lundi 30 août 2021

Souvenirs

 "On sait depuis Descartes que les illusions d’optiques, comme celle qui fait « qu’un bâton paraît rompu dans l’eau, à cause de la réfraction » peuvent être corrigées par l’entendement, cette faculté qui « corrige l’erreur des sens ». Comment se fait-il, dès lors, qu’aucune inspection de l’esprit n’ait pu définitivement mettre fin à cette illusion surréaliste et en expliquer les causes ?"




Une trêve, fulgurant instant,
 pénétra soudain,
somptueux moment,
sans aucun dessein
le cœur d’un monument.
 
Platon n'a pas toujours été celui que l'on peut voir dans cette histoire. Comment faire en sorte que le passé entre libéré dans le présent sans pour autant qu'il ne s'étende au-delà de ce qu'il a été ou qu'il ne soit que pâle copie de ce qu'il a été. La mémoire est un réceptacle dont la forme, lentement, prendra le pas sur ce qu'il contient. Quand la cendre, déjà grise devient bientôt blanche les souvenirs accumulés, comme les braises du foyer, au moindre souffle s'élèvent. Ils suivent, confiants, les anciens chemins qui partent en fumée.    

Mémoire

 « Qu'ayant demeuré assez longtemps en cet état il était tombé dans un doux et agréable sommeil dans lequel il avait eu cette vision : "Il me semblait, disait-il, que je creusais le fondement d'une maison et que j'entendais un homme qui me disait de le creuser encore davantage; ce qu'ayant fait et me voulant reposer, il me commanda derechef de le creuser. Et la même chose étant arrivée quatre fois de suite, il me dit enfin que ce fondement était assez creux, et que je bâtisse désormais tout à mon aise, comme si je n'eusse dû avoir aucune peine dans tout le reste de l'ouvrage."» *






Platon, lui aussi creusait. Mais ce qu'il creusait était ce qu'il appelait sa "mémoire". Le vertige des profondeurs est fort semblable à celui des hauteurs. Ils finissent immanquablement par se confondre.

– Plus je creusais et plus la sensation  de m'élever devenait présente à mon esprit et me donnait le vertige. Lequel tenait plus au fait que plutôt que de me rapprocher d'un centre que je croyais enfoui, j'avais la nette et double sensation que par mon élévation je m'en éloignais et dans le même temps, que le centre duquel j'eus dû me rapprocher, s'éloignait. Chaque ouverture, parmi toutes celles que je mettais à jour, qui eussent dûm'inonder de lumière, me submergeait de courants qui n’étaient pas miens et qui menaçaient de m'emporter à chaque instant...

La mémoire est un objet curieux.

– C'est le seul objet que je possède et ce n'en est pas un...

*  Vie de Saint Syméon l'Ancien, Stylite
  Théodoret, évêque de Cyr 

dimanche 29 août 2021

Mystère

 

 


– C'est un mystère…
– Je vous l'accorde...
– Cependant il me semble qu'un peu de raison mettrait bon ordre à ce mystère…
– Nous pourrions considérer tout cela comme un simple exercice de logique…
– En premier, pour ce qui est de notre exemple et non d'un point de vue théologique…
– …nous avons de l'obscurité.
– Cette obscurité se définit par le fait qu'elle n'est pas visible.
– Jusque là je vous suis...
– D'un autre côté, nous avons la lumière qui est le phénomène par lequel nous pouvons voir...
– Expliquez-moi cela!
– C'est très simple, sans lumière nous ne voyons rien...
– Ceci ne veut pas dire qu'il n'y a rien...
– C'est juste... que tout comme le poisson qui vit dans l'eau n'est pas l'eau, ce qui vit dans l'obscurité n'est pas l'obscurité... et qu'il faut qu'il y ait de la lumière pour le voir.
– Cependant cette lumière pourrait aussi bien éclairer l'obscurité que ce qui y vit ?
– C'est bien là que réside le mystère...
– Vous voulez parler des étoiles ?
– Non, ce dont j'aimerais vous parler, c'est du mystère de la production, par elle-même, de la lumière d'une étoile ou de certains poissons… 

samedi 28 août 2021

Reflets

 


 

Il arrive que jeu de reflets entre le texte et les images se déploie avec la même ambiguïté que celui qui prend place dans les espaces entre les mots. Ces blancs constituent des ruptures. Ce ne sont non pas seulement des ruptures du récit, et donc du temps, mais aussi du sens qu'ils contiennent. 

 Entre les phrase elles-mêmes, ces blancs sont aussi nécessaires que la ponctuation qui est langage elle-même. Tels des chefs d'orchestre, ils dirigent le lecteur, lui indiquent le rythme et, souvent, l'intonation. Ces écarts, s'ils sont utiles à la clarté de la lecture, sont aussi des espaces vierges que l'imagination, sans toujours se faire voir, remplit à foison. Mais leur rôle, libéré de la tyrannie du sens et de l'ordre de la ponctuation, est encore bien plus grand dans les récits de mémoire où le plus souvent ils peuvent prendre presque toute la place...


Passe

 



Derrière le voilage à peine clos s’agitent en cadence des remous à peine visibles, certes, mais entraînant.
– Faut-il tenter de résoudre les énigmes d'un monde invisible?
– De quoi parlez-vous ?
– Quel signal nous conduirait vers la passe?
– Vous ne m’écoutez point!
– Ce serait cet endroit dangereux où une  porte s'ouvre, à moins que ce ne soit un piège qui se referme…
– On se doute bien que tant de passage à cet endroit ferait venir quelques curieux
–  Mais c’est quand même une véritable surprise d'en voir des centaines attendre ce qu'ils ne ne peuvent savoir…
– C’est impressionnant…
–  Un tel nombre est impossible  à embrasser d'un seul regard.

"Le soir venu ils se rassemblaient formant une sorte d'entité presque impénétrable de corps agglutinés. Que se passe-t'il en plein milieu de la meute quand on est autour. Impossible de le savoir. Il fallait absolument que l'un d'entre nous se confonde avec eux pour le savoir."

vendredi 27 août 2021

Bien du temps est passé

 


 

Beaucoup de temps est passé. Bien des années après les événements, le juge Tancrède est devenu professeur.


Les quelques mots sur l'origine du texte que nous allons, ces prochains jours, soumettre à votre digne attention vous en feront, nous l'espérons, comprendre l'intention. Le texte dont nous parlons n'a pas été écrit exclusivement dans le but d'être publié. Il fait suite à ma rencontre avec un personnage étrange répondant, si j'ose dire, au nom de Julius.

 
En écrivant cet essai, je voulais savoir dans quelle mesure notre conception de la vie était compatible avec les vues, s'il est possible de dire cela à propos d'un aveugle, je parle de Julius, à propos du temps. L'admiration que j'avais pour Julius, la conviction qu'il m'apportait non seulement une nouvelle présence physique mais aussi certaines interrogations sur sa ou ses manières de penser. L'idée que sensations et philosophie seraient des domaines différents mais qui pourraient, sous un certain angle, se compléter, tout cela m'inspirait le profond désir d'essayer de pénétrer dans le monde, que je pensais obscur, de Julius. Mais cette recherche allait bientôt m'offrir un intérêt plus large. La conception du temps que semblait se faire Julius se manifestait par une expérience si directe et si immédiate qu'il semblait n'avoir aucune idée du caractère passager de ce temps. Il semblait vivre dans un présent qui me semblait, à moi spectateur complètement extérieur, comme quelque chose qui serait à la fois absolument innocent et complètement effrayant tout autant qu'immuable. Sans s'aventurer dans l'hypothèse d'un Temps absolu et primitif, comme abandonné de toutes spéculations intellectuelles, je pensais que la présence au monde de Julius s'harmonisait avec une croyance en un monde idyllique qui lui paraissait très naturelle. Julius devenait pour moi, comme pour tous ceux qui l'approchait, l'être le plus simple du monde. J'écrivis alors cette phrase qui était le point de départ de mon étude :
- Julius devenait ainsi, par son extrême simplicité, le phénomène le plus incompréhensible qui puisse exister. 

Sagesse, force et beauté…

 De toutes les façons qui pourraient exister pour décrire le monde, un chien n'en connaîtra qu'un nombre limité. Cependant, tout bien réfléchi, peut-être pourrait-on dire la même chose pour ce qui concerne les être humains...




" Mais avant tout, il y avait une flamme, une petite flamme vive, qui parcourait l'avant-scène de ma mémoire; elle brouillait le images  et les faits que je cherchais à évoquer, les faisait fondre et rougeoyer; et quand elle ne parvenait pas à les embraser, elle les tordait, les calcinait ou, cela pouvait aussi arriver, les dissimulait sous une braise tremblante." *

Au moment même où la petite famille de Platon s'éloignait de l'île, Daemon fit sa réapparition. Il n'était point question de le laisser là. Mais comment faire, le feu avait commencé son travail et, à défaut de sagesse, prenait force et beauté. D'où venait-il?  



* La leçon d'allemand, Siegfried Lenz 
Pavillon poche, Laffont

jeudi 26 août 2021

Toute chose

 



– L’avez-vous remarqué?

– Quoi donc?

– Nous ne portons point de nom…

– C’est étrange…

– Serait-ce parce que nous n’aurions point de réelle existence…

– Où voulez-vous en venir?

– N’est-il pas exact que toute chose créée porte un nom?

– Certains le disent…

– Alors?

– Alors… sans nom nous ne sommes point… ou alors…

– Ou alors… juste une sorte d’essai…

– Comment cela?

– Difficile de le dire… mais cela saute aux yeux…

– Qu’est-ce qui saute aux yeux?

– Nous ne sommes point ce que nous croyons…

– Ou alors…

– Dites…

– Cela serait… non… c’est impossible…

– Dites!

– Se pourrait-il que nous n’ayons pas été créés…

– Que voulez-vous dire?

– Je ne veux rien dire… je pense à haute voix…



Influences

 « La voyelle inconnue! » J'ai étudié les phonèmes de toutes les langues du monde, passées et présentes. Principalement intéressé par les voyelles qui sont comme les éléments purs, les cellules primitives du langage, j'ai suivi les vocaliques dans leurs voyages séculaires, j'ai écouté à travers les âges le rugissement de l'A, le sifflement de l'I, le bêlement de l'E, le hululement de l'U, les ronflements de l'O. Les innombrables mariages que les voyelles ont contractés avec d'autres sons n'ont pour moi plus de secrets. Et cependant, presqu'au terme de ma carrière, je m'aperçois que j'attends toujours, que je pressens toujours la Voyelle inconnue, la Voyelle des Voyelles qui les contiendra toutes..."*


Gallimard

Bise – Ce fumerolle ne me dit rien qui vaille...

– Et moi j'aimerai beaucoup savoir d'où elle sort... 

On ne sait pas qui a eu cette pensée et cette interrogation, ni comment elles se sont manifestées... Ce pourrait être l'un ou l'autre. En tous cas, de nuit ou de jour, tous deux aiment jouer avec cette forme insaisissable mais sujette à toutes les influences.


Revenons quelques instants sur la manière dont communiquent Platon avec son chien Platon, dit Platon le Petit, ou avec Daemon, le daemon comme son nom l'indique, ou encore son âne dont on ne connait pas encore le nom. En quelle langue communiquent-ils ? Et d'abord qu'est-ce qu'une langue et d''où viennent-elles?
On dit qu'il y en aurait entre six et sept milles qui sont répertoriées dans le monde, toutes, et de bien loin, ne sont point proches les unes des autre.
Le langage serait la faculté d'apprendre une langue. Mais, en ce cas pas la langue ne serait pas une langue, comme le français, l'allemand ou l'hindou ou une sorte d'entité qui engloberait toutes les langues, mais un concept particulier. Ce serait une sorte de concept qui définirait le fonctionnement et la nature de ce fonctionnement.
Nous parlons la même langue lorsque nous comprenons notre interlocuteur. Comment peut-on séparer le son d'une conversation du son ambiant, même quand celui-ci est complexe ou simplement bruyant. C'est très exactement ce qui se passe dans notre cas, entre  Platon et les autres et entre les autres entre eux, sauf que dans ce cas-ci, le fonctionnement décrit pourrait être élargi à la pensée. Une pensée, au sens large, qui se manifesterait sans l'aide du mot. Une sorte d'intention pour laquelle il faut une sensibilité qui sorte de l'ordinaire pour pouvoir la capter. Cela tombe bien, nos héros, qu'ils soient crédibles ou non, semblent en être dotés.

*
Le professeur Froeppel, Jean Tardieu
Éditions

mercredi 25 août 2021

Le souffle des mots

 "Suis ton plan, cher Lucilius; reprends possession de toi-même : le temps qui jusqu’ici t’était ravi, ou dérobé, ou que lu laissais perdre, recueille et ménage-le. Persuade-toi que la chose a lieu comme je te l’écris : il est des heures qu’on nous enlève par force, d’autres par surprise, d’autres coulent de nos mains. Or la plus honteuse perte est celle qui vient de négligence ; et, si tu y prends garde, la plus grande part de la vie se passe à mal faire, une grande à ne rien faire, le tout à faire autre chose que ce qu’on devrait. Montre-moi un homme qui mette au temps le moindre prix, qui sache ce que vaut un jour, qui comprenne que chaque jour il meurt en détail ! Car c’est notre erreur de ne voir la mort que devant nous : en grande partie déjà on l’a laissée derrière; tout l’espace franchi est à elle."*



 Platon joue avec cette petite fumée qui prend forme entre ses mains et qui réagit au moindre des mots qu'il lui souffle.
  
– Les idées se donnent à ceux qui jouent... Il est des heures qu'on nous enlève par force, d'autres par surprise*, mais  il en est d'autres que l'on gagne par le jeu...






* Lettres à Lucilius, Sénèque 

Ce qu'il a été

 

La nature est changeante,
ce qui aujourd'hui est en lumière,
dans l'ombre sera demain...


– À l'infini s'étend le chemin des étoiles...
Qui saurait y marcher,
en vain chercherait à se perdre...

Perché sur une roche dont il semble connaitre les contours mais point les détours, perdu dans les ombres mouvantes de la roche, l'enfant Lune comme Platon avant lui, avec grande surprise, d'un coup reconnait le rocher qui, il y a peu, sur lui s'est refermé. À cette seule pensée, le voilà redevenu comme hier et plus encore...

– Certes, ce rocher est-il moins grand et moins impressionnant, mais l'autre, celui dans lequel nous sommes, ne m'avait-il pas fait même impression? Une si petite île perdue au milieu de l'immensité qui aujourd'hui renferme, si ce n'est une totalité, au moins une sorte d'infini dans lequel il est probable que nous puissions nous perdre... Comme les illusions que nous procurent nos sens peuvent être trompeuses...

Se rappelant un peu de ce qu'il était hier encore, l'enfant Lune comme Platon s'essaie à deviner ce que demain il sera. Cependant, un peu de raison ayant trouvé logis en son esprit, ce qui en jaillit le surprend:

– Je ne suis et ne serai que bien peu par rapport à ce que j'ai été...

Voilà ce qui, en terme d'énigme ne peut manquer de surprendre et de creuser un chemin à nul autre pareil...

 

mardi 24 août 2021

Un et multiple


– « Unus sum et multi in me »
– Serait-ce de vous?
– Non.
– Qu'est-ce que cela veut dire?
– « Un je suis et des multitudes sont en moi.»
– Cela parle de nous?
– Non.
– Qui a dit cela?
– Un certain Zénon d’Élée.
– Qui est-ce?
– Un disciple de Parménide.
– Et que voulait-il dire par là?
– Pour lui, le monde est un continuum, le diviser n'est utile que pour ceux qui veulent l'analyser.
– C'est pourtant intéressant.
– Oui, mais le problème c'est qu'ainsi le réel disparait et ce que l'on voit ne serait plus que des apparences.
– Oui, mais... comme vous le diriez en d'autres circonstances: des apparences bien réelles!
– Aristote dit que: « Si l'un en soi est indivisible, rien n’existerait.»
– Quel est le lien avec nous?
– Cela me parait évident. 
– Mais encore...
– Il me semble qu'il va de soi que si nous sommes né comme un tout, c'est là le résultat d'une erreur.
– Quelle sorte d'erreur?
– Une simple erreur de fabrication à laquelle nous allons remédier...


 

Juste avant

 Juste avant le lever du soleil


"Les auteurs définissent deux types d’attitudes répréhensibles au regard de la morale mais légalement admissibles. La tromperie et la feinte constituent un premier niveau de manœuvres. Le sujet est enserré dans une mise en scène et conditionné pour obtenir une éclipse de sa conscience. Le dispositif a une durée forcément limitée dans le temps car ses concepteurs ne peuvent maîtriser la totalité de l’information qui atteint le sujet. Ce sont ces ruses risibles dont parle Kant et qui se rencontrent souvent dans la politique. L’intelligence stratégique consiste à jouer sur les temps d’information et aussi à introduire de fausses informations pour gagner une adhésion contraire aux intérêts logiques d'une personne. Admises individuellement, les ruses sont rejetées à l'échelle de système (bien qu'elles en reconnaissent les règles), leur effet global étant destructeur de la transparence.
Le second niveau d’implication dans un conditionnement ou dans une mise en scène est présenté comme une éclipse complète de la conscience. Là, l'individu ne dispose pas des moyens d'échapper à la présentation qui lui est faite."
La manipulation, Fabrice de Almeida, puf, Que sais-je? 



Il ne semblait pas qu'il y eut ni feinte, ni ruse en action, mais la très nette séparation du monde des roches vertes de celles, rouges, sur lesquelles était assis Pinocchio ne manquait pas de le faire s'interroger.
– Comment se fait-il que, sans transition apparente, le monde put changer à ce point?
En un matin, fort semblable à ce matin-là, juste avant le lever du soleil, perdu dans les montagnes, Pinocchio avait rencontré celui qui est son double, à quelques détails près... Immédiatement ils s'étaient parlé.

– Ce ne sont que des images, s'étaient-ils entendu dire.

Pinocchio avait vu cet autre lui-même qui lui ressemble tant... sans se poser de questions. Mais il lui avait immédiatement adressé la parole. Sans le savoir, ils avaient rejoué ce qui, hier, était encore dans la bouche et la tête des enfants.

Il se souvient encore de chacune de ces paroles:


– Imaginez un instant que nos maîtres aient été, eux aussi, des enfants. Ce ne peut être chose certaine, mais imaginez que cela soit! Quelle sorte d'enfants ont-ils été? Se pourrait-il qu'un autre Pinocchio, d'une toute autre dimension que ceux qui nous ont été présentés, ait été une sorte de modèle...

lundi 23 août 2021

Affabulation

 

« L’audition du docteur Gasparri dura cinq jours. Durant ces cinq jours, il tâcha de fournir une description des événements qui collât le plus fidèlement possible à la réalité, même si, déclara-t’il, la mémoire n’est pas un outil dont on use à sa guise. Les faits relatés dans ce récit sont donc le fruit de ses déclarations spontanées. Seule la chronologie de certains passages a fait l’objet d’un travail à posteriori afin d’en faciliter la lecture.

Giuseppe Santoliquido, L’audition du docteur Fernando Gasparri




– Que voyez-vous?

– Rien qui ne me soit inconnu…

– Pourrait on dire que nous appartenons-nous à une communauté particulière?

– Vous et moi? C’est bien peu…

– Vous souvenez-vous de ce qu’en disait notre maître?

– Je ne me souviens pas et il ne me semble point qu’il puisse en être ainsi…

 – La mémoire est un outil peu fiable…

– Croyez-vous que nous puissions échapper à l’affabulation?

– Il y a bien peu de chance…


Un autre lui-même

 



Pinocchio avait vu cet autre lui-même qui lui ressemble tant... sans se poser de questions. Mais il lui avait immédiatement adressé la parole. Sans le savoir, ils avaient rejoué ce qui, hier, était encore dans la bouche et la tête des enfants.

Il se souvient encore de chacune de ces paroles:


– Imaginez un instant que nos maîtres aient été, eux aussi, des enfants. Ce ne peut être chose certaine, mais imaginez que cela soit! Quelle sorte d'enfants ont-ils été? Se pourrait-il qu'un autre Pinocchio, d'une toute autre dimension que ceux qui nous ont été présentés, ait été une sorte de modèle...



dimanche 22 août 2021

À mi-chemin

 

À mi-chemin


" C'est à cette chair que les Toscans s'arrêtent et non pas à son destin. Il n'y a pas de peintures prophétiques. Et ce n'est pas dans les musées qu’il faut chercher des raisons d’espérer.
L'immortalité de l'âme, il est vrai, préoccupe beaucoup de bons esprits. Mais c’est qu’ils refusent, avant d'en avoir épuisé la sève, la seule vérité qui leur soit donnée et qui est le corps. Car le corps ne leur pose pas de problèmes ou, du moins, ils connaissent l'unique solution qu’il propose : c'est une vérité qui doit pourrir et qui revêt par là une amertume et une noblesse qu’ils n’osent pas regarder en face. Les bons esprits lui préfèrent la poésie, car elle est affaire d'âme. On sent bien que je joue sur les mots. Mais on comprend aussi que par vérité je veux seulement consacrer une poésie plus haute: la flamme noire que de Cimabué à Francesca les peintres italiens ont élevée parmi les paysages toscans comme la protestation lucide de l'homme jeté sur une terre dont la splendeur et la lumière lui parlent sans relâche d'un Dieu qui n'existe pas.
À force d'indifférence et d’insensibilité, il arrive qu’un visage rejoigne la grandeur minérale d’un paysage. Comme certains paysans d’Espagne arrivent à ressembler aux oliviers de leurs terres, ainsi les visages de Giotto, dépouillés des ombres dérisoires où l'âme se manifeste, finissent par rejoindre la Toscane elle-même dans la seule leçon dont elle est prodigue : un exercice de la passion au détriment de l’émotion, un mélange d'ascèse et de jouissances, une résonance commune à la terre et à l’homme, par quoi l'homme comme la terre, se définit à mi-chemin entre la misère et l’amour. Il n'y a pas tellement de vérités dont le cœur soit assuré. Et je savais bien l'évidence de celle-ci, certain soir où l’ombre commençait à noyer les vignes et les oliviers de la campagne de Florence d'une grande tristesse muette. Mais la tristesse dans ce pays n'est jamais qu’un commentaire de la beauté. Et dans le train qui filait à travers le soir, je sentais quelque chose se dénouer en moi. Puis-je douter aujourd’hui qu’avec le visage de la tristesse, cela s'appelait cependant du bonheur?"


Camus, Noces 



L’enfant Lune sent se dénouer en lui quelque chose qu’il ne reconnaît point mais qu’il se sent le courage d’affronter. Pinocchio, lui aussi, mais à sa manière... et surtout à sa mesure, est un être audacieux. Insolent? Aussi... mais dans les mêmes proportions que les montagnes qu'il tente de gravir et qui ne sont, au mieux, il le sait, que des tas de gravats en lesquels peuvent se dire ou se lire, pour qui sait le faire, les sommets auxquels ils appartinrent autrefois.



Inconnu

 Cet inconnu qui est son maître


« ... l’homme, distingué des autres animaux dont la tête est inclinée vers la terre, put contempler les astres et fixer ses regards sublimes dans les cieux. Ainsi la matière, auparavant informe et stérile, prit la figure de l’homme, jusqu’alors inconnue à l’univers. »

Ovide, Métamorphoses, Livre 1





Pinocchio, lui aussi rêve de contempler les astres. Lui aussi, presque informe et surtout stérile rêve de prendre figure et esprit comme un homme... sous le regard de cet inconnu qui est son maître...

samedi 21 août 2021

Voltige

 En pleine voltige


La seule vérité possible serait de faire silence...




Dans l’obscurité, sous le regard de l'enfant Lune, Pinocchio, l’Autre, en pleine voltige, voit clairement son esprit se disperser.

– Je ne sais qui de la bêtise ou de l'ignorance surpasse l'autre... mais je sais qu'elles sont toutes deux bien difficiles à monter...

Il peine à réguler les pensées qui l’envahissent à mesure qu’il sent son corps et surtout son esprit se vider. Son regard cherche désespérément et sans répit un lieu stable sur lequel se poser.

– Je suis ici tout autant que je suis ailleurs, suivant les flèches infinies et tortueuses de mon esprit qui marquent un chemin dont je ne sais s’il peut être le mien.


Étonnant

 Un grand étonnement


Pinocchio, l’Autre, s'étonne beaucoup mais ne s'émerveille pas si souvent.

– La pensée des uns n'est pas la pensée des autres… encore faut-il qu'il y ait pensée... 



Aussi, lorsque, par pure coïncidence, son chemin croise celui de l'âne Terpsion, ce qu'il entend dépasse largement son entendement:

– " Félicitons-nous de ne pas avoir été ceux qui durent charger la faute sur leurs épaules, félicitons-nous de vivre dans un monde que d'autres ont obscurci, et de pouvoir courir à la mort dans un silence presque innocent."*

– Pardonnez mon étonnement, mais, faut-il que j'en croie mes oreille, qui ne sont hélas point comparables aux vôtres... mais serait-il possible que vous parliez..?

La question n'en était pas vraiment une... elle n'avait été qu'à peine murmurée tant l'étonnement était grand. On ne sait pas si l’étonnement Pinocchio, l’Autre, se rapporte au fait que l’âne parle ou s’il se rapporte à ce qu’il croit l’entendre dire…


* La recherche d'un chien, Franz Kafka

vendredi 20 août 2021

Répétition

 Répétitions inlassables


« C'était cela, la vie des mortels: le pur et simple écoulement du temps joint à l'imperceptible, inéluctable détérioration de tout ce qui se répète, de plus en plus pourri mais identique à soi-même.»

Le peuple de bois, Emanuele Trevi 


Au son des absences, des ravissements béats, des tristes mélopées et des longs trémolos, le Cap'tain est de retour:

– Le temps qui s'écoule emporte tout avec lui, la bêtise et l'esprit, ce qui brille et ce qui dans l’ombre se cache...

La subordination

 La subordination

« La subordination est un fait de syntaxe et comme tout fait de syntaxe, c'est un fait appartenant au présent de la parole. C'est dans la parole, pendant la parole, et pendant sa présence qu'on subordonne.»

 Penser l'homme et la folie, Henri Maldiney


– Ce qui dépend de l'un n'est pas encore l'Autre...

jeudi 19 août 2021

Rêve

 " Pour Freud, notre recherche du plaisir butera toujours, non pas tant sur le principe de réalité, qui en un sens est souvent une variante du principe de plaisir. Quand vous êtes conforme à la réalité, c’est justement pour ne pas recevoir de coups de cette réalité. Donc pour ne pas en recevoir, il faut du déplaisir. La véritable opposition à la quête du plaisir, c’est bien sûr l’existence de limites à cette quête, et ce sont des limites extrêmement violentes… Mais c’est aussi l’existence de forces de conservation des choses en l’état."

À quoi sert le plaisir ? Daniel Sibony 

– D'où vient cette image que vous nous présentez là?

– Je n'en sais rien...

– Que fait-elle là et comment est-elle apparue?

– Je n'en sais rien non plus... Il se pourrait que les images soient une sorte de réalité dans laquelle la réalité pourrait "se faire voir"... Quant à son apparition, je ne puis que supposer qu'il s'agit d'un phénomène de mémoire qui aurait un lien avec le rêve... Mais ce n'est là que pure supposition... d'autant plus que je ne puis être sûr s'il s'agit de mon rêve ou si il s'agit de l'un des nombreux rêves que mon maître m'a raconté...

– Voilà une attitude bizarre... qui est pour le moins, une énigme...

– Un énigme peut-être, mais sûrement un plaisir.

– Vous voulez dire qu'il éprouvait du plaisir à vous raconter ses rêves?

– Oui... et j'en éprouvais aussi à les entendre. On eut dit que l'évocation de ses rêves suscitait en moi des images fort différentes des siennes...

– Et alors, vous les lui décriviez?

– C'est cela.

– Et que se passait-il?

– Il en éprouvait à nouveau du plaisir... un plaisir nouveau… un autre plaisir... celui procuré par une autre dimension... Il avait l'impression que, de cette manière, sa propre histoire sortait de son cadre limité…


Tentation



"L'unique certitude, c'est qu'un être humain tombe dans une histoire comme s'il faisait un faux pas : à l'insu de lui-même, incapable de comprendre comment il s'est retrouvé là, et à quel moment il a commencé à se tromper. "

Le peuple de bois, Emanuele Trevi, Actes Sud


– "Temps, temps, temps qui s'écoule et se dissout, indifférent à soi-même plus encore qu'aux milliards d'âmes en peine qu'il entraîne avec lui."

La peur de la bêtise et de l'ignorance prenaient de plus en plus de place dans la vie de Pinocchio et souvent des phrases entières occupaient entièrement sa tête, sans que pour cela il ne se souvienne les avoir entendue. Ce qui ne manquait pas de le soumettre à diverses et fortes tentations...