jeudi 30 novembre 2023

Monture

 


Mille-deux-cents-unième rapport, écrit et illustré par lui-même, de Don Carotte 
Premier Cahier bleu, consacré à l’éducation des ânes sauvages


– Oyez ! Oyez! Braves gens, élevés et éleveurs. La tenue est de rigueur. Soyez attentifs et scrupuleux:
1er conseil :
- Ne pas vouloir sauter les étapes. Sachez rester vigilant. N'essayez pas d'assoir votre autorité.Restez debout, les jambes bien écartées, les genoux souples, la tête bien droite et suivez les mouvement sans perdre de vue votre objectif. Quelles que soient les circonstances, c'est vous qui devez diriger. Pour cela gardez votre tête bien orientée et d'une main ferme, ne relachez pas sa queue qui pourrait vous être fatale...
Sachez aussi être compréhensif avec votre monture. Ses mouvements désordonnés sont la conséquence de vos actes et de la peur qu'elle en conçoit. Ce ne sera que beaucoup plus tard, si elle vit jusque là, qu'elle vous en remerciera... peut-être. N'oubliez pas qu'elle est à votre image...

Cohérence

 





On peine à se rendre compte sur le moment combien certaines rencontres ont de l’importance… 

– Pour nous, membres éclairés de cette noble assemblée, paraphrasant de gauche et de droite, parodiant allègrement, déclarons que l’histoire de l’enfant Lune détient une signification métaphorique immédiate, ne serait-ce que par le mystère des auteurs de ses différentes versions. Empruntant largement et sans vergogne aux uns et aux autres… on lui en connaît au moins deux versions plus ou moins complètes. Elles sont les deux éminemment représentatives de ce qui, jusqu’à nouvel ordre, constitue notre histoire : notre Grand Maître Don carotte qui en fit la commande, commença la première et la marqua de son sceau en en faisant un pastiche d’un «ouvrage couronné par l’Académie d’Ouchy»; l’autre, moins connue encore, et plus complexe provient du petit peuple formé par les différents acteurs de cette histoire qui lui a assuré une fortune singulière en la poursuivant au péril de leurs face-à-faces. La restituant d’abord à l’intégrité de leurs présences. Tous se reconnaissent dans l’œuvre inachevée, et ainsi, de concert, l’ont-ils liée une fois pour toutes: à la conquête d’incertains territoires et à l’exploration chaotique des friches du cosmos. Il n’est naturellement pas question d’identifier et de commenter dans les détails ces deux lectures, de dire qu’elles expriment une continuité formelle à l’intérieur d’un même projet. L’histoire nous montre comment on passe d’un projet à l’autre; et que la ligne de ce passage est discontinue ; elle ne les prolonge pas l’un dans l’autre. Ainsi, l’œuvre dont ils sont les involontaire héros, loin d’en retirer une vague cohérence, va apparaître au contraire comme l’expression d’un phénomène idéologique complexe et parfaitement impermanant (ce qui ne veut pas dire nécessairement qu’il est contradictoire), dont la persistance supporte sans duplicité d’être remplie par une multiplicité de sens. C’est pourquoi elle requiert, de façon pressante l’explication. Une première question se pose: il ne s’agit pas de réduire l’œuvre, en lui reconnaissant un sens, manifeste ou caché ; ce qu’il faut expliquer au contraire, c’est cet étrange pouvoir qu’elle a de varier en elle-même : cette diversité qui, a priori, lui donnerait sa cohérence.



mercredi 29 novembre 2023

Ambiguïté


« Tant de gens voudraient écrire ou philosopher, mais ne philosophent et n’écrivent point en fait, et qui ne peuvent être tenus pour des philosophes ou des écrivains qu’on ne peut, pour savoir à quoi s’en tenir sur leurs œuvres, interroger le philosophe ou l’écrivain sur ses seules intentions. On doit donc s’interroger non seulement sur les conditions de possibilités du projet, mais aussi sur la validité des moyens utilisés pour le réaliser. Et si, refusant d’opposer le sens du projet et sa formulation effective, on met en évidence leur conjonction, on peut faire naître une autre question : qu’est-ce que ce philosophe, ou cet écrivain, se trouve avoir réalisé en fait ? On se demande alors comment apprécier le résultat réel de l’entreprise, qui mérite seul le nom d’œuvre, et comment comprendre son rapport avec le programme initial qui fut la condition ou le prétexte de son institution.»

Emprunt légèrement modifié de:
Pour une théorie de la production littéraire, Pierre Macherey, ENS



 

 
– Êtes-vous philosophe?
– Vous me demandez donc, Monsieur, quel rapport je pourrais avoir avec la philosophie… Laissez moi réfléchir… Il y a parmi les gens de ce monde quelque intervalle que le genre de leurs facultés ne comble point… Ainsi je vous répondrai sans vouloir vous froisser: Ni de loin… ni de près?
– De près… je comprends votre réticence… mais de loin?
– D’abord, si je puis me permettre, votre question est mal posée…
– Je vous serais fort reconnaissant de bien vouloir m’en donner la raison et comment la reposer…
– Vous avez, dans votre question, posé d’emblée une ambiguïté…
– Laquelle?
– Quand vous parliez de philosophe, parliez-vous du fait d’être un philosophe, un être qualifié par ses pairs ou des diplômes, ou du fait d’avoir, entre autres, de l’intérêt pour la philosophie…
– Peut-être un peu des deux… je ne réfléchissais pas si loin… et si puis me permettre… il me semble… que votre réponse montre clairement ce qu’elle ne dit pas…
– Il est, je vous le concède, un point sur lequel nous pourrions avoir une sorte d’accord … Nous pourrions, vous et moi, nous mettre d’accord sur le terme d’ «observateur »…
– Nous voilà d’accord! Observateurs des esprits, du cœur et de soi-même…
– Ou alors « Curieux de nature »…
– Cette fois… c’est vous qui donnez à l’ambiguïté l’occasion de prendre place…



Un livre

 



Pinocchio l’Autre avait grandi, chose étrange, ses habits aussi… Tout en lui avait grandi, exceptés les fils qui le reliaient à son maître. Ces fils que, le plus souvent, il oubliait. C’est ce qui donnait l’impression, hormis sa taille, qu’il n’avait pas changé. Ce jour-là, il était simplement attablé. Devant lui, immobile, était une chose de couleur noire. Il ne savait pas ce qu’était un livre. Comment était il arrivé là? Il n’en savait rien… Le bout de ses doigts effleurèrent délicatement le dessus du grand livre. Le livre ne bougea pas. Il le pris entre ses mains. Toujours pas de réaction. Il le souleva. Toujours rien. Il le retourna en tous sens. Rien ne se passe. Entre deux retournements, alors qu’il le tenait par la tranche, comme l’eau calme sous l’effet d’une légère brise, il observa que, par l’effet du balancement, les pages se mirent à se séparer en ondulant. Il glissa un doigt entre la couverture et la première page et avec grande précaution il souleva la couverture.
– Avez-vous des questions? était-il inscrit. C'était les tout premiers mots du livre...
Bien entendu, il ne savait quoi répondre:
– Je ne sais pas si je dois répondre.
Ainsi à la question initiale s'ajoutait une nouvelle sorte de question. Elle ne figurait pas sur la page.
– Comment se fait-il qu'un livre puisse poser des questions? fut la troisième question.
Elle était écrite sur la troisième page. Rien ne figurait sur la deuxième, au dos de la première.
Au premier abord, c'était surprenant, toutefois, en y réfléchissant, ce sentiment disparu bientôt. Il lui sembla bientôt que rien ne fut plus normal qu'un livre puisse poser des questions. 
Il referma le grand livre sur la table et se mit à marcher. Où qu’il aille le livre le suivait. N’imaginez pas un livre se trainant après lui! Le livre s’était installé dans la tête de Pinocchio l’Autre… En toutes directions, il pouvait tourner la tête et le livre était là, prêt à ouvrir ses pages pour l’accueillir.


mardi 28 novembre 2023

Loin s’en faut

 


– Comment Pinocchio l’Autre fait-il pour contacter l’enfant Lune?
– Il pense à lui…
– Et, selon vous, cela serait suffisant…
– Suffisant… peut-être pas… mais nécessaire!
– Et que se passe t’il alors?
– Cela dépend…
– De quoi?
– De l’enfant Lune…
– Comment savez-vous cela?
– Parce que c’est ainsi que cela marche.
– Ce n’est pas vraiment une réponse!
– Parce que votre question n’en est pas vraiment une… elle est, en quelque sorte… comment dire…beaucoup plus large… Ce que vous me demandez ne concerne pas uniquement une chose particulière ou un détail banal…
– Vous ai-je mis mal à l’aise?
– Loin s’en faut…
– Alors ?
– D’une chose, d’un événement, nous ne pouvons dire, expliquer… ou montrer que… je cite:
quelques-unes de ses dimensions dissimulées ou en magnifier d'autres…C'est pour cette raison que l'œuvre fait appel à l'imagination : elle fait toujours se confronter des fragments de la réalité et la pure liberté de notre subjectivité créatrice…
Et si, simplement, pour une fois, vous répondiez à une question simple: comment s’y prend Pinocchio l’Autre pour contacter l’enfant Lune?
– Si je vous répondais simplement… vous ne me croiriez pas…
– Dites toujours!
– Cela se fait… c’est tout…
– Vous aviez raison… j’ai un peu de peine…






Appel

 
 «  Ce qu’on peut attendre, c’est qu’une fois terminé ce travail idiot, vous pourrez écrire d’une aussi belle écriture que le célèbre cardinal Bembo. Et, ce faisant, peut-être réussirez-vous à avoir une vision du monde similaire à celle qu’avait ce grand lettré, car la main parle au cerveau exactement comme le cerveau parle à la main. »

Robertson Davies, La trilogie de Cornish
 
 
 
 
 
–  Serait-il légitime et juste de poser la question...
– Dites-moi!
 – Sommes-nous... êtes-vous en proie à la démangeaison de parler?
– Croyez-vous qu’un jour, nous aussi nous pourrions écrire?
– Parler et écrire n'est pas la même chose...

– C’est physiologiquement impossible... je le crains.
– Il faudra alors faire comme Pinocchio, l’Autre...

– Comment fait-il?
– Il fait appel à l’enfant Lune.

lundi 27 novembre 2023

Paradoxologie

 
« L'homme est un mode d'être tel qu'en lui se fonde cette dimension toujours ouverte, jamais délimitée une fois pour toutes, mais indéfiniment parcourue, qui va, d'une part de lui-même qu'il ne réfléchit pas dans un cogito, à l'acte de pensée par quoi il la ressaisit; et qui, inversement, va de cette pure saisie à l'encombrement empirique, à la montée désordonnée des contenus, au surplomb des expériences qui échappent à elles-mêmes, à tout l'horizon silencieux de ce qui se donne dans l'étendue sablonneuse de la non-pensée.»
 
Michel Foucault, Les mots et les choses, PUF, p.333

 

 
– Il me semble qu’une fois revêtu de l'habit du sage, par ailleurs bien trop grand pour vous, vous êtes passé de l’improvisation bouffonne à l’art d’user du paradoxe…
– Ce qui revient au même…
– C’est vraiment le cas de le dire!
– Je vous ferai remarquer que l’enfant Lune, lui aussi, porte des habits trop grands…
– Ainsi… aussi… que Pinocchio, l’Autre, ou encore, certains jours,  Don Carotte…
– Faudrait-il considérer cela comme un indice, une signalisation?
– D’autant plus qu’en y regardant de plus près me vient à l’esprit que bien souvent ils portent le même habit!
– Croyez-moi... je ne crois pas que notre maître l'ait voulu sans que cela ait quelque signification... À nous la tâche d'essayer de comprendre...
– Je croyais que notre tâche était de répéter!
– C'est ce que nous comprenions jusqu'alors!
– Vous savez, tout comme moi, qu'en répétant les choses, les choses changent...
– Cela se passe... sans trop réfléchir, je dirai que les choses, prises dans accès de vitalité, se transforment...
– ... comme des feuilles mortes emportées par un léger tourbillon...
– Vous avez raison. Dans ce cas ce seraient les mots qui seraient morts mais qui rendraient visible le tourbillon, qui lui est vivant!
– Comme un savoir renaissant!


Invisible

 
 « Ce qui compte dans les choses dites par les hommes, ce n'est pas tellement ce qu'ils auraient pensé en deçà ou au-delà d'elles, mais ce qui d'entrée de jeu les systématise, les rendant pour le reste du temps, indéfiniment accessibles à de nouveaux discours et ouvertes à la tâche de les transformer.»

Michel Foucault, Naissance de la clinique, PUF
 
 

 
– Se pourrait-il aussi qu’il ait créé l’enfant Lune à son image?
– Sans aucun doute…
– Cependant, vous et moi savons qu’il ne lui ressemble pas du tout!
– En êtes-vous sûr?
– Notre maître n’est pas un enfant…
– En êtes-vous si sûr?
– Quand je regarde l’enfant Lune je ne vois pas notre maître…
– Parce que, pour vous, il est évident que ce que vous avez sous les yeux est ce à quoi vous croyez…
– Vous manquez de simplicité et cela m’affecte…
– Je comprends… mais imaginez, je vous prie, imaginez, pour un instant, que ce que vous avez sous les yeux, n’est pas le présent…
– À quoi cela pourrait-il servir?
– Cela peut nous aider à comprendre que le présent est insaisissable…
– Tout comme est insaisissable le fait, si je comprends… si peu que ce soit… le fait que l’enfant Lune serait l’image de l’image…
– Qu’est-ce qui vous fait croire cela?
– Notre maître!
– Mais notre maître n’est pas une image!
– Qu’en savez-vous?
– Tout de même… vous ne pouvez nier que vous et moi l’avons longuement fréquenté !
– Et alors, l’avez-vous vu… de vos yeux vu?
– Quand vous parlez de cette manière agressive vous mettez mal à l’aise…
– J’essaie simplement de vous faire observer que nous ne l’avons jamais vraiment vu… Certes, nous l’avons entendu… et plutôt deux fois qu’une… mais vu non! Pour moi aussi c’est nouveau… je découvre et il m’apparaît que nous l’avons imaginé…
– Pourtant vous ne pouvez nier le fait de sa présence et le fait qu’il nous ait appelé… qu’il nous ait appris à parler en répétant longuement les mêmes choses…
– Cela ne change pas le fait que nous ne l’avons jamais vu…



dimanche 26 novembre 2023

Absurde

 

 


– Vous avez dit: nous ne sommes point libres, c'est pourquoi notre Maître nous a créé à son image... Que sous-entendez-vous par là?
– Vous l'avez très bien compris.
– Vous croyez que... lui aussi...
– Comme vous le pensez...
– Comment pouvez-vous en être certain?
– Il nous l'a dit.
– Parlez pour vous!
– Il serait temps que vous compreniez ce que vous n'entendez point...
– Encore une énigme! Cela n'en finit pas... Revenez, je vous prie, à ce que vous disiez, nous aurions été créé à son image... Je dois vous dire que cela éveille en moi quelque suspicion...
– À quoi pensez-vous?
– Je crois que je pense à la même chose que vous.
– Vous progressez... Voyez-vous, généralement, il existe une sorte de lien entre le modèle et sa représentation...
– Entre lui et nous?
– Par exemple...
– Mais nous ne lui ressemblons pas du tout!
– Dans une certaine mesure vous avez raison... mais une grande part vous échappe. Vous savez maintenant nous sommes des images...
– Je sais, vous le répétez assez: des êtres non-incarnés!
– C'est cela... mais c'est... enfin... c'était aussi le cas de notre maître...
– Voyez-vous cela!
– Vous avez presque trouvé le mot juste. Mais c'est le contraire...
– De plus en plus abscons... 
– Notre maître pour une raison que je ne connais point, était un homme sans image. C'est ainsi qu'il l'a dit...
– C'est absurde!
– Absurde.., pour quelqu'un qui prétend ne pas savoir, est le plus juste des mots car, pour certains savants, il contient le mot surdus qui veut dire sourd... et pour d'autres le mot absurde se rapprocherait du mot absonus (qui sonne mal). Or, quel que soit le choix qu'il eut pu faire, dans l'un comme dans l'autre, c'est ainsi qu'un jour notre maître s'est défini...
– Ainsi il était, sauf votre respect et le sien, j'essaie juste de comprendre... ainsi je résume sans élégance, un homme sans image sonnant mal et sourd de surcroit!




Destin

 
 


– Dites-moi... une question me chatouille les neurones...
– Dites-moi!
– Serions-nous des copies sans modèle?
– Jamais de la vie...
– Alors quel serait le modèle qui détermine notre destinée?
– Il ne faut pas confondre destin et destinée. Notre destinée est une vocation... Le mot n'a pas été choisi au hasard... C'est étymologiquement un appel!
– Qui appelle qui?
– Notre maître m'a dit qu'un jour il fut appelé... et que très vite il nous a, en quelque sorte transmis cet appel...
– Pourquoi nous l'a-t'il transmis au lieu d'en profiter pleinement?
– Vous n'allez pas me croire...
– Je vois que vous gardez les pieds sur terre... mais dites-moi!
– Parce qu'il n'y comprenait rien...
– Seriez-vous, je cherche mes mots pour rester poli, un adepte de la méditation mystique?
– Vous le savez tout comme moi, rien de ce qui nous arrive ne lui est étranger. C'est sa volonté et notre destin...
– Mais alors nous ne sommes point libres!
– C'est pourquoi on peut dire qu’il nous a créé à son image...

 

samedi 25 novembre 2023

Limites

 
« Le livre est créature fragile, il souffre de l’usure du temps, craint les rongeurs, les intempéries, les mains inhabiles. Si pendant cent et cent ans tout un chacun avait pu librement toucher nos manuscrits, la plus grande partie d’entre eux n’existerait plus. Le bibliothécaire les défend donc non seulement des hommes mais aussi de la nature, et consacre sa vie à cette guerre contre les forces de l’oubli, ennemi de la vérité. »

Umberto Eco, le Nom de la rose



– Sommes-nous condamnés à vivre dans un livre?
– Tout d’abord, pour être clair faudrait-il définir ce qu’est vivre…et puis, quant à la condamnation supposée, au contraire, nous nous déplaçons d’un bout à l’autre de la Terre à des vitesses que vous n’imaginez même pas… Et de plus…
– Continuez…
– Vous allez sourire…
– Je souris déjà…
– Nous pourrions être à plusieurs endroits en même temps…
– Je ne sais que penser et je crois que mon sourire s’est éteint.
– Vous avez doublement tort!
– Pourquoi doublement?
– Premièrement parce que mon hypothèse tient la route… et secondement parce qu’un perroquet ne peut physiquement pas sourire!
– Dois-je vous rappeler combien de fois vous m’avez rappelé que nous sommes des images… que des images… et que nous avons été créé à son image?
– Où voulez-vous en venir?
– Au fait que l’image, que nous sommes, n’a pas les limites que vous supposez…


Iconophile?

 


– Connaissez-vous la querelle des iconophiles et des iconophobes?
– Je n’en sais rien… ou… presque rien. Je ne puis que reprendre ce que disait notre maître mais en précisant que sur ce sujet je n’ai jamais vraiment compris ce dont il s’agissait. Et pour commencer, je ne saisis pas de quoi il s’agit vraiment… excepté le fait qu’il s’agit d’une sorte de dispute entre ceux qui aiment et ceux qui n’aiment pas l’image…
– Vous allez voir, c’est le cas de le dire, qu’il s’agit d’un problème beaucoup plus complexe…
– Je ne m’en réjouis guère…
– Vous souvenez-vous qu’il disait que nous ne sommes que des images…
– Je n’ose point dire que je comprends…
– Ce n’est point tant une question de compréhension que de bon sens…
– Je vous reconnais bien là…
– Vous voyez vous avez déjà de la reconnaissance…
– Et vous vous perdez… Nous serions des images…
– À n’en point douter!
– Pas sûr… À quoi sert l’image?
– Elle représente…
– Tout est là!


vendredi 24 novembre 2023

Ouverture

 
« Celui qui parle en langue se parle à lui-même et s'adresse à Dieu. Pour comprendre cet idiome il faut un interprète. Il s'agit d'un état instrumental du corps devenu instrument de musique dont il vaut mieux limiter les effets et contrôler le sens. Il ne s'agit donc pas encore de la langue de l'amour car elle n'édifie pas dans la relation aux autres et ne construit pas l'institution. Cette langue, qui n'est que voix, qui sonne sans consonnes, vocalise le désir comme le chant des oiseaux. Paul se soucie de l'oreille du spectateur. Pour que la pensée se voie, il faut que le spectateur entende. Toute la difficulté vient de ce que la construction du regard est édification de l'écoute.»

Marie-José Mondzain, Homo spectator, Bayard, p. 144
 
 



– Se pourrait-il que nous soyons une… œuvre d’art?
– D’où vous vient cette idée étrange?
– Parce qu'il arrivait que notre maître me cite
Henri Maldiney:
« Or une œuvre d'art est le là de sa propre ouverture...»
 et, précédemment, au dessus de nous, était inscrite une petite citation de Henri Maldiney qui m’y a fait penser… et aussi par ce que vous disiez… je vous cite…
– C’est absurde…  
– Je vous cite quand même:
« Il faudrait donc que nous sachions ce que nous sommes pour que nous puissions savoir d’où nous venons.»
– Et alors… je vois, dans ce que vous me dites, le rapport avec une œuvre d’art... mais là à penser que nous en serions une... il y a un pas auquel je me refuse?
– Pour moi, le rapport est évident, comme me le disait notre maître: "Ce n'est pas parce que vous êtes des images que vous n'êtes pas des êtres comme les autres..."
– Il vous a réellement dit cela?
– Il l'a dit à haute et intelligible voix... et me l'a fait répéter plusieurs fois pour être sûr que je ne déforme rien... Je crois bien qu'en ce temps-là il doutait encore un peu que je comprenne ce que je disais... enfin... ce qu'il disait...
 

 

Trace

 

« Une œuvre d'art existe à ouvrir sa voie, sans que l'une précède l'autre.»

Henri Maldiney 


 

– D’où venons-nous?
– Difficile de le dire…
– Il doit bien y avoir quelque trace…
– Facile à dire… mais où serait elle?
– Voyez-vous la trace est quelque chose de visible mais elle n’existe que parce que quelque chose a eu lieu…
– Et a disparu…
– Même s’il subsiste quelque trace,  où que ce soit, rien n’assure que nous pourrions retrouver l’événement qui l’a fait surgir…
– Alors nous aurions surgi de nulle part…
– L’inconnu n’est pas le néant…
– Revenons à la trace…
– … et à son ambivalence… Vous le savez!
– … qui nous est de peu de secours… Là seule question que nous devrions nous poser est: où serait-elle?
– Peu importe la trace si elle ne nous mène nulle part!
– Et si nous nous trompions de trace!
– Que voulez-vous dire?
– Il se pourrait que nous soyons cette trace…
– Vous m’effrayez… se pourrait-il qu’il n’y ait d’autre chemin qui mène à l’origine?
– Ce qui vient à notre rencontre nous invite…
– Se pourrait-il que cela vienne de l’intérieur?
– De l’intérieur… de l’intérieur de quoi?
– De nous-mêmes! 
– Il faudrait donc que nous sachions ce que nous sommes pour que nous puissions savoir d’où nous venons…




jeudi 23 novembre 2023

Simplement

"Aujourd’hui on parle beaucoup de l'individualisme. C’est justement montrer que ce n’est pas chacun pour soi, mais de se demander qu’est-ce qui, chez nous, ne ressemble pas aux autres. C’est ce qu’il faut essayer de penser, avec le réel en général. La simplicité, c’est ce qu’il y a de plus difficile."

Clément Rosset 




– Suis-je l'esprit de quelqu'un?... ou suis-je l'objet de son esprit?... ou sui-je l'objet de l'esprit de quelqu'un que j'imagine?...

Une fois que l'esprit de la marionnette est activé, qui peut savoir ce qui va se passer quand le moindre détail, un coup de vent, un éternuement, un éclat de rire ou une larme, peut à tout moment survenir. Cela peut, dans un même mouvement, tout changer, la mécanique subtile et presque incontrôlable de la marionnette ou encore le regard de quiconque la regarderait?


À en perdre…


"Certains m'appellent nature ; d'autres, mère nature. J'existe depuis plus de 4 milliards et demi d'années soit 22500 fois plus longtemps que vous. Je n'ai pas vraiment besoin des Hommes mais les Hommes ont besoin de moi. Oui, votre futur dépend de moi. Lorsque je prospère, vous prospérez ; lorsque je faiblis, vous faiblissez ou pire. Je suis là depuis l'éternité. J'ai nourri des espèces plus grandes que vous, et j'en ai affamées des plus grandes que vous. Mes océans, ma terre, mes rivières, mes forêts, tous peuvent vous emporter, ou vous laisser en paix. Les choix que vous faites chaque jour... que vous vous préoccupiez de moi ou pas ne m'importe pas vraiment... Vos actions détermineront votre sort, pas le mien. Je suis la nature, je continuerai d’exister, je suis prête à évoluer. Et vous ?"
 
Organisme de protection de la nature Conservation international (CI) 



L'interprétation de ce qui se dit n'est de loin pas chose aisée et les conséquence pratiques qui en découlent à leurs tours...peuvent, en certaines occasions, faire perdre la tête.
Ainsi...

mercredi 22 novembre 2023

Un long cheminement

 

« La pensée débute comme la musique: soudaine et toute en elle-même.»

Gérard Granel, Étude, Paris, Galilée, 1995, p. 33

 


Si le très méconnu peuple des ânes arboricoles n'a eu, jusqu'à ce jour, que très peu d'écho, c'est qu'il est périlleux de s'en approcher. Non qu'ils soient dangereux d’une quelconque manière, mais le chemin qui mène à eux est pour le moins semé d'embuches. Pinocchio, l'Autre et l'enfant Lune, fort heureusement, ne le savaient point lorsque, plus par hasard que par intérêt, ils l'ont emprunté... L'un et l'autre ne sont point d'accord à propos de la façon dont ils l'ont vécu... et le chemin fut long…  mais tous deux se rejoignent sur le fait incontestable que l’apparition du premier âne fut absolument instantanée… Ce ne fut point une découverte, pour l’un comme pour l’autre, mais une manifestation. Sans que rien ne les prépare, brusquement et séparément, ils furent en face d’une présence à la fois fantomatique et puissante, comme ils l’écrivirent, chacun séparément, dans leurs cahiers respectifs.



 


– Si votre rêve était une lecture...
– Il faudrait pour cela que vous sachiez lire...
– Peu importe votre ignorance...
– ... et la vôtre...
–  ... comme le dit A. Dkhissi, le lecteur est le destinataire final  de toute production littéraire quel que soit son genre, le récit fantastique se construit particulièrement, depuis la première ligne, sur la réception qu’en fera le lecteur. C’est lui seul qui déterminera le genre du récit en fonction de l’interprétation qu’il en fera et de l’effet que le texte aura sur lui*…
– Alors je me demande quelle serait la catégorie dans laquelle je pourrais ranger votre rêve…
– Encore faudrait-il que vous l’ayez lu…


Abderrafie Dkhissi, L’effet de totalité: le lecteur dans la stratégie d’écriture d’Edgar Allan Poe 


mardi 21 novembre 2023

En dehors

 

 


 

 – Savez-vous que vous êtes en train de rêver?
– Bien sûr que je le sais…
– Vous le savez… j’en suis fort aise, mais disposez-vous de votre libre arbitre?
–  Je fais ce que je désire…
– Disposez-vous aussi d’une faculté de raisonnement?
– Normale, tout-à-fait normale…
– Vous manque-t-il un ou plusieurs sens?
 – Il ne me manque rien…
– Avez-vous des souvenirs qui viennent de votre état de veille?
 – Je me souviens de quantité de choses et je suis sûr de me souvenir de ce qui se passe ici, maintenant, et je crois même pouvoir vous dire quel rôle vous jouez dans ce rêve… Je crois même que c’est moi qui vous ai fait venir…
– Auriez-vous vous la gentillesse de me dire pourquoi?
– Parce que j’ai des doutes…
– En quoi consistent ces doutes?
– Je peine à vous le dire…
– Je suis là pour ça…
– J’ai des doutes sur la réalité qui nous entoure…
– Cela me semble normal. Ne sommes-nous point en train de rêver?
– Vous n’avez point compris… Je doute de la réalité qui se trouve en dehors du rêve…




Prisonnier


 

 



 « La page écrite, imprimée, met en jeu comme toute pratique du langage, une théorie du langage et une histoire du discours... Toute  page est un spectacle: celui de sa pratique du discours, la pratique d’une rationalité, d’une théorie du langage. Page dense ou éparse, le spectacle est ancien... la circularité du commentaire autour d’un texte qui est déjà lui-même répétition d’un texte absent-présent, figure la transmission même. »

Marc-Alain Ouaknin, Le Livre brûlé, Points Sagesses 



Le monde serait un théâtre. Dans ce théâtre, nous tous, autant que nous sommes, naissons et mourrons. Théâtre du monde devant lequel les hommes s'extasient en se prenant pour le héros qu’ils mettent en scène eux-mêmes. Ce faisant le théâtre du monde devient privé...
L'enfant Lune et Pinocchio l'Autre, curieusement, ne sont pas du même avis. 




  Il est parfaitement impossible d'aller où d'assister à ce que nous sommes. Pour aller à ou vers quelque chose il est nécessaire de comprendre, ou, au moins, supposer que nous n'y sommes pas... Et puis, comment pourrions-nous devenir spectateur de nous même?
– Auriez-vous l’obligeance de couper ces liens qui me retiennent prisonnier…
– C’est pourtant grâce à eux que vous donnez l’illusion d’être en vie…
– C’est ce que vous croyez qui vous illusionne. Ces mouvements que vous croyez vôtre, ne sont pas ce qu’ils apparaissent…


lundi 20 novembre 2023

Gouffres

 

" Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. "

Gérard de Nerval


– Gouffres sans fins, je suppose...
– ... et sans début ... mais où reposent toutes les amarres... et une larme dans laquelle tout entier l'océan s'est réfugié.
– C'est beau ça! De qui est-ce?
– Je ne sais pas... Cela m'est passé par la tête...


Par hasard


 

Si le très méconnu peuple des ânes arboricoles n'a eu, jusqu'à ce jour, que très peu d'écho, c'est qu'il est périlleux de s'en approcher. Non qu'ils soient dangereux , mais le chemin qui mène à eux est pour le moins semé d'embuches. Pinocchio, l'Autre et l'enfant Lune, fort heureusement, ne le savaient point lorsque, plus par hasard que par intérêt, ils l'ont emprunté... L'un et l'autre ne sont point d'accord à propos de la façon dont ils l'ont vécu... et le chemin fut long…

 
Extrait du sixième chapitre des mémoires de Pinocchio, l'Autre, consacré aux dialogues avec l'enfant Lune*

– Tous les hommes sont-ils des philosophes?
– Je ne sais si cela peut avoir de l'importance et, de plus, c'est loin d’être démontré...
– Supposons que cela soit vrai...
– Bien, supposons, je ne sais comment… mais peu importe… qu’il a été démontré que tous les hommes sont philosophes... 
– Chacun à sa manière! C'est dire...
– Peut être même inconsciemment...
– Dès lors que dans le moindre geste, dans la plus petite manifestation d’une activité quelconque...
– C'est-à-dire n'importe quand...
– Pas tout-à-fait... plus que dans le geste, c'est dans le «langage», comme le disait notre professeur*, que se trouve contenue une conception déterminée du monde...
– Il est facile de critiquer...
 On passe au second moment, au moment de la critique et de la conscience, c’est-à-dire qu’on passe à la question suivante...
– Je la connais par cœur: Est-il préférable de «penser» sans en avoir une conscience critique, d’une façon désagrégée  au gré des hasards*... je m'en souviens...
– Cependant, je vous ferais remarquer que nous n'avons pas été dans la même école!
– Peu importe votre scepticisme radical... si la coïncidence est hasardeuse  elle était en même temps presque fatale...
Qui que nous soyons, nous participons tous... au gré des hasards à une conception du monde...
– Vous savez bien que nous ne sommes guère libres de nos gestes et de nos propos...
– Gardez votre sang-froid!
 – Certes, si la nécessité s'en fait sentir, nous pouvons émettre des opinions... C'est pourquoi nous pouvons dire que dans la plupart des cas notre vision du monde nous est «imposée» mécaniquement par le monde extérieur...*
– Comment cela?
– Autrement dit notre vision du monde nous serait imposée par l’un des nombreux groupes sociaux dans lesquels chacun se voit automatiquement impliqué depuis son entrée dans le monde conscient…
– Ou par celui qui nous a créé!
– C'est cela mais que l'on en soit conscient ou non, nous sommes impliqués!
– Et alors?
Alors la question se pose. 
– Allez-y!
– "Est-il préférable d’élaborer sa propre conception du monde de façon consciente et critique et ainsi, en connexion avec ce travail que l’on doit à son propre cerveau"*…
– À condition d'en avoir un...
– Et à force d'effort, sans plaisanter... nous pourrions voir un monde nouveau s'ouvrir devant nous...
– Ou bien en dedans de nous…

*Antonio Gramsci