lundi 31 juillet 2023

La caresse des flammes

 

« Il portait un chapeau, un feutre qu'il rabattait sur le front : ses yeux gris reposaient dans la mince zone d'ombre projetée par les bords très proches du couvre-chef. Son manteau était vieux, rapiécé dans le dos. C'était le manteau bleu aux poches profondes dans lesquelles il prétendait pouvoir faire disparaître, comme il nous en menaça un jour, les enfants qui le dérangeaient au travail.»*



– Maintenant que vous voilà sauvé, avec tout le respect que nous nous devons, j'ose espérer que vous aurez l'obligeance de m'écouter vous aussi...


« Ils marchaient l'un derrière l'autre sur la grève empierrée qui,un peu plus loi descendait vers la plage claire et plate de la presque île. Et quand ils franchirent la plage, main dans la main, parmi les morceaux de bois et les algues avec la mer à l'arrière plan – quand ils avancèrent à travers cette étendue désolée vers les dunes, ils ressemblaient tout à fait à Timm et Tine, le héros du roman d'Asmus Asmussen, Feux de mer.»*

– Souvenons-nous de tout ce qui fait que nous en sommes là...
– Et où en sommes-nous?
– Eh, et bien... nous sommes là... 
– Cela ne me dit rien... rien de plus…
– C'est toujours mieux que la caresse des flammes. 


* La leçon d'allemand, Siegfried Lenz 
 

Cogitation

 





Plongé dans la contemplation de Balthazar et de cet univers étrange et pourtant dans lequel il lui semblait qu'il avait toujours vécu, Platon se sentait bien, comme s'il avait perdu la mémoire.

Que fait Platon, la main tendue et plongés dans l'eau ?
Laisse-t'il sa pensée se faire bercer par le courant ?
Ressent-il, non pas une perte totale, mais une espèce de reconfiguration dans laquelle l'ordre et la préséance avaient été complètement chamboulés?

Ce n'était même pas vraiment cela. Si cela eut été, il serait alors face à un désordre. Or ce n'était justement pas le cas. Il s'agissait d'un ordre... non pas un ordre auquel il faudrait obéir, mais un ordre qui lui correspondait et dans lequel, quoiqu'il fasse et sans en avoir aucune connaissance. En suivant les traces des images que de sa main il trace dans le courant et qui aussitôt s'éloignent, il se trouvait à sa place de manière infinie... et il cogite...


« La modernité l’ignore, l’a oublié, peut-être l’a recouvert. Sauf en quelques formules, des idiotismes, de l’argot, un peu de poésie, elle n’a depuis longtemps plus qu’un mot, celui de pensée. Cogito ergo sum ? Je pense, donc je suis. Que suis-je ?
Une res cogitans, une chose qui pense. On le répète, mais c’est flou, et trompeur aussi. Car on pourrait fondre cette pensée dans la conception et l’y réduire.
L’homme sent, puis imagine, et à titre d’homme enfin « pense » ou conçoit, c’est-à-dire produit et combine des notions générales, des concepts. Or cela, ce n’est pas « cogiter ».
Qu’on suive ici les nuances scolastiques. Quand il leur faut désigner l’acte de l’intellect, qui constitue chez l’homme la faculté suprême des principes et des idéalités, le verbe qu’utilisent les médiévaux est intelligere, qu’on doit rendre à la lettre par « intelliger ». L’homme intellige, a une intellectio, lorsque par son intellect « séparé », sans organe, il appréhende un universel, non plus singulièrement ceci ou cela – ce qu’induit la matérialité de son être percevant –, mais l’essence même d’une réalité, sa nature commune, dépouillée d’accidents, valable pour tous de la même façon et tout le temps.
Cogitare, c’est autre chose. Et c’est une grande leçon.
Première thèse : la cogitatio n’est pas le fait de l’intellect, même si c’est en sa présence, comme chapeautée par lui, qu’elle aura de s’effectuer. La cogitation est un acte psychique infra-rationnel de l’homme rationnel, c’est-à dire une opération de l’âme en son corps. Quelle est son assise ? Le crâne, et dans le crâne, le cerveau. Rien certes n’a lieu dans l’organisme qui ne dépende originairement du cœur, de sa chaleur et de son premier souffle (spiritus), mais le cogiter, mû d’une « spiritualité » sienne, sera d’abord, entre l’intellect détaché, a-topique, et la vie inférieure, une affaire cérébrale.
Deuxièmement, la cogitation n’a pas pour objet, comme l’intellection, des notions universelles. Si elle procède d’une puissance organique, en situation, c’est à du particulier seulement qu’elle accède : telle chose, telle autre, placée dans tel contexte, vêtue de ces déterminations-là. Mais quelles choses ? Non pas directement les êtres concrets du monde externe, dont l’appréhension relève du sentir, mais ce qui, dans le corps animé, résulte de la sensation de ces êtres, leurs traces, leurs empreintes stockées, autrement dit des images, ou mieux : des fantasmes. »*


* Je fantasme, Jean-Baptiste Brenet

dimanche 30 juillet 2023

Connaissance

 

Peu de temps auparavant, Platon s'était immobilisé "comme un faucon en plein vol", on eut dit qu'il avait vu quelque chose de l'ordre d'une révélation. Son air hagard et son immobilité ne laissait présager rien de bon... et si ce n'était le mouvement de balancier incessant des vagues, on eut pu croire que le monde s'était arrêté.
Que pouvait-il avoir vu dans en cet instant et dans ces profondeurs qui puisse lui faire un tel effet? 
Nous ne le saurons pas pour le moment et lui -même dira plus tard, dans un de ses carnets, qu'il ne le sut pas plus que nous. Il avait seulement ressenti une présence. Mais très vite, dira-t'il, il se sentit l'envie de jouer avec elle… Et ce fut cette envie de jouer qui le remit en mouvement…
– En moi s’était creusé un grand trou dans lequel j’avais été englouti et brusquement, comme jaillissant du néant, l’enfant qui en moi vivait encore, se mit à crier comme la première fois… Et si tout cela n’était qu’un jeu?




Pour lui, la découverte du grand jeu n'était pas vraiment une surprise: de fait, depuis longtemps il jouait. Mais la surprise venait plutôt du fait que la surprise, et donc le jeu… se montrait à lui, en tant que tel.
– Ou alors, simplement, j'en prenais connaissance... 
Subitement, pris par un impulsion incontrôlable, il prononça le mot connaissance de la même manière et avec les mêmes incidences que s'il avait prononcé le mot conscience... et c’est alors qu’il eut conscience de ce que contenait le mot connaissance…

Mise en œuvre

 

Les profondeurs sont pleines d'inconnus. Si l'on s'en tenait à la lettre la présence de Platon dans ces profondeurs en serait la preuve...




La réalité est une fantaisie comme une autre...on sait ce que ce n'est pas, mais on ne sait pas ce qu'elle est... et… creuser est un moyen comme un autre de comprendre… juste un peu plus fatiguant peut-être. Quel autre moyen aurions-nous pour remonter le temps? Et puis la fatigue, comme chacun sait, fait taire et dormir, or c'est précisément quand on dort que l'on rêve le mieux et le plus souvent... et dans son rêve Platon voit comment, mis à part sa propre activité, le trou s'agrandit… presque de lui même... On dirait, pense-t’il, qu'une volonté inconnue s'est mise à l’œuvre... et creuse…


samedi 29 juillet 2023

Lacune

 

« Je me demande soudain quel besoin j'ai de raconter tout ça, mais si l'on commence à se demander pourquoi l'on fait ce que l'on fait, pourquoi, par exemple, on accepte une invitation à dîner (un pigeon vient de passer, et un moineau aussi, je crois) ou pourquoi, quand on vous a raconté une bonne histoire, on ressent comme un chatouillement à l'estomac qui vous pousse dans le bureau d'à côté pour raconter au voisin ; ça soulage aussitôt, on est satisfait et on peut retourner à son travail.»*


– Le presque parfait conditionnement dans lequel chacun de nous est enfermé dès le départ n'est pas toujours une excuse suffisante pour justifier ce qui dès le départ eut dû être identifié comme malsain.
– C'est le minimum qui doit se dire, se dit  Platon.
Et il ajoute:
– Même pour des hommes lents comme moi...



Et cette pensée immédiate lui fit prendre conscience de la prochaine imposture. Celle qui, à peine présente et déjà passé, venait de prendre littéralement possession de lui...  D'où était venue cette pensée selon laquelle il serait lent...
Il ne lui avait fallu que deux ou trois secondes, le temps qu'il s'était accordé entre deux coups de pelles, pour que se précipite dans son esprit une de ces pensées qu'il repoussait en creusant...
Il va presque sans dire que, à l'instar de Victor-Hugues, son lointain parent, en dépit de tous les avertissements des doctes et des savants, il en appelle à sa propre et lacunaire connaissance et ce faisant, il prend des risques qu’il ne mesure pas. Ou mal.


* Les armes secrètes (Les fils de la vierge), Julio Cortázar

Le réel

 


Le réel n'est pas ce que l'on attend, il est déjà là... La toile d'ombres tissée par l'existence se dérobe sous nos regards. Les mots s'évanouissent, laissant place à l'énigme fondamentale de notre condition.


 

« Le parfait crétin est celui qui se croit plus intelligent
que tous ceux qui sont aussi bêtes que lui. »

Pierre Dac

En même temps

 La compréhension des images nécessite-elle une éducation ?

« Ce que je dis pour ma part, c’est qu’on n’a pas besoin d’éduquer à l’image, c’est-à-dire qu’on ne doit pas s’intéresser à une image, puis à une autre image, etc. ; les images nous arrivent, on ne peut qu’éduquer un regard, et plus précisément construire un regard. » 

Marie-José Mondzain


  
Platon veut savoir ce qui est à l'origine des fumerolles… ce qui au début, n'était qu'un jeu...

– Et puis, très vite c’est devenu un vrai travail parce que je me suis pris au... jeu... "avec cet enthousiasme des penseurs qui paraît ridicule au milieu de la profonde dissimulation du grand monde."* . C’est alors que ce jeu s’est mis à dépasser largement les limites de ma pensée.

Il est des moments où le temps se dilate. C'est très exactement ce qui se produit ici, le fumerolle, comme un chef d’orchestre s'est emparé du rythme de Platon et il l'entraîne dans ses volutes souples, sensibles mais persévérantes. dans leurs imprévisibles singularités... alors assujetti à ces rythmes Platon, proche d'être mystifié, creuse... encore et encore… Sans qu’il l’ait véritablement décidé, en ce moment-là, il ne fait que creuser... sans penser un seul instant que ce creusement pourrait s’effectuer en deux endroits en même temps...



* Proust, Pastiches et mélanges

vendredi 28 juillet 2023

À l’ouvrage

 

« Ce nonobstant il en jecta sus le tillac troys ou quatre poignees. Et y veids des parolles bien picquantes, des parolles sanglantes, les quelles le pillot nous disoit quelques foys retourner on lieu duquel estoient proferees, mais c’estoit la guorge couppee, des parolles horrificques, & aultres assez mal plaisantes a veoir. Les quelles ensemblement fondues ouysmes, hin, hin, hin, hin, his, ticque torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr,
On, on, on, on, ououououon: goth, magoth, & ne sçay quelz aultres motz barbares...»*




Aucune fumée ne peut être là sans raison. C'est pourquoi Platon ne peut s'empêcher de se poser la question de l'origine de toutes choses. Alors, largement encouragé par toute la compagnie, et d'un geste aussi large, tout en sachant pertinemment que ce geste ne remplace point la parole, mais aussi, et tout autant, sachant que celle-ci n'est rien sans le geste, cessant tout net de réfléchir, il se met ardemment à l'ouvrage...


François Rabelais
Comment entre les parolles gelees Pantagruel trouva des motz de gueule. Chapitre LVI. 


À elle

 

"Suis ton plan, cher Lucilius ; reprends possession de toi-même : le temps qui jusqu’ici t’était ravi, ou dérobé, ou que lu laissais perdre, recueille et ménage-le. Persuade-toi que la chose a lieu comme je te l’écris : il est des heures qu’on nous enlève par force, d’autres par surprise, d’autres coulent de nos mains. Or la plus honteuse perte est celle qui vient de négligence ; et, si tu y prends garde, la plus grande part de la vie se passe à mal faire, une grande à ne rien faire, le tout à faire autre chose que ce qu’on devrait. Montre-moi un homme qui mette au temps le moindre prix, qui sache ce que vaut un jour, qui comprenne que chaque jour il meurt en détail ! Car c’est notre erreur de ne voir la mort que devant nous: en grande partie déjà on l’a laissée derrière; tout l’espace franchi est à elle."*


 Platon joue avec cette petite fumée qui prend forme entre ses mains et qui réagit au moindre des mots qu'il lui souffle.
  
– Les idées se donnent à ceux qui jouent... Il est des heures qu'on nous enlève par force, d'autres par surprise*, mais  il en est d'autres que l'on gagne par le jeu...






* Lettres à Lucilius, Sénèque 

jeudi 27 juillet 2023

Langue

 "« La voyelle inconnue! » J'ai étudié les phonèmes de toutes les langues du monde, passées et présentes. Principalement intéressé par les voyelles qui sont comme les éléments purs, les cellules primitives du langage, j'ai suivi les vocaliques dans leurs voyages séculaires, j'ai écouté à trvers les âges le rugissement e l'A, le sifflement de l'I, le bêlement de l'E, le hululement de l'U, les ronflements de l'O. Les innombrables mariages que les voyelles ont contractés avec d'autres sons n'ont pour moi plus de secrets. Et cependant, presqu'au terme de ma carrière, je m'aperçois que j'attends toujours, que je pressens toujours la Voyelle inconnue, la Voyelle des Voyelles qui les contiendra toutes..."*




 – Ce fumerolle ne me dit rien qui vaille...

– Et moi j'aimerai beaucoup savoir d'où elle sort... 

On ne sait pas qui a eu cette pensée et cette interrogation, ni comment elle se sont manifestées... Ce pourrait être l'un ou l'autre des Platon. En tous cas, de nuit ou de jour, tous deux aiment jouer avec cette forme insaisissable mais sujette à toutes les influences.


Revenons quelques instants sur la manière dont communiquent Platon avec son chien Platon, dit Platon le Petit, ou avec Daemon, le daemon comme son nom l'indique, ou encore son âne dont on ne connait pas encore le nom. En quelle langue communiquent-ils ? Et d'abord qu'est-ce qu'une langue et d''où viennent-elles?
On dit qu'il y en aurait entre six et sept milles qui sont répertoriées dans le monde, toutes, et de bien loin, ne sont point proches les unes des autre.
Le langage serait la faculté d'apprendre une langue. Mais, en ce cas pas la langue ne serait pas une langue, comme le français, l'allemand ou l'hindou ou une sorte d'entité qui engloberait toutes les langues, mais un concept particulier. Ce serait une sorte de concept qui définirait le fonctionnement et la nature de ce fonctionnement.
Nous parlons la même langue lorsque nous comprenons notre interlocuteur. Comment peut-on séparer le son d'une conversation du son ambiant, même quand celui-ci est complexe ou simplement bruyant. C'est très exactement ce qui se passe dans notre cas, entre  Platon et les autres et entre les autres entre eux, sauf que dans ce cas-ci, le fonctionnement décrit pourrait être élargi à la pensée. Une pensée, au sens large, qui se manifesterait sans l'aide du mot. Une sorte d'intention pour laquelle il faut une sensibilité qui sorte de l'ordinaire pour pouvoir la capter. Cela tombe bien, nos héros, qu'ils soient crédibles ou non, semblent en être dotés.

*
Le professeur Froeppel, Jean Tardieu
Éditions Gallimard

De son état

 

On peut se demander pourquoi le feu a-t'il pris sur l'île. Il faut, pour en comprendre quelque peu les causes, faire un petit retour en arrière. Platon le Petit, chien de son état, mais nouvellement et ainsi nommé pour éviter de lui rappeler sa condition de chien qu'il n'assume pas pleinement. Platon, donc… avait découvert qu'à un certain endroit de l’île s'élevait un petit fumerolle dont naturellement il ignorait la cause mais nullement les bienfaits.



– Les avez-vous vu?
– De quoi parlez-vous ?
– Je parle des fumerolles...
– Oui, cela je l'ai compris, mais juste avant n'était-il pas question de ma condition de chien?
 – Je n'ai rien dit à ce sujet, je me suis contenté de penser...  très discrètement…


mercredi 26 juillet 2023

Cercles

 

« Avec le tout petit nombre d’esclaves qu’une seule voiture pourrait contenir, sans autres effets que ceux que nous avions sur nous, voici deux jours que nous menons, mon ami Maximus et moi, l’existence la plus heureuse. Un matelas est à terre, et je suis sur le matelas. Deux manteaux font office l’un de drap, l’autre de couverture. Quant au déjeuner, impossible d’en retrancher rien ; les apprêts ont pris moins d’une heure : ma provision de figues de conserve m’accompagne partout ; mes tablettes à écrire toujours. Les figues me tiennent lieu de fricot, quand j’ai du pain, et de pain, quand j’en manque. Elles me font de chaque jour un jour de nouvel an que je tâche de me rendre favorable et propice par la grâce des bonnes pensées et de tout ce qui agrandit l’âme. Or, jamais l’âme n’est plus grande qu’à l’heure où, dégagée de ce qui n’est pas elle, elle a conquis la paix en bannissant la crainte ; la richesse, en ne convoitant rien. »


– La mécanique du rêve est une voiture puissante dont personne ne choisit le modèle, personne n'apprend à conduire, et dans laquelle personne ne sait vraiment ce qui peut arriver...


 Les souvenirs de Platon défilent. Il se demande qui du spectateur ou de l'acteur il pourrait être ou, mieux encore, s'il se pourrait qu'il soit les deux à la fois.

– La ronde incessante de ces cercles, dont l'horizon est le plus parfait des exemples et dans lesquels nous pourrions être enfermés, serait-elle une invitation plus qu'une frontière..? 


*Sénèque, Lettres à Lucilius

De toutes façons

 

De toutes les façons qui pourraient exister pour décrire le monde, un chien n'en connaîtra qu'un nombre limité. Cependant, tout bien réfléchi, peut-être pourrait-on dire la même chose pour ce qui concerne les être humains...



" Mais avant tout, il y avait une flamme, une petite flamme vive, qui parcourait l'avant-scène de ma mémoire; elle brouillait le images  et les faits que je cherchais à évoquer, les faisait fondre et rougeoyer; et quand elle ne parvenait pas à les embraser, elle les tordait, les calcinait ou, cela pouvait aussi arriver, les dissimulait sous une braise tremblante." *

Au moment même où la petite famille de Platon s'éloignait de l'île, Daemon fit sa réapparition. Il n'était point question de le laisser là. Mais comment faire, le feu avait commencé son travail et, à défaut de sagesse, prenait force et beauté. D'où venait-il?  



* La leçon d'allemand, Siegfried Lenz 
Pavillon poche, 

mardi 25 juillet 2023

Destin

 

Comment s'opposer au nécessités du destin ou à ce qui nous parait comme tel ?
Cette question, Platon se la pose souvent. Il n'est point seul en ce cas, une partie de sa petite famille se la pose aussi souvent que lui. Certes les mots ne sont point les mêmes pour tous...
" Mais avant tout, il y avait une flamme, une petite flamme vive, qui parcourait l'avant-scène de ma mémoire;" *





Platon le Petit, chien de son état, ne se pose guère de questions. Mais le peu dont il s'agit, tout-de-même, il les pose à haute voix.
– Les questions que je pose ne me sont point directement destinée. C'est au monde que je les pose.Platon le Petit est très fier des finesses de la nuance... de toutes les nuances... Pour ceux qui n'auraient pas compris, il y a dans l'énoncé qui précède autant de finesse possible qu'entre deux moment différents où ce qui est considéré comme étant la même chose aura deux odeurs permettent d'identifier clairement le passage du temps... Il faut pour cela maîtriser un organe qui est certes donné à tout le monde, mais dont la sensibilité et les capacités sont l'inégalité même... Et il en est ainsi de la difficulté de traduire en notre langage celui de Platon le petit chien. Impossible de rendre comptes de tous les sens possibles sans les trahir…
Cependant, aussi petit  qu'il puisse être, ses capacités ne sont pas toutes du même ordre... et l'orgueil, quoiqu'il en dise n'était plus chose si lointaine... et sa rougeoyante ardeur, bien qu’invisible, ne demandait qu'à prendre place dans le récit.



* La leçon d'allemand, Siegfried Lenz 
Pavillon poche, Laffont

Au fil de l’eau

 

« Tiens-toi pour affranchi de tout mauvais désir, quand tu en seras
au point de ne demander rien au ciel que tu ne puisses lui demander à la face de tous. 
»

Car aujourd’hui, ô comble du délire ! les plus honteuses prières se murmurent tout bas dans les temples ; si quelqu’un prête l’oreille, on se tait ; et ce qu’on ne voudrait pas que l’homme sût, on le raconte aux immortels.



– Comment estimer le temps qui passe à son juste prix?
Telle est souvent la question que se pose Platon. Aussi loin qu'il s'en souvienne. Il se l'est toujours posée, quand, remontant le temps au fil de l'eau, bien plus jeune, de longues années auparavant il se promenait en compagnie de son chien, dans les paysages presque enchantés de son enfance.
– Pour moi ils ne l'étaient guère, j'avais plaisir à m'y promener, c'est certain, mais jamais le terme d'enchantement ne me serait venu à l'esprit. Seuls mes souvenirs me le font apparaître.
– Pourquoi, puisque le temps qui passe est changement perpétuel, resterait-il inchangé lorsqu'il repasse..?

Par là

 

" En intensifiant (l'activité de la conscience) elle produit un foyer lumineux concentré ou plus diffus, et dans certains cas extrêmes, un éblouissement. Dans le grand calme, elle se mue en une luminosité égale et douce. "*




Bien avant de se mettre en route une petite pensée obsédante occupait l'esprit du petit chien Platon.
– Mon maître, il n'y a pas très longtemps, un jour tout au plus, est passé par là... et moi aussi j'aimerai admirer de plus près ce qu'illuminent ces douces lumières de l'horizon.


* Esquisses
Jean-François Billeter
Éditions Allia 

lundi 24 juillet 2023

Embellissement


 "Or que m'enseigne l'observation quand, cessant de vouloir expliquer, je me contente de voir? Je vois que ma conscience fait partie de mon activité, qu'elle est elle-même activité; qu'elle est pareille à une luminescence apparaissant dans la nuit intérieure du corps, une sorte de réverbération qui s'y produit quand cette activité s'intensifie."*



Hors de tous système religieux, Platon, le petit chien se demande si le peu de mémoire dont il dispose... enfin c'est ce qu'il pense... mais c'est aussi ce qu'il a du apprendre... ne lui permet guère de se souvenir de ses années d'enfance. Quand il regarde, lui aussi "de l'autre côté" il est saisi, de la même manière que Platon, son maître, par la beauté inhérente à certains souvenirs.

– Tant pis si j'embellis…  si cela me fait plaisir...

Lui, contrairement aux hommes, qui sont pourtant ses modèles, ne se demande pas pourquoi. 



* Jean-François Billeter
Esquisses
Éditions Allia

Autre côté

 “On mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes

qu’il est capable de supporter.”

Emmanuel Kant    


Peu de choses peuvent être en même temps présentes dans notre mémoire. Celle-ci est en mouvement continu et les brèves oscillations qui agitent même les images les plus fixes, ouvrent la porte à ce qui ne demande qu'à se montrer. Ce qui en résulte est une sorte de mélange incertain, continuellement changeant, que nous simplifions par force et par filtres de telle manière que nous puissions reconnaître telle ou telle chose sans avoir à sans cesse la corriger. Cela se fait tout seul, au risque qu'à notre insu, l'image paraisse sur l'écran comme une vérité sans que nous n'ayons assez de recul pour pouvoir séparer et reconnaître le geste de l'objet. Simulacre parfait de la présence d'une absence....
 


 

Quand Platon n'était encore qu'un jeune homme, comme tant d’autres avant lui, il regardait ce qu’il appelait "l'autre côté"…avec, du moins l’imaginait-il, une sorte de nostalgie. Ne le connaissant pas, et pour cause, il pouvait l'imaginer à sa convenance… et la nostalgie, dès lors, n'en était plus une, mais devenait un ailleurs fantasmé, qui, certes, l'appelait, mais qui ne venait pas du passé mais formé de tout ce qu'il avait envie d'y trouver.



dimanche 23 juillet 2023

Une époque

 



Il fut une époque, il y a déjà longtemps, où la capacité d'imagination de Platon était bien plus grande et active qu'aujourd'hui.

– Cette capacité fut une compagne fidèle sans laquelle, je n'ose y penser, j'eus pu sombrer...

Elle avait sur lui une emprise qu'elle n'a plus et il lui arrive de la regretter quelque peu. Cependant, lorsque que, de mémoire, il se rend sur les lieux de sa jeunesse, il peut, non sans quelques efforts, reconstruire ces récits qui de leurs temps l'avaient traversés.

– Burlesque fatras, jamais je ne m'étais douté que ceux-là même, si ordonnés, ordonnants, rigides et obtus, qui condamnaient, au nom du bon sens commun, l'imagination et l'absence à travers moi, étaient aussi sujets que moi à leurs pouvoirs...
Aujourd'hui, je sais que le monde qui était le leur et auquel j'étais assigné, n'existait pas plus que le mien... Rien de ce qui affectait leurs sens n'était perçu pour ce qu'il était et le monde dans lequel ils vivait n'existe plus, pas plus que le mien... Ainsi étaient-ils, non moins que moi, des fantômes guidés par d'autres fantômes, ceux de l'esprit. Brûlant mannequins-morts-vivants cherchant la lumière dans les feux d'un Carnaval à l'envers...
Comment n'ais-je pu voir dans ces images que la farce grossière et non le vide dans lequel elle baignait?

Il arrive que le jeu de reflets entre le texte et les images se déploie avec la même ambiguïté que celle qui prend place dans les espaces entre les mots. Ces blancs constituent des ruptures. Ce ne sont non seulement des ruptures du récit, et donc du temps, mais aussi du sens, ou des sens, qu'ils contiennent. 

 Entre les phrase elles-mêmes, ces blancs sont aussi nécessaires que la ponctuation qui est langage elle-même. Tels des chefs d'orchestre, ils dirigent le lecteur, lui indiquent le rythme et, souvent, l'intonation. Ces écarts, s'ils sont utiles à la clarté de la lecture, sont aussi des espaces vierges que l'imagination, sans toujours se faire voir, remplit à foison. Mais leur rôle, presqu’invisible, libéré de la tyrannie du sens et de l'ordre de la ponctuation, est encore bien plus grand dans les récits de mémoire où le plus souvent ils peuvent prendre presque toute la place... du fait qu’ils suggèrent à défaut d’imposer une respiration plus large, une invitation à explorer les vides.


 
« Qu'ayant demeuré assez longtemps en cet état il était tombé dans un doux et agréable sommeil dans lequel il avait eu cette vision : "Il me semblait, disait-il, que je creusais le fondement d'une maison et que j'entendais un homme qui me disait de le creuser encore davantage; ce qu'ayant fait et me voulant reposer, il me commanda derechef de le creuser. Et la même chose étant arrivée quatre fois de suite, il me dit enfin que ce fondement était assez creux, et que je bâtisse désormais tout à mon aise, comme si je n'eusse dû avoir aucune peine dans tout le reste de l'ouvrage.» 

  Vie de Saint Syméon l'Ancien, Stylite
  Théodoret, évêque de Cyr



Platon, lui aussi creusait. Mais ce qu'il creusait était ce qu'il appelait sa "mémoire". Le vertige des profondeurs est fort semblable à celui des hauteurs. Ils finissent immanquablement par se confondre.
– Plus je creusais et plus la sensation  de m'élever devenait présente à mon esprit et me donnait le vertige. Lequel tenait plus au fait que plutôt que de me rapprocher d'un centre que je croyais enfoui, j'avais la nette et double sensation que par mon élévation je m'en éloignais et dans le même temps, que le centre duquel j'eus dû me rapprocher, s'éloignait. Chaque ouverture, parmi toutes celles que je mettais à jour, qui eussent dû m'inonder de lumière, me submergeait de courants qui n’étaient pas miens et qui menaçaient de m'emporter à chaque instant...
La mémoire est un objet curieux.
– C'est le seul objet que je possède et ce n'en est pas un...