mardi 31 octobre 2017

Il vaut mieux que...


« Oui, messieurs. Il fait mauvais temps et nous attendons qu'il change. Mais il vaut mieux qu'il fasse mauvais temps que rien du tout et que nous attendions au lieu de ne rien attendre.»*


En attendant, loin, très loin, et plus encore...




* Propos rapportés par Bertrand Russel et cités par Enrique Vila-Matas dans son ouvrage intitulé Perdre des théories, Christian Bourgeois Éditeur, et repris par Denis Grozdanovitch en exergue de "Petit éloge du temps comme il va", Folio



Une histoire de dimension...



" La pensée scientifique a pour vocation d'expliciter, de laïciser les faits, de les généraliser, et donc de les priver de leur profondeur polysémique."*




– Il semble à Pinocchio, l'Autre, et à bien d'autres, que l'impossibilité de reproduire l'espace à l'identique devrait être une évidence... Et pourtant il n'en est pas toujours ainsi...
Dans le meilleur des cas, on dira que l'espace qui est reproduit est un semblant. Mais en tous les cas l'espace produit est un nouvel espace... dans lequel subsistent quelques ressemblances qui mettent en relation avec l'ancien ou le modèle.
D'ailleurs l'espace, le monde, notre monde, ne peut être à deux dimensions. Or l'image, dans son sens habituel, est un objet à deux dimensions. Sans la troisième dimension, sans le relief il n'y a point de paysage et point de passage possible. 



* L'influence qui guérit, Tobie Nathan , Poches Odile Jacob, p. 23


 

lundi 30 octobre 2017

En suivant son sillage



 "O vous qui êtes en une petite barque, désireux d’entendre, ayant suivi mon navire qui vogue en chantant, retournez revoir vos rivages, ne gagnez pas le large, car peut-être en me perdant vous seriez égarés. L’eau que je prends n’a jamais été parcourue, Minerve souffle, Apollon me conduit, et neuf Muses me montrent les Ourses. Vous autres, peu nombreux, qui avez levé à temps le col au pain des anges, dont ici on vit, mais dont on n’est jamais rassasié, vous pouvez mettre en haute mer votre bateau, en suivant mon sillage, avant que l’eau ne redevienne égale."*




– Est-il un être plus obéissant qu'une marionnette?
– Il est des circonstances favorables où les questions peuvent attendre, mon cher...
– À chacun sa nature, mais il en est des circonstances comme du temps: elles sont changeantes...
– Alors, nous ferons avec. Où vouliez-vous en venir?
– Précisément là où nous en sommes...
– Je vous écoute.
– Seriez-vous d'accord avec moi pour dire qu'une marionnette n'est qu'obéissance?
– À première vue je serais tenté de dire oui...
– Et à seconde vue?
– Il ne vous a pas échappé que je vais contredire cette première affirmation.
– Je me réjouis de vous entendre.
–...


* Dante, Le Paradis, Chant II


Le plaisir de découvrir

« Durant mon enfance à Far Rockaway, j'avais un ami, Bernie Walker. Nous avions tous deux des "labos" à la maison, où nous réalisions diverses expériences. Un jour, nous discutions de quelque-chose –nous devions avoir onze ou douze ans à l'époque– et je dis: « Mais penser, c'est juste se parler à soi-même à l'intérieur.
– Ah bon? dit Bernie. Connais-tu la forme biscornue du vilebrequin dans un moteur de voiture?
– Oui, et alors?
– Parfait. Maintenant, dis-moi: comment l'as-tu décrite quand tu te parlais à toi-même?»
Grâce à Bernie, j'appris donc que les pensées peuvent être aussi bien visuelles que verbales.»

Richard Feynmann, The pleasure of Finding Things out 
 







Une deuxième tête



Il avait fallu de nombreuses plongées pour que Nounours aie l’impression d'avoir repêché le corps entier de Pinocchio.



On se souvient que lorsqu'il eut estimé avoir fini de sortir les morceaux, une surprise l'attendait encore... Trop de pièce pour reconstituer le puzzle... et lorsqu'il avait plongé la main dans la poche marsupiale, il y avait découvert une deuxième tête... en tous points identique à la première...

Le mystère...



dimanche 29 octobre 2017


 L’histoire se déroule et ne nous appartient pas.



L’âme ci-git, vous êtes,
Sans mesure,
L’âme girouette.
Invisibles dans l’azur
La mouette et la muette,

Chacune de leur côté, s'envolent

Une si petite voix...





La petite voix venue de loin... de très loin... la voix stridente de Pinocchio, l'Autre, retentit faiblement aux oreille de maître Cerise:

– C'est un coup et il n'y en aura pas un de plus!




 On pourrait s’étonner à moins que cela, l’homme est simple et bon, mais…
– C’est cela, je m’étonne de ce que ce bout de bois informe puisse parler! Plus que cela, si je m’émerveille d'un côté, de l'autre, il y a  comme un doute qui est frère du soupçon je regarde autour de moi pour dénicher l’intrus qui me ferait cette farce... et qui plus est , me semble-t'il me voit... puisqu'il anticipe mes mouvements...





Noble cause et chose certaine

[...] "les paroles que l'enfant apprend le mieux, celles dont il pénètre le mieux le sens, qu'il s'approprie le mieux pour son propre usage, ce sont celles qu'il apprend sans maître explicateur, avant tout maître explicateur. Dans l'inégal rendement des apprentissages intellectuels divers, ce que tous les enfants d'hommes apprennent le mieux, c'est ce que nul maître ne peut leur expliquer, la langue maternelle."*



Nulle raison ne ​​peut convaincre de sa noble cause dans les mains d'un lecteur qui commencerait à rêver de choses certaines...




*Le maître ignorant, cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, Jacques Rancière - Fayard

samedi 28 octobre 2017

"Jour de Tempête" suite (8)


"La politique est l'art de garantir une unité de la cité dans son désir d'avenir commun, son individuation, sa singularité comme devenir-un. Or un tel désir suppose un fonds esthétique commun. L'être-ensemble est celui d'un ensemble sensible. Une communauté politique est donc la communauté d'un sentir. Si l'on n'est pas capable d'aimer ensemble les choses (paysages, villes, objets, œuvres, langue, etc.), on ne peut pas s'aimer. Tel est le sens de la "philia" chez Aristote. Et s'aimer, c'est aimer ensemble des choses autres que soi."*


Maître Cerise n'est rien d'autre qu'un brave homme avec ses qualités et ses défauts. C'est un homme simple tant qu'il ne pense point. La moindre pensée, chez lui, déclenche une telle quantité de questions qu'habituellement, à peine l'une d'elle pointe le bout du nez qu'il se saisit du moindre bout de bois et qu'il commence à travailler.
 
– Quand mains s'occupent, ma pensée se tait...
















* De la misère symbolique, par Bernard Stiegler LE MONDE | 10.10.03
"La question politique est une question esthétique, et réciproquement : la question esthétique est une question politique. J'emploie ici le terme"esthétique" dans son sens le plus vaste. Initialement, aisthésis signifie sensation, et la question esthétique est celle du sentir et de la sensibilité en général.

Je soutiens qu'il faut poser la question esthétique à nouveaux frais, et dans sa relation à la question politique, pour inviter le monde artistique à reprendre une compréhension politique de son rôle. L'abandon de la pensée politique par le monde de l'art est une catastrophe.

Je ne veux évidemment pas dire que les artistes doivent "s'engager". Je veux dire que leur travail est originairement engagé dans la question de la sensibilité de l'autre. Or la question politique est essentiellement la question de la relation à l'autre dans un sentir ensemble, une sympathie en ce sens. Le problème du politique, c'est de savoir comment être ensemble, vivre ensemble, se supporter comme ensemble à travers et depuis nos singularités (bien plus profondément encore que nos "différences") et par-delà nos conflits d'intérêts."*






– Cher Justin Perroquet, puis-je vous poser une question?

– Il va sans dire...

– Justement, non... enfin... qu'est-ce qui fait qu'en certaines circonstances nous éprouvions une certaine émotion et que dans un autre temps pour des fait à peu près similaires nous n'en éprouvions aucune?

– Une multitude de phénomènes agissent ensemble que nous aimerions voir et comprendre en imaginant qu'ils constituent une sorte d'entité qui nous soit lisible... C'est pour cela que, le plus souvent, nous lui prêtons une attention qui nous la fasse paraître à notre image comme quelqu'un se regardant dans un miroir.


* De la misère symbolique, par Bernard Stiegler LE MONDE | 10.10.2003

"Jour de tempête" suite (7)


... "puis l'ombre d'un nuage détourna son attention, mais quand il leva les yeux au ciel, celui-ci était immensément bleu et sans le moindre moutonnement. Il compris aussitôt que le nuage était passé en lui, et que la menace ne venait pas du ciel."*


Après la chute de Platon, Nounours a plongé pour le secourir. Au même moment, ou juste après, Pinocchio, l'Autre, lui aussi plonge ou est happé par le vide à travers la vitre du hublot qui s'est brisée en même temps que son nez.
On l'a vu, Nounours repère puis récupère les morceaux de Pinocchio mais ne retrouve pas Platon l'Ancien. Il défait la couture de son ventre et peut ainsi, tel un marsupiaux, récolter les restes de la marionnette. Il est fort possible qu'il ait abusé de ses capacités et fait un malaise. À moins qu'il ne s'agisse de l'ivresse des profondeurs... Une partie de sa mémoire l'a quitté, même si, par intermittence des images apparaissent comme des nuages dans le ciel qu'il ne sait pas interpréter, il ignore que Platon, qu'il cherchait, l'avait trouvé et l'a sauvé...




Quand il se réveille, à nouveau seul, Platon l'Ancien a encore disparu. Il sort les restes de Pinocchio de sa poche, tente de recomposer le corps et s'aperçoit avec surprise que le nombre de pièces ne correspond pas...



– S'il en avait manqué... je serais triste, certes, mais, au contraire, et c'était bien pire: il y en a trop!

 
Son désarroi sera à son comble quand il fouillera encore l'intérieur de sa poche...


 

* La mort nomade, Ian Manook, Le livre de poche (p.231)



"Jour de tempête" suite (6)


Nounours semble perdu et pourtant quiconque eut pu entendre ce qui se passait dans sa tête eut entendu ces mots étranges:

– Dans cette montagne impatiente se nourrit et se révèle une étoile brûlante... Tournant à mes oreilles dressées et bien formées, le parlé vrai des animaux, malgré quelques états d'ivresse, vibrant de temps à autres, chacun à leurs tours dans leurs regards, à leurs images je deviens. Peu importe quand dans la nature instable de la caverne aux formes immuables, du troupeau jaillit le berger! Au bord du gouffre, il ne cesse de changer, même si, franchement, il danse, se pense et penche. Jusqu'à ce que...





vendredi 27 octobre 2017

"Jour de tempête" suite (5)



« Un écrivain, me disais-je à mes amis, ainsi qu'aux rares producteurs avec qui je réussissais à obtenir un rendez-vous pour parler de "The Great Melville [...], est quelqu'un dont la solitude manifeste un rapport avec la vérité et qui s'y voue à chaque instant, même si cet instant relève de la légère tribulation, même si cette vérité lui échappe et lui parait obscure, voire démente; un écrivain est quelqu'un qui, même s'il existe à peine aux yeux du monde, sait entendre au cœur de celui-ci la beauté en même temps que le crime, et qui porte en lui, avec humour ou désolation,à travers les pensées les plus révolutionnaires ou les plus dépressives, un certain destin de l'être.»

Tiens ferme ta couronne, Yannick Haenel


Il me fallu un grand nombre de plongées pour retrouver un à un tout ce qui te constituait. Naturellement, lorsque j'eus terminé ma quête le bateau était reparti depuis longtemps...


... Je ne sais ce qui se passa ensuite. Il est vraisemblable que j'aie perdu conscience du fait de mes nombreuses plongées. Toujours est-il que je me retrouvais allongé sur le dos avec Platon à mes côtés. Platon que je croyais perdu et qui, chose étrange s'il en est, me semblait-il, m'avait sauvé de la noyade.... 






"Jour de tempête" suite (4)





Comme j'étais occupé à  retrouver toutes les parties éparpillées de ton corps, je m'aperçus que je ne pourrais le faire sans que je trouve le moyen de me libérer les mains. Alors, j'eus l'idée de défaire légèrement la couture qui maintenait mon ventre et tel un marsupiaux je fourrai délicatement ta tête à l'intérieur de cette poche improvisée.  Pendant ce temps, malheureusement, comme il fallait s'y attendre, les courants avaient fait leur office: tout était disséminé... Il me fallu un grand nombre de plongées pour retrouver un à un tout ce qui te constituait. Naturellement, lorsque j'eus terminé ma quête le bateau était reparti depuis longtemps... 

"Jour de tempête, suite (3)


« La partie est dans le tout, le tout est dans la partie »

J. Jacotot

Pour mémoire: Platon l'Ancien, encore enfant était tombé du bateau sur lequel il voyageait en compagnie de Nounours. Pinocchio, l'Autre, lui aussi voyageait sur le même bateau. Il vient de raconter comment, dans la mer il s'est retrouvé. (voir "Jour de tempête, suite 2)


Nounours se souvient et à propos de la  même scène il va apporter un tout autre éclairage.





– Quand Platon l'Ancien est tombé, j'étais juste derrière lui et je n'ai pas immédiatement saisi ce qui s'était passé. Cela n'a duré qu'une fraction de seconde, mais ce temps me paru extrêmement long. Trop long même. C'est pourquoi j'ai agi sans réfléchir: j'ai sauté après lui. Maintenant je sais qu'il ne fallu pas plus de temps pour qu'à ton tour, cher Pinocchio, tu nous rejoignes. J'ai entendu  que quelque chose s'était produit juste derrière moi, mais occupé à la recherche de Platon l'Ancien, je n'y prêtais guère d'attention...



... C'est pourquoi, un long moment après avoir vainement recherché Platon, je te vis toi... mais bien différemment de ce que tu es aujourd'hui...

Un lourd silence s'était établi dont on pouvait sans effort déduire qu'il masquait difficilement les difficultés qu'éprouvait Nounours pour exprimer la suite de son récit. 




– En réalité, pour commencer je ne retrouvais que ta tête et, flottant autour comme la lune tourne autour de la terre, le bout de ton nez. Et puisque dans cette histoire il faut que subsiste quelques parts de vérité, je dois dire que tu n'étais plus, à mes yeux, qu'un bout de bois cassé. Cependant, je dois à cette même vérité d'ajouter combien j'étais ému par la pensée que dans ce misérable bout de bois j'arrivais à "voir" quelque chose de vivant, une vie, qui raisonnablement ne pouvait en être une... Puis plus tard je vis tout autour de moi tes restes éparpillés flottant entre deux eaux et se mêlant à la végétation des grands fonds tout près de l'endroit où je retrouvais aussi le chapeau de Platon...


 

jeudi 26 octobre 2017

"Jour de tempête", suite (2)


LE PEINTRE, au poète.
 
—Vous êtes plongé, monsieur, dans la composition de quelque ouvrage? Quelque dédicace au grand Timon?


LE POÈTE

 
— C'est une chose qui m'est échappée sans y penser: notre poésie est comme une gomme qui coule de l'arbre qui la nourrit. Le feu caché dans le caillou ne se montre que lorsqu'il est frappé; mais notre noble flamme s'allume elle-même, et, comme le torrent, franchit chaque digue dont la résistance l'irrite. Qu'avez-vous là?


LE PEINTRE

 
— Un tableau, monsieur.

Et quand votre livre paraît-il?

LE POÈTE

 
— Il suivra de près ma présentation.

Voyons votre tableau.

LE PEINTRE

 
— C'est un bel ouvrage!


LE POÈTE, considérant le tableau

 
— En effet, c'est bien, c'est parfait.


LE PEINTRE

 
— Passable.


LE POÈTE

 
— Admirable! Que de grâce dans l'attitude de cette figure! Quelle intelligence étincelle dans ces yeux! Quelle vive imagination anime ces lèvres! On pourrait interpréter ce geste muet.


LE PEINTRE

 
— C'est une imitation assez heureuse de la vie. Voyez ce trait; vous semble-t-il bien?

 
LE POÈTE

 
— Je dis que c'est une leçon pour la nature; la vie qui respire dans cette lutte de l'art est plus vivante que la nature.*







 – La vue de cette chute, comme vous pouvez l'imaginer, avait suscité en moi une forte émotion, c'est ainsi que j'oubliais la présence de la vitre contre laquelle je butais assez violemment pour me casser le nez et... chose parfaitement imprévisible, la vitre... avait cédé. Le souffle coupé, emporté par le mouvement, sonné par le bruit et incapable de comprendre ce qui se passait, mon corps tout entier passait à travers les éclats et rejoignait ceux qu'il venait de voir passer. Au regard des choses qui me traversaient en cet instant, j'avais le sentiment de n'être plus déjà qu'un amas de pièces diverses dont je suivais le mouvement, incapable de leur donner sens et surtout vie. La suite allait me donner pleinement raison...



– C'est ainsi que je vis vos pieds disparaitre...



... avant que moi aussi je disparaisse...




* Timon d'Athènes, William Shakespeare










Le "jour de la tempête"


– Vous souvenez-vous Nounours du "jour de la tempête"?

– Je m'en souviens fort bien.

– Je n'ai jamais rien pu savoir de ce qui s'était passé...

– L'histoire est assez simple pourtant.

– Voudriez-vous me la raconter?

– Je crois que vous devriez, au préalable, me dire ce que vous avez en tête.




– Je veux bien. J'étais dans ma cabine avec mon maître qui procédait à mon éducation. À peine avions-nous fini que, regardant  par le hublot, je vis un corps tomber à la mer. Je n'avais pas eu le temps de reconnaître de qui il s'agissait, mais mon sentiment était que c'était Platon l'Ancien, encore enfant qui était tombé. Peut-être était-ce à cause du chapeau que je vis flotter dans l'air avant que de flotter dans l'eau...


– La vue de cette chute, comme vous pouvez l'imaginer, avait suscité en moi une forte émotion, c'est ainsi que j'oubliais la présence de la vitre contre laquelle je butais assez violemment pour me casser le nez et... chose parfaitement imprévisible la vitre...










mercredi 25 octobre 2017

"Ce que je croyais..."


« L'âme gît au point où le je se décide.» *




 – Regardez autour de vous Pinocchio, vous qui vous croyez Autre! Aujourd'hui est un jour de rencontres. Non seulement les meilleures mais aussi les mauvaises. Les plus mauvaises même.

– Vous me faites peur... Quelle est donc cette humeur qui vous gouverne, Nounours, et qui vous donne cette voix si sombre?

– C'est à notre maître qu'il faut demander...

– Je ne sais pas vraiment qui il est...

– Plongez dans votre mémoire ou celle-ci par vagues entières va nous submerger... 

– Je ne vous l'ai dit, par peur de ne pas être cru, il est désormais inatteignable... pour moi en tous cas...

– Pourquoi cela?

– À cause de ce que je lui ai dit.

– Que lui avez-vous dit?

– La vérité seulement... ou ce que je croyais être la vérité...

– Et que s'est-il passé?

– Il a tracé un grand cercle...

– Où cela?

– Par terre autour de moi...

– Et alors?

– J'ai interdiction de franchir la ligne...

– Dites-lui quand même...

– C'est qu'il est bien au-delà du cercle qu'il nous a assigné...

– Vous voulez dire que moi aussi je suis enfermé dans le cercle?

– C'est ce que je pense...

– C'est ce que tu penses ou c'est la vérité?

– C'est ce que c'est... mais ce que c'est... je ne suis plus autorisé à la dire...

– Que risquez-vous encore?

– Un autre cercle... plus petit encore... tout près du puits...



* Michel Serres

Quel est donc ce rêve étrange?


« Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par une forêt obscure
car la voie droite était perdue.

 Ah dire ce qu'elle était est chose dure
cette forêt féroce et âpre et forte
qui ranime la peur dans la pensée !»*




– Dites-moi Nounours... quel est donc ce rêve étrange dans lequel nous nous trouvons?
– Cher Pinocchio... c'est à notre maître qu'il faudrait demander.
– Le connaissez-vous?
– Je le connais tout autant que tu le connais toi.
– Mais moi, je ne le connais pas...





* La Divine comédie, Dante

Oui, nous rêvons


Jour après jours, le plus souvent pendant la nuit, Nounours et Pinocchio, l'Autre, dorment. Tour-à-tours, dans leurs sommeils, ils se rendent visite. Quelquefois simultanément. Au point qu'ils leurs arrivent de ne plus savoir dans quel rêve ils sont.
Ils ne sont point les seuls à le faire. Cela peut arriver à tout le monde. Cet espace curieux, que chacun fréquente si souvent serait rempli de portes, invisibles en plein jour, qui passeraient leur temps à s'ouvrir et à se fermer.



– ... alors, selon notre maître, au delà de nos pensées, quelque chose pourrait être qui soit libre de tout passé et qui ne se préoccupe pas d'un quelconque avenir...

– Je ne suis pas sûr de bien comprendre...

– C'est normal.

– Il me semble que vous vous répétez... mais, pourquoi est-ce normal?

– Parce que ce n'est qu'un rêve... et... il est fréquent que la scène que nous vivons semble se répéter...

  – Et quoi, ce n'est pas une preuve..?

– Eh bien, précisément, ce n'est qu'un rêve pour une seule et bonne raison.

– Laquelle?

– Il n'existe rien de normal. 

– Vous rêvez?

– Oui je rêve, donc je suis... tout comme vous et bien d'autres...

– Expliquez-moi!

– Selon mon point de vue, que je partage avec mon maître, la normalité serait une pure utopie...



mardi 24 octobre 2017

Rimes âpres et rauques

"Si j'avais les rimes âpres et rauques comme il conviendrait à ce lugubre trou sur lequel s'appuient tous les autres rocs, j'exprimerais le suc de ma pensée plus pleinement; mais je ne les ai point, et non sans frayeur je m'apprête à parler."

Dante, L'Enfer, XXXII



Un rêve qui obéit à sa nature


 Nounours et Pinocchio, l'Autre dorment. Dans leur sommeil, ils se rendent visite. Ils ne sont point les seuls à le faire. Le monde du rêve est rempli de portes qui passent leur temps à s'ouvrir et à se fermer. Gare au moindre courants d'air et aux plus timides mouvements de la pensée...


 – Nous pouvons à chaque instant être attiré, happé par une voix, un mouvement, quelque chose de vivant venu du passé que nous ne connaissons pas, que nous ne saisissons pas, pas plus que nous ne le le comprendrions si nous y prenions garde....



 – À quoi faites-vous allusion? Est-ce à ce bateau à moitié en flammes que vous pensez?

– Non, non... cela n'est qu'un rêve qui obéit à sa nature et à sa part de réel...

– Comment cela?


– Chacun sait que les rêves reposent sur une structure qui est issue du réel et dont ils se départissent selon leurs besoins ou selon les sollicitations qui les font exister.

– Lesquels? Les vôtres par exemple? 

– Si nous nous rendions comptes, à chaque instant combien sont nombreuses ces sollicitations d'un monde que nous nous obstinons à croire extérieur à nous-même, alors...

– ... alors, selon notre maître, au delà de nos pensées, quelque chose pourrait être qui soit libre de tout passé et qui ne se préoccupe pas d'un quelconque avenir...

– Je ne suis pas sûr de bien comprendre...

– C'est normal.

– Pourquoi est-ce normal?

– Parce que ce n'est qu'un rêve... et... 

– Et quoi?



Un âge peut en cacher un autre


" Le temps des sanctuaires initiatiques sur lesquels un secret espoir et la fantaisie ont brodé tant de légendes, est passé pour toujours sur cette terre.
Mais un artiste fait jouer la matière; l'ingénieur crée des formes précises et admirables, adaptées à son but. les deux expriment, en dehors de l'utilité de la chose, en volumes, surfaces et couleurs, une esthétique, qui décrit une morale, expression du temps."*



Depuis longtemps déjà, Platon l'Ancien, encore ou à nouveau tel un enfant, s'était retrouvé seul avec nounours sur une île quasi déserte sur laquelle viennent s'échouer les reste fort divers de multiples naufrages. C'est avec ceux-ci que Platon a construit un abri. Il n'a de cesse de réfléchir aux diverses origines de tous ces matériaux qui tous ont une histoire.

 – Est-il possible de cerner ces endroits où nous sommes censé avoir vécu? 
– Quand je vois toutes ces histoires derrière lesquelles nous nous abritons, je me demande si la nôtre, un jour, aura aussi une petite utilité pour quelqu'un...
– Cela dépend de d'une infinité de choses fort diverses et surtout cela dépend de la densité du récit, mon cher Platon, et de la strate qui est suivie...
– Et de l'âge du capitaine... je suppose...
– L'âge n'a rien à voir la-dedans sinon comme ressort dramatique.
– Comment cela?
– Un âge peut en cacher un autre, mon cher Nounours!


* L'appel du feu, R.A. Schwaller de Lubícz, Éditions Aquarius 










lundi 23 octobre 2017

Quelque chose bouge...


 "Il y a bien des années, j’ai vu dans une rame de tramway une affiche qui, si les choses importantes étaient à leur vraie place dans le monde, aurait trouvé ses admirateurs, ses historiens, ses exégètes et ses copistes comme n’importe quel grand poème ou n’importe quel grand tableau, ce qu’elle était tout à la fois. Mais, comme il peut arriver parfois lorsque nous recevons des impressions inattendues et très profondes, le choc a été si violent, l’impression m’a percuté, si je puis dire, avec tant de force, qu’elle a transpercé le sol de ma conscience et qu’elle est restée cachée dans l’obscurité pendant des années quelque part en moi sans que je pusse la retrouver. Je savais seulement qu’il s’agissait d’un bicarbonate de soude, le « sel Bullrich » et que l’entrepôt original de ce sel était une petite cave. (…) Au premier plan, une voiture tirée par des chevaux avançait dans le désert. Elle transportait des sacs sur lesquels était écrit : « Sel Bullrich ». Un de ces sacs était percé et du sel avait déjà coulé par terre sur une certaine distance. A l’arrière-plan, dans le désert, deux poteaux portaient une grande enseigne avec les mots « est le meilleur ». Mais que faisait la trace de sel sur la piste dans le désert ? Elle traçait des lettres qui formaient les mots « Le Sel Bullrich ». L’harmonie préétablie d’un Leibniz n’était-elle pas un simple enfantillage à côté de cette prédestination si précisément inscrite dans le désert ? Et cette affiche ne donnait-elle pas une métaphore de certaines choses dont personne n’a encore fait l’expérience ici-bas ? Une image de la quotidienneté de l’utopie ?"*



– Peut-être... mais regarde mieux, on dirait que quelque chose bouge... et vient dans notre direction!




– Te souviens-tu, Nounours, lorsque il y a quelques jours nous discutions je te posais la question: 
D'où viens-tu, Nounours?  
– Je me souviens, je t'ai répondu que je venais de jadis, même si jadis n'est pas un lieu...   
– Et c'est pourtant bien de là que nous venons... de ce pays de l'enfance dont tu parlais... 
– Et tu m'as dit alors: ... comme au temps jadis, tout le monde s'y rejoint un jour... Impossible d'y échapper... Qui donc pourrait y échapper?
– C'est cela...
 – Eh bien regarde bien: on peut sortir du pays de l'enfance... là devant nous, ce nageur...
On peut... mais c'est dangereux..
– Se pourrait-il que..? 




*Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXème siècle, « Passages », Cerf, 1982, p.193