une mort certaine, il me lança un regard, chargé de surprise, de peur et de colère, dont je me souviendrai toute ma vie. Nous n'eûmes pas le temps de faire attention à la disparition de l'âne arboricole. Aujourd'hui, j'en connais mieux la signification.

jeudi 18 janvier 2024

Une si petite feuille…

 
« La philosophie ne semble pas s'intéresser au parfum. Les grands penseurs n'en parlent que très peu, sinon pas du tout. Il faut le plus souvent se contenter de quelques remarques allusives sur l'odorat ou de quelques comparaisons entre les pouvoirs respectifs des sens. Ce silence peut signifier deux choses: d'une part, les bonnes odeurs n'ont pas grand chose à nous apprendre et il est légitime de les négliger; d'autre part, sur le plan pratique, elles ne sauraient jouer qu'un rôle second dans les registres du plaisir et du bonheur. Celui qui est en quête de vérité et d'accomplissement de soi semble donc pouvoir s'en détourner.
Mais ce laconisme n'est pas sans difficulté. Car s'il est confortable de s'appuyer sur une tradition apparemment homogène pour rendre insignifiant le registre du parfum, on doit reconnaître que ce consensus s'est établi autour d'un certain nombre de postulats, notamment celui de la primauté du savoir scientifique et conceptuel.»

Mathieu Dubost, Vers une réhabilitation phénoménologique du parfum 
Réflexions autour de Maurice Merleau‐Ponty
et d’Edmond Roudnitska



À l'instant où ce qui me paraissait être une luciole apparut, se posa et disparut, je vis avec émotion une feuille apparaître sur une des racines placées légèrement en contre-bas. J’étais agréablement surpris, tout ce mouvement m'avait distrait de mes pensées. J'étais comme un enfant face à une sorte de petit miracle. Ce n'était pourtant rien qu'une feuille banale, mais elle me plaisait et semblait m'inviter à la cueillir. Ce que je fis sans réfléchir. Je repartis avec elle. Chemin faisant, je me mis à la humer. En même temps que des odeurs fort diverses, apparaissaient des images... Je pensais soudain que cette petite feuille aux capacités si intenses allait disparaître. Je pensais à sa mort prochaine due à mon geste. J'en arrivais à regretter de l'avoir cueillie. Quand je me retournais pour revoir l'arbre au pied duquel je l'avais cueillie, je ne vis plus rien...


Autorité

 


" Les rayons des quatre étoiles saintes ourlaient si bien de lumière son visage que je le voyais comme face au soleil.
« Qui êtes-vous qui remontant le fleuve aveugle avez fui la prison éternelle?»

Dante, La divine comédie

Non loin de là, sur l’autre partie de l’archipel, Pinocchio, l'Autre, est épuisé. Pendant des heures et des heures il a repêché sans relâche des dizaines de  ses semblables. Petits corps disloqués que la mer en furie charrie violemment. Pour l'instant, il dort. 
De mystérieux courants traversent la baie et puis semblent monter vers le ciel. Un instant il repense à ces derniers instants qu'il a vécu non loin de là, avec Nounours et Al.



Si l'on en croit Alias d'Alias, Al pour les intimes, Nounours, grâce à lui et ses bons soins, serait sur le chemin de l'humanisation. C'est lui qui nous le communique dans ses écrits qui seuls font référence. Il est intéressant de noter, selon l’Enfant Lune, que:

– "Nounours était passé par deux stades différents, non pas subitement comme je ne pouvais le constater alors, mais lentement, presque imperceptiblement. Je n'étais qu'un enfant et je ne savais pas à quel point j'étais perturbé. Je ne pensais tout simplement pas. Comme tous les enfant qui se réfugient dans les bras de «leurs Nounours», à leur insu, je lui avais donné une sorte de statut, celui de mère de substitution pour commencer, et puis, le temps ayant passé, tout s’était inversé, il était maintenant comme un fils. J'étais devenu père en manifestant à son égard, cette autorité terrorisante qui pesait sur moi."


mercredi 17 janvier 2024

Un renflement lumineux


« De trop ingénieux archéologues ont eu, je le sais, la prétention de ne rien laisser d'inexpliqué dans la cathédrale.
Suivant eux, la moindre fleur, le moindre monstre grimaçant auraient un sens que les théologiens du Moyen Age nous révéleraient. (...) Mais il eurent tort de croire que les artistes enfermèrent dans leurs moindres œuvres une conception symbolique du monde. Sans doute, ils le firent quelquefois et suivirent avec docilité les enseignements qu’ils recevaient (...). Mais, pour la plupart du temps, ils se contentèrent de reproduire la réalité pour leur plaisir.»

E. Male, L'art religieux du XIIle en France
Armand Colin, 1948, p.105-106

 
 

– Notre maître vous-a-t'il parlé de cette histoire?
– Je ne crois pas... en tous cas je ne m'en souviens pas.



Bien qu'Ulysse, en flagrante contradiction envers ses engagements, ne nous donne plus de nouvelles. Cependant, avec grande prudence et discrétion, selon les circonstances, nos deux fidèles surveillants peuvent le suivre de plus ou moins loin. Soyez rassuré, il ne se doute de rien.
Après que la petite larme qu’avait versé Ulysse sur la feuille de sa plante, quelque en soit la raison, celle-ci nous reste momentanément inconnue, atteignit la base de son pétiole, celui-ci, immédiatement se gonfla de sève. C'est alors qu'apparut une deuxième feuille, toute semblable à la première, plus petite, mais qui grandit à une vitesse prodigieuse et douée des mêmes capacités que la première. En même temps était apparut un renflement entre le deux pétioles. Un halo lumineux légèrement hésitant semblait émaner de sa peau diaphane. Il faudra, si l’on en croit les rapports antérieurs d’Ulysse, attendre la stabilisation de cette lumière pour que, à son image, d’autres surviennent et que se développe la plante dont l’existence même, je le rappelle, reste, ô combien, sujette à question… et ce malgré les documents qu’Ulysse nous envoie. Aucune illustration ne peut valoir pour preuve de quoi que ce soit, excepté en ce qui concerne l’imagination.

Signé le Discret, au nom de l'Office des Affaires Étranges et de la Santé, au service du très Grand et Très Vénérable Vérificateur des Croyances 
 

De rideau en rideaux


 « À présent je dis qu’il est besoin de toucher avec la main les apparences pour être détrompé.»

Déclare l’ingenioso caballero don Quichotte de la Manche au chapitre XI de la Segunda parte de son histoire parue en 1615.
 
 
 
 
 

 
 
 

De théâtre en théâtres, de rideau en rideaux, depuis ma découverte… j'essaie, du mieux possible, de reconstituer l'histoire... Certes certains fragment sont limpides, mais il en est d'autres, bien plus nombreux, qui résistent à la mémoire... Comme il a été dit précédemment, j'étais arrivé sur une une île. Sur cette île pousse une très petite plante à laquelle j’ai attaché le nom de Lunador et sur laquelle vivent de petits êtres que j’ai nommé les ânes arboricoles… après que j’eusse vécu ce que chacun, peu à peu, pourrait connaître à son tour, chacun selon ses aptitudes, convictions, titres et qualités… même si j’ai continué d’écrire des rapports aussi complets que possible, je n'ai plus répondu à aucune sollicitation de la société à laquelle, malgré moi, je suis censé appartenir. Pas plus que je n’ai plus répondu à ceux qui m’ont secrètement envoyé ici… surtout des membres hauts gradés de notre très discrète compagnie. Dès le moment où je me retrouvais confronté avec une réalité différente de la leur, je cessais d’être en accord avec le but et les idées de celle ci, les ennuis ont commencé… J’avais, dans le passé, déjà eu certains problèmes, mais ils avaient été plus ou moins résolus… Il n’en est pas de même aujourd’hui… 
Ce furent des moments très difficiles. Ce qui me sauva fut une autre découverte. Pour aujourd’hui je n’écrirais rien de plus sur ce sujet. Je ne sais pas encore comment il se fit que grâce à la presse et à la télévision, sans jamais les avoir rencontré,  j’aie acquis une certaine popularité. C’est cela, j’imagine qui à l’origine d’avoir aussi récolté, après tant d’autres, une très riche collection d'attributs blessants: mythomane, imposteur au long cou, infidèle ravi de la crèche, rat botté ou aussi étrange qu’oxymore plumitif, et, pour couronner le tout, constipé rablaisien. Comme si l’on ne pouvait être autre chose que ce que l’on est.


mardi 16 janvier 2024

Un rêve parmi tant d’autres


«  La réalité n’est-elle qu’un rêve parmi tant d’autres?»

 


 
“Aussi loin que puisse avoir été Ulysse dans sa relation avec les ânes arboricoles il était loin de se douter de la richesse de leur société...”
Cette note, qui ne nous est pas parvenue par les canaux habituels, Monsieur le Très Grand et Très Illustre Surveilleur des Croyances, n’eut pas dû être rédigée et illustrée ainsi. Et surtout elle n’aurait pas dû être transmise à l’ensemble de nos officiers… si ce n’est à l’ensemble de nos membres… Malheureusement, en privé certains l’affirment et envisagent avec sérieux d’en faire un sujet d’étude… Le responsable sera puni comme il se doit dès lors qu’il sera démasqué. Il va de soi que de telles balivernes ne devraient point prendre place dans un esprit rationnel. Je crois qu’il serait bon de prendre les mesures qui s’imposent pour éviter que de telles idées à propos de l’existence ce soi-disant peuple des ânes arboricoles ne se propagent. Nous croyons utile de vous faire part de certains doutes et mouvements douteux qui se manifestent dans Votre Très Estimé Collège. Le premier serait… (le reste du document est illisible par endroits ou carrément déchiré )

Signé le Discret, au nom de l'Office des Affaires Étranges et de la Santé, au service du très Grand et Très Vénérable Vérificateur des Croyances 

Séismonastie

 


« Je voudrais prendre le « chemin tournant » et vous emmener dans ses cercles, ses coins et recoins, ses tours et Retour(s), ce chemin où le marcheur crée sa démarche rationnelle, initie ses envies et recueille ses idées telle une rosée matutinale; prendre le « chemin tournant », respectueux des invisibles contours de la vérité et des détours que sa quête nécessite, ponctuer l'allure humaine de son rythme essentiel, marcher, marcher encore, mais toujours chercher à sillonner le dire, autant que l'énigme d'une vérité de l'être, tantôt sujet de concentration et de conversion, tantôt objet d'une spirale vertigineuse; faire du vagabondage, de ces rencontres, de ces face-à-face entre le réel et le «moi», l'emblème d'une métaphysique où la vérité de l'être se mêle au souci éthique de l'autre être (celui que je ne suis pas, qui existe indépendamment de moi), de l'autre, de l'inconnu.»

Sylvie Fleury, Métaphysique de l’imagination, folio essais 



...un vrai miracle. La feuille se mit à vibrer quand Ulysse approcha son doigt sans même la toucher. Ensuite, tournant… se retournant… elle se mit à s'enrouler sur elle-même. Elle fait de même au moindre choc, même le plus minime. C'était ce qu'en jargon botanique il est convenu d'appeler “séismonastie”.
– Un mouvement extraordinaire et spectaculaire du règne végétal se produisait sous mes yeux et j’en étais la cause, ou du moins une part de celle-ci. J’avais des doutes. Je ne sais si la cause en était la larme, ou peut-être le sentiment que j'avais éprouvé et qui l’avait projettée, dira-t-il plus tard.
Ce que Ulysse, envoyé très spécial du Très Grand Surveillant des Croyances, ne pouvait voir, car dissimulé par sa petite taille et l’enroulement de la feuille, était un de ces êtres qu’il n’avait vu que subrepticement et que depuis il recherchait depuis si longtemps.

Mythe et structure

 
« Il semble que le grec muthos désigne, avant que s’installe l’opposition avec le logos, quasi toute parole –un discours en général, qu’il soit récit, rumeur, message, conversation, conseil, projet, etc. L’affaire dont il est question ou dont on fait mention, quelle qu’en soit l’espèce, est un “mythe”. Pour condenser, il suffit, pour “mythifier”, d’une seule condition: que la chose ou la cause dont il s’agit soit, en somme, remise entre les mains des signifiants.
Le mythe se logerait dans l’écart du signifié et du signifiant, il serait comme l’interprétation tremblée qui accompagne le geste de “se référer à”. Toute intention se dépasse elle-même, manque son objet, ou encore l’excède en l’obombrant d’un halo inséparable d’une précipitation à comprendre, c’est-à-dire à interpréter. L’expérience humaine fait sens parce que, héritière de la confusion, elle s’efforce de séparer, trier. Elle n’en a jamais fini avec cette tâche de discernement. C’est là l’itinéraire du mythe: il indique que l’attitude objective n’est pas naturelle. Le mythe est une décantation de sens.»

Michel Guérin, Qu’est-ce qu’un mythe?



Tou ce que nous voyons et ce que nous croyons pourrait être fortement dépendant des conditions dans lesquelles ce tout est apparu ou s’est construit. S’il s’agit d’une construction, alors, comme toute construction, elle est susceptible de se déconstruire… ou d’être vue sous un autre angle susceptible à son tour de nous donner la possibilité d’y voir autre chose… jusqu’au moment où, par le plus grand des hasards, apparaisse, enchâssée dans la première, une nouvelle structure qui… 
Cela dit l’étrange odeur de la feuille nous poursuivait. Loin de m’évoquer une histoire passée ou de provoquer une nostalgie quelconque, elle manifestait une sorte d’envie qui, en écho, faisait surgir une envie de moi-même. Et manifestement il en était de même pour Adâne.
Définir de manière univoque ce qui se passait était condamné à l’échec… Il en eut fallu une seconde et plus encore…





lundi 15 janvier 2024

Une simple larme

« Il y a cette autre question posée par Wittgenstein qui vise à déterminer quand l’enfant sait qu’il rêve? À partir de quand cette succession de séquences d’images qui envahissent son esprit est-elle renvoyée à un ailleurs du réel? Que ces images soient indépendantes de la conscience, dans le rêve proprement dit, ou plus ou moins guidées par elle dans la rêverie, que l’on peut concevoir comme une mise en scène. Nous sommes alors non plus dans un processus extérieur de saisissement des choses en images, mais dans un moment du réel où l’image possède la même «naturalité» que le concept. Il n’est pas sûr alors que la prévalence accordée à celui-ci obéisse à ce qu’il serait une construction plus élaborée de la réalité; la fascination viendrait-elle de ce que l’image est dans la ressemblance et que le concept est d’ailleurs?

Louis Ucciani, Image et représentation




Soit sous l'effet du vent qui soufflait modestement, soit sous l'effet d'une tristesse passagère, toujours est-il qu’Ulysse laissa échapper une petite larme. Bien que cette larme, conformément à sa nature, soit salée, l'effet qu'elle fit en tombant sur la plante, fut... des plus surprenant… Instantanément, un nuage de parfum se répandit sous nez, l’image de la plante, en lui, produit une telle trace qu’il en est comme fasciné. Quelque chose, réellement en lui grandit… et dans le même temps, comme si la plante, devant lui, devenait l’image de ce qui en lui se transforme. Une troisième feuilles apparaît pendant que la deuxième se développe…

« Jacob accueille la Tristesse comme un compagnon merveilleux, un prochain qui offre tellement par sa venue qu'il lui donne instantané ment tout ce qu'il possède; ainsi de la dette éprouvée à son égard, nous glissons vers l'idée de don, en trans. formant sa venue-à-nous (soit la venue de l'autre) en don authentique de nous-mêmes (soit la venue-à-soi de l'un). Sur le tapis de prière, Jacob reçoit la Tristesse comme un don et non plus comme une dette; par la venue de l'autre, de cette chute de la Tristesse divine, Jacob vient à lui, c'est-à-dire découvre l'émotion triste qui l'étreint, à savoir l'émotion réflexive. En donnant «tout ce qu'il possède» à la Tristesse, Jacob offre à l'émotion triste l'intégralité de sa personne, son intériorité; il sacrifie sa contemplation à la tristesse si bien qu'elle devient indistincte de sa réflexion et du regard contemplatif qu'il porte sur les choses: faire présent de l'éclat de ses yeux noirs, c'est mettre à la disposition de l'émotion triste sa vision des choses, son appréhension du réel, et atteindre ainsi leur fondement par le biais d'une émotion réflexive. La Tristesse est alors au fondement de la connaissance éthique du réel: l'éclat des yeux devient lumière d'eau, transparence des larmes, réflexion sur les reflets, sur les formes imaginales. Sohravardi parle de «chagrin», mais cela n'a rien de douloureux. C'est au contraire l'expression d'une confiance et d'une confession de la part du fidèle envers Nostalgie. C'est en pleurant, en éprouvant l'émotion du fondement, ou encore en recueillant en son sein la réalité fondamentale, autrement dit en en faisant sa propre demeure (la maison de l'âme est «maison des chagrins» qui est à son tour maison du réel), que Jacob découvre l’approche authentique du réel.»

Cynthia Fleury, Métaphysique de l’imagination, p.554



Au delà du mimétisme


« À quoi bon créer une œuvre quand il est si bon de la rêver.»

Ce sont les derniers mots du Décameron, [1971]
 Pasolini en Giotto contemple la fresque achevée, il est de dos..


Ulysse, après avoir planté avec succès la petite feuille qui lui avait été offerte se rendit compte que l'eau des arrosoirs qu’il remplissait à la source, pas plus que l'eau des nuages ne convenait à son arbre. Celui-ci stagnait et la deuxième feuille peinait à se développer. La plante, elle-même, ne semblait pas en mauvaise santé, mais elle ne grandissait pas. Cependant l’espoir de la voir se développer ne faiblissait point dans le cœur d’Ulysse.
– Se pourrait-il que cet espoir ne soit pas suffisamment grand pour qu’elle se développe à son image? La plante et son image seraient-ils liés d’une certaine façon… et… se pourrait-il aussi que le principe de l'image soit plus qu’un mime de ce à quoi elle se réfère…



dimanche 14 janvier 2024

Un puissant parfum


 « L’unité de la chose n’est pas derrière chacune de ses
qualités: elle est réaffirmée par chacune d’elle, chacune d’elle est la chose entière. Cézanne disait qu’on doit pouvoir peindre l’odeur des arbres.»

Maurice Merleau‐Ponty
 

 Pour la première fois Ulysse a mis la main sur une feuille de l’arbuste à qui il a donné le nom de Lunavide ou Lunador et qui ne cesse d’apparaître et disparaître en différents endroits de l’archipel.
– Je crois reconnaître le parfum que m’a décrit Adâne… Je ne crois pas que je puisse résister à le renifler quelque peu.
Le souvenir du parfum et de la forme de la feuille qui me fut remise lors de mon départ par le Très Grand Observateur me revint en mémoire. Comment n’avais je pu, beaucoup plus tôt, la reconnaître? Certes la puissance du parfum de celle-ci est considérablement plus puissante… mais c’est la même!
Comment était elle tombée entre les mains du Très Grand Observateur?
C’est un vrai mystère… que je me devrais d’éclaircir… tout autant que je me dois de contrôler que sa ressemblance avec les feuilles de Lunavide n’est point fortuite… Hélas, je dois confier à ce mémoire que depuis un certain temps je l’avais oubliée. Non seulement je l’avais complètement perdu de vue, mais sa présence même… physique et mentale, avait disparu de mon esprit alors même que ce fut elle qui avait été l’élément déclencheur de ma participation à cette mission. Du moins c’est ce que je croyais alors…



Une voie qui s’ouvre

 « J’ouvris les yeux, me les frottai, et vis que je ne dormais pas, mais que j’étais éveillé pour de bon. Malgré tout, je me touchais la tête et la poitrine pour m’assurer si c’était bien moi qui étais là, ou quelque vain fantôme; mais le toucher, mes sens, et les discours raisonnés que je me tenais, me garantirent que j’étais bien là-bas celui que je suis à présent.»

Cervantès, Don Quichotte



Adâne n’est pas un arboricole. Il est simplement un âne sauvage de très grande taille. Habituellement, selon les écrits d’Ulysse, il se nourrit sans cérémonie de choses très communes. Tout cela pourrait être très simple et banal… Un jour, cependant, il crut reconnaître, dans la fragrance légère qui lui chatouillait les naseaux, un sentiment inconnu qui lui fit frissonner l'échine…
– Quelle est donc cette caresse qui me réchauffe le cœur… C'est là une chose étrange. On dirait qu’elle ouvre une voie dans laquelle, irrésistiblement je me sens attiré, se dit Adâne.


samedi 13 janvier 2024

Tout ne se vaut pas

 
« Le monde est d’une certaine façon selon une certaine façon qu’on en a d’en parler, relativement à une certaine théorie qu’on en a...»
 
 Paul Boghossian, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance
 

 
Pour le peu que je puisse les connaître, il serait vain de croire que les ânes, quels qu'ils soient, puissent comme nous jouer avec les mots... Ce qu'ils m'ont communiqué est bien au-delà de tout ce que je pourrais dire avec mes propres mots et tous ceux que j'emprunte pour essayer de traduire ce qui ne peut l'être... mais je considérais que là était mon devoir, comme une sorte de dû...
 
"Tout ne se vaut pas. Il serait faux de dire que toutes les excentricités se valent. Famille de cœur et famille d'esprit valent bien celles du sang. Lorsqu'il y a des convictions très fortes, il peut arriver qu'en répondant à une question qui se pose, cette volonté forte nous fasse dévier légèrement... Nous sommes dans un monde qui se caractérise par un matérialisme effréné. Nous devrions tous être effrayé... Serions nous, comme le disait Jean-Marie Pelt, dans l'impossibilité d'avoir un regard un tout petit peu spiritualiste, non pas sur l'homme et sa prétendue humanité... mais sur le nôtre, nous qui sommes censé ne pas avoir de langage et qui n'avons aucun autre horizon que d'être leurs esclaves, pour parler comme eux. Il est implicitement acquis dans leur culture que le monde, tel que nous le concevons, n'a, pour eux, pas de sens du tout. Tout ne serait que hasard, contingences... et raison... Il n'y aurait aucune loi, aucune force, pour animer ce vaste mouvement que chacun, non seulement peut admirer, mais auquel il participe pleinement sans toujours le savoir... C'est ainsi que nous est arrivé Ulysse. C'était ainsi qu'il était avant que ne vacillent ses idées, sans que pour cela ne vacille la notion d'absolu. Probablement que ce qui le définissait était conditionné par son lieu d'origine... L'être humain est-il condamné à n’être que le produit de facteurs particuliers, géographiques, accidentels, ou bien existe-t-il une nature humaine véritablement affranchie de tout trait contingent?"