jeudi 31 octobre 2019

(31) Lumière aurorale




« Or, tandis que notre planète, obéissant à la loi fixe de la gravitation, continue à tourner dans son orbite, une quantité infinie de belles et admirables formes, sorties d'un commencement si simple, n'ont pas cessé de se développer et se développent encore!»

Charles Darwin, L'origine des espèces




Extrait d'un cahier de Candide


 Nous gigotions, moi et les autres qui étaient comme moi et qui maintenant étaient deux, suspendus au-dessus d'un précipice dont tout porte à croire, aujourd'hui que j'écris, qu'il était de ma... ou de notre création. Soudain, sans aucune brusquerie, le surveillant dans une sorte de chorégraphie très étudiée nous avait lâché, littéralement dans le vide. C'est alors que je vis ou pris conscience de la lumière aurorale des soleils qui, plus encore que nous, s'étaient multipliés. 

(31) Une voix très lointaine


« Pourquoi voulez-vous que le monde ne soit pas l’ouvrage d’une cause qui agit sans se connaître?»




Extrait d'un cahier de Candide

Je fis un rêve étrange.
J’étais suspendu au bras par un de ces surveillants, dont j'ai déjà parlé. Au-dessous de moi je ne voyais point le fond d'un précipice et au loin s'étendaient des eaux qui me parurent glaciales. Je ne savais point si nous escaladions, si j'allais tomber ou pire... s'il allait me lâcher. Et puis, brusquement, je me rendis compte que le décor dépendait de moi. C'est alors que dans le ciel parut un soleil... mais dans le même temps... enfin... si je puis dire... nous étions deux suspendus au bras du surveillant. Quelque chose, une voix probablement, mais très lointaine, me parlait...






mercredi 30 octobre 2019

(30) Raison



 


Extrait du petit cahier rouge de Don Carotte

La raison est un savoir consensuel et conservateur qui fuit l’interrogation.

(30) Réticence


« [...] avant de représenter quoi que ce soit, un film est d’abord une projection lumineuse sur un écran, qui fait apparaître un espace, qui fait éprouver un volume de Vide à notre corps.»

Antoine Gaudin, L'image-espace


– Que me vaut cette subite réticence jeune Candide?
– Je ressens un grand vide... et j'ai des doutes!
– Vous n'êtes guère raisonnable, mais dites-moi: Quel est ce grand vide et quels sont ces doutes?
– Il me semble...
– Je vous suggère de commencer par ce grand vide... Alors?
J'entends une voix qui plane dans le vide, il y a comme un écho dans lequel certains mots se répètent, se transforment puis ils passent...
– Quels sont ces mots qui passent?
– Quand le mot... les mots... l'image... finit une autre prend naissance...



mardi 29 octobre 2019

(29) Merveille chaotique


« Dans ses Essais, Locke explique l'articulation qui existe entre l'identité et l'existence. Être, c'est être un et le même, et exister c'est exister en tant qu'un et le même. Autrement dit et si j'ai bien compris, la nuance dans ce qu'il appelle exister tient dans le fait que nous tenons tel rôle à tel moment et qu'il est important de distinguer l'être du rôle qu'il tient. »

Juliette Dujardin



Fort du formidable et merveilleux équilibre qui lui permet de traverser les mondes, occupé à la réalisation de son ouvrage, au cœur des images qu'ils se projette à lui-même, Candide, comme Platon l'Ancien dans un autre temps, demande à l'eau qui se soulève:
– Qu'est donc cette merveille chaotique, ce monde... monde... que nous sommes... et dans lequel nous sommes?

(29) Incompréhensible




– Au-delà de votre chaleur et de votre lumière, il y a chez vous quelque chose de parfaitement incompréhensible et, souvent... de dévastateur...
L'intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie*.


* Henri Bergson

 

lundi 28 octobre 2019

(28) Éléments



Extrait du journal de Candide

Pendant longtemps je ne parlais quasiment qu'avec les éléments, mais le plus surprenant était qu'ils me répondaient.
Ce que peut le temps la raison le peut aussi...
– Bel aphorisme! Étrange aussi... Le temps, pour autant, si peu en vérité, que nous puissions en avoir connaissance, n'est ni un objet ni un sujet... et la raison, tout autant que le temps, est un concept né des limites de l'esprit humain.
– Pourquoi parler de limite?
– Parce que le concept parle de ce qui ne peut être saisi, tout juste peut-il être observé... et encore...
– ... et encore?
– Tout juste peut-on en observer les effets: quelques traces empiriques que nous lui attribuons.

(28) Mécanisme endormi


« (...) Mais la lumière, justement, commencerait à fléchir, à cette heure-là. La lumière ne serait plus un bloc sans fissures, un parallélépipède rayonnant. À cette heure-là, elle commencerait à se dissoudre, par endroits, à fondre, sur certains pans de mur, sur un tronc d’arbre, sur des feuilles d’un vert subitement plus tendre, plus humide, comme si ce léger frémissement indéchiffrable annonçait la brusque et prochaine marée de l’ombre surgir des entrailles meubles de la terre, comme si cette faible haleine, à peine mauve, irisant l’édifice implacable de la lumière –qu’on aurait pu croire être éternel  quelques secondes auparavant– n’était qu’un signe signe avant-coureur de la profonde respiration nocturne, désormais prévisible, et (...)»

Georges Semprun, La deuxième mort de Ramon Mercader



Extrait du journal de Candide

La perte de l’image, par la négation, lorsque on ferme les yeux, par exemple, peut nous faire accéder à l’image par ce mécanisme étrange que l’on nomme précisément imagination... Il est des situations où l’on ne voit rien et l’on ne peut s’empêcher d’imaginer comment sont les choses autour de nous. Alors se mettent en branle certains mécanismes qui dans les circonstances normales de la vie sont plus ou moins largement endormis.


(28) Épistémè


« L'usage du concept archéologie, a un sens particulier dans l'esthétique contemporaine, il s'agit d'investiguer l'a-priori historique de l'image voulu par la technologie moderne. L'archéologie exerce une sorte de diagnostic, qui lui permet de découvrir un sol complexe d'une multiplicité d'images. L'image, selon l'archéologue n'est rien d'autre que la scène qui se constitue suivant les transformations des épistémès.»

Samir Zohgbi, La rationalité de l'image dans l'esthétique contemporaine 




– C'est ainsi qu'ils en sont arrivé à croire que le monde correspond à leurs idées et a été conçu pour eux.
 – Le monde a-t'il été conçu?
– C'est une grande question... absolument insoluble!
– Puis-je vous poser une question?
– Je vous en prie.
– Qu'est-ce que des épistémès?
– Les êtres humains ont l'obsession des croyances...
– Expliquez-moi cela!
– Ils voient des choses que nous ne voyons pas...
– Mais nous aussi nous en voyons qu'ils ne voient pas...
– Vous n'avez pas encore répondu à ma question!

 

 

dimanche 27 octobre 2019

(27) Identité


« Lorsque je voyage et que les choses sont conformes à ce que j'imaginais, c'est un voyage raté. L'affût vous mène à une forme de modestie: vous pensiez que la nature vous était donnée et elle recèle de chatoiements dont vous n'aviez pas idée. La patience est la vertu de l'affût. On s'installe dans la géographie au lieu de la parcourir. J'ai été amené à repenser mon usage du monde.»

Sylvain Tesson




– L'identité est une relation... Le saviez-vous?
– Je me suis demandé...
– Que vous êtes-vous demandé?
– Je me demandais si l'identité découlait du même concept que l'identique.
– Et alors?
– Et alors, c'est curieux.
– Pourquoi?
– Dans certains milieux, on parle de l'indiscernabilité des identiques...
– Qu'est-ce que cela?
– On dit si x = y, alors ils partagent toutes leurs propriétés*. 
– Cela parait simple et évident.
– À première vue... Or selon les théoriciens de l'identité relative, cette évidence n'en est pas une en réalité. 
– Comment cela?
– En effet, x et y pourraient être égaux sans avoir forcément toutes leurs propriétés communes.
– Expliquez si vous le pouvez!
– Je m'explique: si je dis que vous êtes le même oiseau que moi mais pas la même personne, je mets deux choses en évidence: la première, que nous appartenons à la même espèce, et que pourtant nous ne sommes pas les mêmes. J'ai donc joué sur l'ambiguïté entre le concept de personne et le concept de personnalité.
– Je ne suis plus vraiment...
– C'est pourtant simple... Vous et moi, nous nous ressemblons et pourtant nous ne sommes pas la même personne.


* En italique: repris etadapté de Juliette Dujardin, La parabole du bateau de Thésée ou a question de l'identité, Philosophie analytique 2016  


(27) Pour eux


« On ne peut différencier un même monde qu'en deux temps donné différents, et non pas en un seul.»



– Comment les images sont-elles devenues notre monde?
– Les images ne sont-elles pas le monde de tous les hommes?
– Mais le monde n'est pas une image... ni même fait d'images!
– Et nous ne sommes pas des hommes... pas plus que nous ne sommes des moutons... il serait temps que vous vous en souveniez... D'autre part je n'ai pas dit que le monde était une image...
– Que viennent faire ici les moutons?
– Les moutons ont un comportement assez semblable aux hommes...
– C'est-à-dire?
– Ce que l'un fait, le suivant le fait aussi...
– Et alors?
– C'est ainsi qu'ils en sont arrivé à croire que le monde correspond à leurs idées et a été conçu pour eux.


samedi 26 octobre 2019

(26) Regard


« Après avoir marché à l'aventure, agitant mes mains embrassant les vents qui m'échappaient ainsi que l'ombre objets de mes poursuites, je m'appuyais contre le tronc d'un hêtre; je regardais les corbeaux que je faisais envoler d'un arbre pour se poser sur un autre, ou la lune se traînant sur la cime dépouillée de la futaie: j'aurais voulu habiter ce monde mort, qui réfléchissait la pâleur du sépulcre. Je ne sentais ni le froid, ni l'humidité de la nuit; l'haleine glaciale de l'aube ne m'aurait pas même tiré du fond de mes pensées, si à cette heure la cloche du village ne s'était fait entendre.»

Chateaubriand, Mémoire d'Outre-tombe


– Le regard ne peut être l’objet du regard.
– Celui qui regarde peut être regardé?
– Celui qui regarde... oui... mais pas son regard.
– On peut quand même le deviner!
– Sans aucune certitude...
– Dites-moi...
– Oui...
– On dit que le regard peut être pénétrant.

– Parfaitement.
– Que pénètre-t’il?
– Difficile de le dire.
– On parle aussi de regard avide...
– C’est l’inverse...
– L’inverse de quoi?
– L’inverse d’un regard pénétrant.
– Un regard avide est donc un un regard pénétré !
– Pas forcément...


(26) Étranger


« Que nomme ce "y"? Son sens ne ne perce jamais aussi expressément que lorsqu'il se dérobe. « Je n'y suis plus; répète , sans comprendre ce qui lui arrive, l’homme qui perd pied dans un monde qu'il ne reconnait plus comme monde parce qu'il ne se reconnaît plus comme soi –menacé qu'il est de la présence d'un autre, étranger, dans ses propres aître.»

Henri Maldiney, Penser l’homme et sa folie, Millon



– Le néant peut-il être obscur... ou confus... ou triste... ou joyeux... Voyez-vous ce que je veux dire?
– Je m'étonne... mais je vois très bien qu’il s’agit de langage et ontologiquement je ne vois rien !

– Vous avez raison, sans l'image les êtres ne voient rien... et, aussi, vous avez encore raison, comme le dit Nicolas de Cuse... " de penser que le fait de vous étonner, qui entraîne celui de philosopher, précède le désir de savoir, de sorte que l’intelligence, dont l’être consiste à rendre intelligible, reprenne des forces dans l’ardent désir de la vérité. Les choses rares ont beau être monstrueuses, d'ordinaire elles nous émeuvent."
 


vendredi 25 octobre 2019

(25) Ce qui surgit



– Avez-vous lu vous le livre dont vous êtes, en quelque sorte, le héros ?
– Il faut un certain savoir avant de pouvoir lire... Qu’est-que la lecture?
– Le cheminement sinueux des lettres, en un bruissement tenace, se déroule comme un laborieux déchiffrement. L’un après l’autre les mots se forment mais ne disent rien de leurs fantomatiques relations jusqu’à ce que, déroutante, surprenante et ambiguë, une image se forme et raconte par la grâce infinie de la combinaison des possibles, ce qui surgit par elle.


(25) Non-dit


« Il fallut quelque temps à un hibou de mon espèce pour s'accoutumer à la cage d'un collège et régler sa volée au son d'une cloche.»
Chateaubriand, Mémoire d'Outre-tombe


 Extrait du petit cahier rouge de Don Carotte

Quand la ligne finit une autre commence... Mémoire poreuse, lisse ou suintante, ce qui est n’est déjà plus quand le mot l’assigne. Entre la chose et le dire prend place un abîme aux longues arêtes inusables qui sait se faire oublier quand le silence, enfin, n’est plus seulement un non-dit.

jeudi 24 octobre 2019


« Ainsi ai-je raison de penser que le fait de s’étonner, qui entraîne celui de philosopher, précède le désir de savoir, de sorte que l’intelligence, dont l’être consiste à rendre intelligible, reprenne des forces dans l’ardent désir de la vérité. Les choses rares ont beau être monstrueuses, d'ordinaire elles nous émeuvent.» 

Le cardinal Nicolas de Cusa au très Révérend Père le cardinal Julien, son maître vénérable

 

(24) Quelque chose d’ancien


« Mon maître d'écriture, M. Després, à perruque de matelot, n'était pas plus content de moi que mes parents; il me faisait copier éternellement, d'après un exemple de sa façon, ces deux vers que j'ai pris en horreur, non à cause de la faute de langue qui s'y trouve:
C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler:
Vous avez des défauts que je ne puis celer.»


Chateaubriand, Mémoire d'Outre-tombe
 

– Quelle sorte de vérité peut chercher refuge dans une histoire imaginaire?
– Je suppose que vous parlez de la nôtre?
– C'est un peu cela...
– Peut-être une vérité en danger... en quelque sorte...
– Peut-être...
– Mais quel danger devrait-elle craindre?
– Toute chose craint le mensonge...

– Excepté lui-même!
– Maintenant que nous avons un peu fait connaissance, faites-moi part de votre ressenti, je vous prie.
– En vérité, peut-être vous en doutez-vous, quelque chose d’ancien était présent, immobile mais bien présent, dont je ne savais pas s’il était la cristallisation de mes pensées ou si mes pensées étaient le résultat de sa présence.

mercredi 23 octobre 2019

(23) Un rôle


« Je sais maintenant que je ne retrouverai la lumière et le repos que le jour où je verrai se fondre dans la même image l’éphémère et bouleversante vérité humaine et la divine grandeur de l'éternité. Mais a-t-on jamais rêvé un mariage plus improbable? »

 Michel Tournier, Gaspard Melchior et Balthazar, Poches


 – Comme le surveillant a changé!
– Le surveillant n'est pas un homme...
– Qu'est-ce alors?
– C'est un rôle...
– Un rôle joué par un homme?
– C'est cela...
– N'importe quel homme?
– Vous imaginez bien que non...
 




(23) Comme nous



C'est ainsi que Pinocchio, mû par un désir inconnu et presque malgré lui, s'est mis  à dialoguer avec le Surveillant à propos de ses pensées.
– Voilà qui n'est pas simple....
– C'est bien de cela qu'il est question...



– Ils font comme nous... autrefois!
– Comment cela?
– Comme des perroquets, ils répètent plusieurs fois la même chose...
– Vous vous trompez. Ils utilisent les mêmes mots mais, pour eux, ils ne sont pas... les mêmes... enfin... pour simplifier ils accordent à ces mots des significations différentes.

mardi 22 octobre 2019

(22) Elles se répandent


« Et il semble non moins évident que les différentes sensations  ou idées qui impressionnent les sens, quelque mêlées ou combinées qu'elles soient entre elles, ne peuvent exister que dans un cerveau qui les perçoit.»

Georges Berkeley, Traité sur les principes de la connaissance



– Dans la perception, le perçu y est présent en chair et en os...
– Donc, si je vous suis, je ne puis dire que: je perçois votre humeur tatillonne et... si j'ose?
– Osez!
– Je perçois aussi vos pensées.
La pensée, chose incertaine, n'est pas de même nature que des objets ou des corps...
– Mais, curieusement, il arrive, selon certains et comme le disait mon maître, qu'elles se répandent.




(22) Un nouveau jour


"Les rites sont faits pour ralentir les gestes, leur ôter leur caractère violent et irréfléchi".

Anne Cheng


 

Une suite improbable de jours et de nuits... c’est précisément de cela qu’il s’agit, pensait-il.  Mais tout cela n’a rien à voir avec la rotation de la terre et où les temps se croisent, se superposent, se pénètrent, se séparent et se croient différents. C’est ce que vois et que j’entends. Si seulement je pouvais oublier ces sentiments obscurs qui provoquent de telles trouées dans mon histoire et qui me font oublier ceux, si larges et si complexes que, me semble-t'il, je suis le seul à entendre.
Alors, tendant le bras, il s’accroche à la passerelle et le voilà dans un autre temps. À peine cette pensée l’a-t’elle traversé qu’une lumière transperce la couche épaisse de nuages et projette sur lui un éclairage qui le fait paraître sous un nouveau jour. Derrière lui revient au galop ce qui dans le temps passé avait disparu.


(22) Des temps différents



" C’était comme d’être assis devant une cheminée et d’attendre que la fumée se dissipe. En fait, c’était une usine à nuages: il s’agissait de matière nuageuse que le vent extrayait des rochers froids et nus. De temps à autre, je pouvais apercevoir rapidement un à-pic sombre et humide à droite ou à gauche, la brume ne cessant de passer entre lui et moi."
Henry David Thoreau, Les forêts du Maine, 1864, trad. Thierry Gillyboeuf, Payot, 2012 



 


Il arrive à Pinocchio d'avoir le sentiment d'appartenir à plusieurs temps différents, mais, bien souvent, un sentiment en remplace un autre. La futilité des opinions n'a d'égale que la fuite des nuages par beau temps.
– Cela n’a pourtant rien à faire avec le temps: c’est à un pur hasard ou à une catastrophe, en tous cas à rien d’autre, que j'imagine devoir ma présence en ce lieu.

Une présence de pur hasard qui serait le résultat d’alliances et de mésalliances successives où les mémoires se jouent des tours et où la parole, loin de tout clarifier, étendrait un voile obscur semblable à celui de la nuit, mais où, aussi, les trous de paroles, y produiraient des ouvertures, telles celles dans les nuages qui procurent des éclaircies.


lundi 21 octobre 2019

(21) Des regards qui se croisent


« On avait parfois l’impression que le sommet serait dégagé dans quelques instants et resplendirait au soleil, mais ce que l’on gagnait d’un côté se perdait dans l’autre.»
Henry David Thoreau, Les forêts du Maine, 1864, trad. Thierry Gillyboeuf, Payot, 2012




Depuis un certain temps, Pinocchio, l'Autre, voyait apparaître au-dessus des remparts venant de l’au-delà, des têtes gigantesques. Naturellement cela l’inquiétait. Beaucoup de temps passa jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’il pouvait entrer en contact avec elles. Au début, ce ne fut que de loin. Leurs regards se croisaient. Puis elles s’apprivoisèrent. Elles s’approchèrent en tremblant.

(21) De l'autre côté




Un beau jour un cri s’échappa de la bouche de Pinocchio, l'Autre. Il ne l’avait pas désiré mais... cela se fit tout seul... Ce fut une surprise colossale. Il en resta stupéfait. Il n’osait plus bouger de peur de faire revenir ce cri. Mais de l'autre côté ce cri s’était échappé. Il l’avait vu s’envoler au-dessus de la muraille de dents qui ne firent rien pour l’en empêcher.


(21) Lieu





– J’ignore depuis combien de temps, je suis enfermé dans cet espace clos. Certes ce lieu me plait beaucoup, mais…. Je voudrais savoir ce qui est au-delà.

Il arrivait quelquefois à Pinocchio, l'Autre, quand le temps le lui permettait, d’entendre des voix venues d'un au-delà. Il ne les comprenait pas. Mais cela lui caressait agréablement les oreilles.


– Cela me plaît, pensait-il toutefois sans pouvoir le dire.


Il lui arrivait de plus en plus de grimacer. Il voyait alors les autres prisonniers se mettre à grimacer de concert.


dimanche 20 octobre 2019

(20) D'autres débouchés


Le fait est, chers auditeurs, fils et filles du menuisier, le fait est que le monde, avec toutes ses innombrables combinaisons de substances et de désirs, de choses lourdes et légères, parfumées et puantes, le monde n'est pas simplement un lieu que les êtres vivants, hommes, bêtes et plantes, peuvent se répartir entre eux une fois pour toutes, avec des pactes qui seraient bons pour tous, ce morceau est à moi cet autre est à toi. Cela semblerait logique, mais le monde n'est pas une nappe de restaurant, avec des alignements, tous pareils, de petits carreaux rouges et blancs. La forme même du monde est irrégulière, et elle ne trouve jamais la paix, parce que la duperie et le vol ne cessent jamais de le créer à leur image et ressemblance.

 Le peuple de bois, Emanuele Trevi, Actes Sud  


Sur le chemin de Pinocchio, l'Autre, comme autrefois pour l'enfant Lune, il commence à s'en douter, tout sera sous surveillance...
 
– S'il m'était possible d'enlever l'écorce de chaque chose, nous pourrions, j'en suis sûr, trouver quelque chose de nous-même, c'est-à-dire de vraiment autre...
 
  Même si, il faut bien l'imaginer, ce n'était qu'une esquisse de pensée, une sorte de balbutiement à peine digne d'un enfant de trois ans... cette pensée, convenablement développée, eut pu laisser entrevoir bien autre chose que la simple présence d'une marionnette... et puis ne dit-on pas: une marionnette peut en révéler une autre... L'unique certitude d'un être tel que Pinocchio avait-elle, en tant que telle, d'autres débouchés?





(20) Dos au mur


« Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes.»
Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe 

(20) Circuit illogique


« Bien connue en économie, la théorie des anticipations serait elle applicable à nos destinées individuelles? Se pourrait il que ce qui constitue notre présent découle, pour une large part de la manière dont chacun de nous, hier, se figurait demain? »

Florence Noiville




Fernand le Surveillant, tout comme Pinocchio, l'Autre, l'enfant Lune ou bien d'autres encore, ne sait quoi répondre quand on lui pose une question. C'est que, par une étrange configuration de ses circuits logiques et parfaitement immuables de son cerveau, pour lui, la réponse précède la question et celle-ci n'est là que pour mettre en évidence ce à quoi cette réponse, à laquelle il tient par-dessus tout, fait référence...

 

(20) Évolution



"Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu’était hier ni ce qu’est aujourd’hui: il court de-ci de-là, mange, se repose et se remet à courir, et ainsi du matin au soir, jour pour jour, quel que soit son plaisir ou son déplaisir. Attaché au piquet du moment il n’en témoigne ni mélancolie ni ennui. L’homme s’attriste de voir pareille chose, parce qu’il se rengorge devant la bête et qu’il est pourtant jaloux du bonheur de celle-ci. Car c’est là ce qu’il veut : n’éprouver, comme la bête, ni dégoût ni souffrance, et pourtant il le veut autrement, parce qu’il ne peut pas vouloir comme la bête. Il arriva peut-être un jour à l’homme de demander à la bête:
– Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder?

Et la bête voulut répondre et dire :
– Cela vient de ce que j’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de répondre.

Or, tandis qu’elle préparait cette réponse, elle l’avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l’homme s’en étonna."

Seconde considération intempestive, Friedrich Nietzsche



Le surveillant, comme une suspension du temps ou comme un écho, se perd, se répand et dialogue infiniment avec un autre lui-même dont il ignore tout. Mais au moindre frémissement, sans qu'il y soit pour quelque chose, le questionnement repart:

– Mais alors, si cette évolution ne parle pas... que fait-elle?
– Elle agit et communique... L'important, pour elle, n'est pas le poids des mots qu'elle suscite, mais ce qu'ils signifient...
– Alors quel serait l'important pour elle?
– Je viens de vous le dire...

– Redites-le moi...
– Ce que les mots provoquent chez celui à qui elle les adresse...

(20) Une légère suspension du temps





À cette époque, loin de se douter du pourquoi des choses, presque tous les personnages de cette histoire, sans penser un seul instant qu'elle continuait, se réunissaient tous les ans.
Ne se sachant pas observé, le Surveillant, difficile à placer sur l'arbre du vivant, un peu animal, un peu champignon, un peu humain dont la pensée se développe selon une nature unique... dont le cerveau se développe comme une cellule unique à plusieurs noyaux, agit en se répandant et observant inlassablement. On pourrait croire que ces observations répétées pourraient être toujours les mêmes, mais selon lui:

– Je crois avec calme, force et vigueur qu'il y a une évolution constante dans le fait d'observer qui vise un but qui nous échappe...


Une légère suspension du temps, comme trois point de suspension, se fait sentir à la fin de chacune de ses paroles nous fait fait constamment sentir que la chose... ou les choses... n'est point finie... ou ne sont point finies...

– ... tant que nous penserons, cette observation sera parlante... tout comme les hommes...

Pris au piège de la pensée, ce qu'il n'aime pas, le Surveillant perd pied, mais ne s'en rend point compte... ou alors trop tard.

samedi 19 octobre 2019

(19) Peu importe



" Mais la question de savoir jusqu’à quel point la vie a besoin, d’une façon générale, des services de l’histoire, c’est là un des problèmes les plus élevés, un des plus grands intérêts de la vie, car il s’agit de la santé d’un homme, d’un peuple, d’une civilisation. Quand l’histoire prend une prédominance trop grande, la vie s’émiette et dégénère et, en fin de compte, l’histoire elle-même pâtit de cette dégénérescence."
 
Seconde considération intempestive, Friedrich Nietzsche



Pour Fernand, le Surveillant, toute parole, aussi vivante qu'elle puisse être, finit comme lettres mortes... Inutile de vous dire qu'il n'entend rien des pensées de Pinocchio, l'Autre ou de l'enfant Lune. En réalité personne ne saurait dire ce qu'il pense de lui, si vraiment il pense.

– Peu importe ce que dit la parole, peu importe l'Histoire, peu importent les histoires, peu importe ce qu'on lui ou leur fait dire, pourvu qu'elles soient conformes. La conformité est la politesse de l'espoir...

Fernand prend grand plaisir à surveiller et quand on lui demande quel est son métier, il répond sans hésiter ce qu'il répète depuis...


– Surveiller et répéter le tout selon les formes et nous ont été imposées et que, par pur mimétisme ou obéissance, nous nous sommes imposés. 

Quelquefois, rarement, il se laisse aller à quelque confession:

– Je suis le gardien de ce que je surveille, non pas seulement ce qui est du ressort du monde des formules ou de celui des mots secrets, mais de celui de la forme. Rien n'est plus important que le monde de la forme. Le fonds ne peut que suivre... Tout est ainsi depuis toujours. Il suffit de le répéter pour qu'il continue ainsi de tourner.



  

(19) Circonlocutions




Pinocchio, tout comme l'enfant Lune... bien avant lui, le sent bien. Il y a, portés sur lui, des regards invisibles qui lui pèsent. Il entend les pensées qui accompagnent les regards:

– Je suis le gardien, non pas celui des formules et surtout pas celui des mots secrets, mais celui de la forme. Rien n'est plus important que la forme. Le fonds n'a qu'à suivre...
C'est ainsi que, contrairement à ce que pense le Surveillant*, Pinocchio, tout comme l 'enfant Lune, entend d'abord ce qu'il va voir.
Fernand le Surveillant ressemble énormément à l'inspecteur Machin, tout droit sorti du film Ma Loute de Bruno Dumont, qui lui semble être sorti tout droit d'un album de Tintin, tant il ressemble à Dupont qu'il ne faut point confondre avec Dupond. Mais, étrangement, notre Surveillant ressemble plus encore à..., pas seulement parce qu'il porte le même prénom: Fernand, pure coïncidence, mais parce que les circonvolutions de son cerveau font que les circonlocutions de son langage ont aussi une ressemblance frappante avec le côté dansant de sa démarche. On est happé par le mouvement. On s'attend à tous moments à une chute qui ne vient jamais au moment où l'on devrait s'y attendre jusqu'à ce que tout retombe à plat.
– À plat, c'est le mot... dit Fernand qui, par pur hasard, a tout entendu...  
Comme chacun peut l'imaginer, Fernand ne passe pas les plats, il les attire à lui et met toute son intelligence à faire disparaître ce qui en gâche les formes tout en les analysant dans les moindres détails pour ensuite les rendre plus propre que jamais pendant que lui, en toute innocence, digère "noblement"– c'est-dire dans une une sorte de somnolence qui le rend presque somnambule. Scènes quasi obscènes que nous ne relaterons pas... C'est ainsi que Fernand le Surveillant aiguise son appétit, comme il dit.

vendredi 18 octobre 2019

(18) Palais doré



Extrait du Cahier Bleu de l'enfant Lune

Je fis un rêve étrange.
J’étais dans une sorte de palais doré. La nuit était tombée depuis longtemps. À la lueur de la lune, un être endormi dans son premier sommeil semblait sur le point de se réveiller. Il ouvrit les yeux et regarda dans ma direction mais ne semblait pas me voir. Son regard se perdait sur les tourelles d’or qui l’enveloppaient. Partout le reflet de son visage le regardaient. Jamais il n’avait jamais vu autre chose que ce qui était son propre reflet. De plus à cause de la rotondité de celle-ci, il se voyait déformé. Un vaste mur circulaire terminé par des pointes inquiétantes qui cardaient vers le ciel sa grimaçante dentition.
– Je ne sais qui sont ces êtres qui me regardent tout le temps, se disait-il, parfaitement immobile. Il finit cependant au bout de très longtemps, à commencer de ressentir quelques sentiments, certes confus et ambigus, mais des sentiments quand même et qui le firent se mouvoir quelque peu. Il finissait par deviner à l’avance quelles sortes de visages ces sentiments auraient dans l’instant à venir. Jamais il se trompait. Excepté s’il était distrait par un bruit ou une voix venue de l’autre côté.
Il eut fallu qu’il eût un cou d’autruche ou de girafe pour voir au-delà. Il s’y exerçait de longues heures durant. Son cou insensiblement se mit à grandir. Ce qui ajouta une déformation à une déformation.

(18) Dénivellation


 « Cette dénivellation où l'homme, émergeant au monde, est capable de soi, consacre un écart: celui du pulsionnel et de l’existentiel. C'est sans doute l'apport le plus remarquable de Szondi dans la psychanalyse que de l'avoir reconnue et exprimé au niveau du moi, en distinguant destin-contrainte et destin-choix, Ce qui revient à distinguer homme-nature et homme-liberté.»

Henri Maldiney, Penser l'homme et la folie, Millon, p.145



À l'écart,mais à l'instar de ses maîtres, Platon ne cesse de penser et si la "main", que pourtant il ne possède point et qu'il remplace par un retour aux sensations, a pris de l'importance à ses yeux... il ne cesse pas pour autant de penser.

– Quelque chose me dit que la pensée et le geste pourraient ne faire qu'un...

Aussitôt la situation lui apparait dans sa froide vérité. Une vérité qui ne dépend pas entièrement et seulement de lui. C'est alors que lui vient à l'esprit la question suivante:

– Ne devraient-ils pas "nous" plaindre ?

Un petit détail, vraiment minuscule pourrait exciter l'imagination, le cogito du lecteur: il parle de nous... ou du moins le dit.
Le plaindre? Nullement. Lui être reconnaissant peut-être...
Reconnaissant de nous montrer, parfois, un certain art, une certaine délicatesse, de demeurer, un peu, le plus loin possible de tout ce qu'il exècre, et de rester lucide au sein même de l’action.
Il serait vain de dire qu'il ne regarde jamais en arrière tant lui est chevillé à l'esprit que :

– Le passé et le futur ne sont qu'une seule et même facette qui constitue l'envers du présent.


 

jeudi 17 octobre 2019

(17) Dépendant



«Je me sentais bien. Mon esprit s'était fait léger. J'oubliais complètement où j'étais. Peu importe si “tout est là”. Je fermais les yeux à moitié, jouant avec la lumière. Le soleil s'était dédoublé sans que ma raison ne m'alarme, au contraire. Un des soleils projetait une ombre qui m'attirait sans que je puisse y résister. Il suffisait que je lève le pied pour que l'ordre du monde se mit à danser.»



Walid Neill


Après que Platon eut quitté l'île enflammée, tout porte à croire que ce souvenir, pour longtemps encore, ne cessera de le poursuivre...
 

– Chacun de nous a ses repères. Certains en ont plus que d'autres... certains en ont moins... mais y tiennent de telle sorte que, dans le fond, ils en sont beaucoup plus dépendant.